La morale: généalogie de la responsabilité

 

 

« D’où vient que je n’aie encore rencontré personne, pas même dans les livres,  qui se placerait devant la morale comme si elle était quelque chose d’individuel, qui ferait de la morale un problème et de ce problème sa peine, son tourment, sa volupté et sa passion individuelles ? » (Gai savoir, 5, §345)

 

 Friedrich Nietzsche par  Edvard Munch (1906)

 

La généalogie de la morale: du dressage à l’élevage

Faire la généalogie de la morale, c’est restituer  de façon critique le processus de développement de la moralité des mœurs. La généalogie est une méthode d’investigation qui s’oppose à une conception idéaliste de la subjectivité liée à l’intellectualisme moral. Une morale ne peut se contenter d’être définie au niveau de la subjectivité consciente de ses obligations personnelles ; elle ne peut se réaliser concrètement que dans le monde vivant des relations interpersonnelles et des rapports sociaux, eux-mêmes inscrits dans un processus d’éducation, et donc de culture. C’est ce processus que dissimule l’intellectualisme moral. Celui-ci en effet, de façon abstraite, dévitalise, idéalise et universalise la morale, et empêche donc de comprendre la vitalité, la réalité conflictuelle, et la particularité des affects qui conduisent à former des jugements moraux, c’est-à-dire qui forment l’histoire de la « moralité des mœurs ». La conscience n’est du point de vue de cette généalogie qu’une modalité de la pensée, et est étroitement dépendante des contraintes biologiques et sociales de communication et de régulation des besoins qui ont produit historiquement la moralité des mœurs.

On peut considérer la généalogie de la morale d’abord à travers  l’ensemble des moyens  disciplinaires employés par une société traditionnelle, pendant la plus longue partie de son histoire primitive, pour élever les hommes, par le dressage, l’obéissance, l’habitude de  cette longue discipline à l’acceptation d’« une façon traditionnelle d’agir et d’apprécier » (Aurore, I, §9) . Cette discipline est une première étape vers la constitution des valeurs morales. Cependant, c’est sous une forme extérieure que se sont présentés ces premiers moyens cruels de civilisation, dont le caractère disciplinaire (ou le dressage, traduction de zähmung) a  modifié l’animalité de l’homme et lui a donné une certaine économie d’instincts. On relèvera en particulier les procédés mémo-techniques que constitue le spectacle rituel des châtiments infligés à tous ceux qui portent atteinte à l’ordre social, châtiments qui visent par leur caractère cruel et spectaculaire à rappeler de façon éclatante le prix de la transgression. Par le châtiment, l’homme est contraint de se constituer en sujet d’obligation permettant l’anticipation de sa propre action, de ses effets et ainsi de « répondre de sa personne en tant qu’avenir » (Généalogie, II, §2). C’est en ce sens que l’éducation morale acquiert pour dernière et tardive finalité:  « Elever un animal qui puisse promettre » (II, §1). Le dressage cèd la place à l’élevage (züchtung).

 

 Le rôle du ressentiment

On peut dans un second temps analyser la moralité des mœurs comme une culture du ressentiment ou culture de la « mauvaise conscience », cette cruauté retournée contre soi-même (Idem, Généalogie II, §22) dont l’histoire est celle de la recherche d’une compensation au sentiment d’une douloureuse impuissance à échapper au châtiment.

Par la « maladie » de la mauvaise conscience (Généalogie, II, §19), la morale de discipline se transforme en  « un ensemble d’idéaux »  conduisant à condamner et calomnier une réalité psychologique qu’on ne peut au départ ni comprendre, ni maîtriser: les sens, les affects, les passions et les instincts. Le ressentiment opère en confrontant cette réalité psychologique  à des idéaux moraux et métaphysiques qui la condamnent et la dévalorisent de façon systématique. Il produit ainsi l’intériorité d’une conscience morale se chargeant d’une faute originelle et irréparable, mais donnant aussi par là un sens à son impuissance et à échapper à la souffrance. C’est schématiquement ce que Freud reprendra plus tard à travers sa « topique » psychologique en analysant les conflits psychiques  inconscients du  « Ca », et du « Surmoi », à l’origine de la constitution de la personnalité.

 

La formation de la responsabilité

Cependant, le ressentiment loin de se réduire à une réaction négative, est aussi ce qui peut finir par produire dans un troisième temps un horizon de valeurs proprement nouvelles en permettant de déployer une puissance d’agir, non réductible à la réaction primitive qu’était initialement ce ressentiment. Né de l’impuissance à échapper à la souffrance, le ressentiment peut  en effet déployer un haut potentiel énergétique et pour tout dire «  révolutionnaire » en formant à ce pouvoir sur soi qu’est la responsabilité (en termes freudiens, il peut y avoir « sublimation » des conflits psychiques entre le « Ca » et le « Surmoi », et c’est tout le sens d’une éducation « réussie »).

La philologie (étude de l’histoire des langues) va jouer un rôle dans la compréhension de la formation de cette valeur de responsabilité, en permettant de comprendre par exemple que grammaticalement se distinguent un sujet d’action (« je ») et ses propriétés (je suis « ceci » ou « cela »), ce qui rend possible la forme de l’imputation responsable, et partant l’estime et la mésestime de soi engendrés par le sentiment d’avoir honoré ou failli à cette responsabilité. « Tenir une promesse », c’est ainsi se maintenir soi-même dans un souci de ne pas se dédire ni se perdre, en faisant de ce maintien une valeur manifeste (une « fidélité ») dans une attention à un « soi » qui fait effort pour se reconnaître et s’identifier. Répondre de soi en s’obligeant apparait alors comme la première façon de se constituer comme « sujet » capable d’atteindre « une véritable conscience de liberté et de puissance » (Généalogie de la morale, §16).

 

Faire la généalogie de la responsabilité, c’est donc enlever à la morale, cette « Circé des philosophes » (Aurore, Avant propos, §3) le prestige de l’Absolu qui n’est qu’un alibi pour condamner sans la comprendre  la réalité toute relative des affects; c’est encore mettre à jour des idées d’abord hypothétiques sur la provenance de nos préjugés moraux, mais qui, avec le temps doivent pouvoir devenir « plus claires plus solides et plus parfaites » (Généalogie de la morale, Avant propos, §2, p.8).

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