L’explication de texte au baccalauréat: un exemple et quelques règles

De la Démocratie en Amérique, tome 1 - Babelio

 

« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-la s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? »

De la Démocratie en Amérique, vol II
(Quatrième Partie : Chapitre VI)

(1840)

Une explication de texte demande une attention scrupuleuse à la spécificité du texte à expliquer, sans privilégier la connaissance de l’œuvre ou de l’auteur dont ce texte est extrait. La première chose à faire est donc de s’empêcher de sur-déterminer le texte en projetant sur lui des opinions sur la doctrine de son auteur ou sur les thèmes généraux auxquels il semble renvoyer, ce qui ferait écran à la lecture précise du texte. Ainsi, le texte de Tocqueville, extrait de La démocratie en Amérique (DEA) ne doit pas être identifié dans son thème comme ayant seulement pour objet le bonheur et la liberté ou l’Etat et la société, ni même le despotisme, car justement l’auteur veut étudier un phénomène pour lequel « les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point » (DEA – p. 385). Et le début du texte montre d’emblée qu’il s’agira de considérer « sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde » (L1-2), entendons ici le monde de la société démocratique, tel qu’il se découvre à notre auteur dans son ouvrage sur les moeurs et les institutions de la nation américaine.

Un objectif : exposer l’enjeu du texte

L’explication de texte demande une compréhension de son enjeu c’est-à-dire qu’il s’agit d’emblée de repérer ce qui se joue comme gain ou perte de compréhension dans le texte en question. Il s’agit de se demander si au terme de l’explication nous aurons gagné une certitude plus ferme et assurée ou si en examinant des raisons de douter au contraire nous aurons perdu cette certitude. L’explication de texte n’est donc pas là pour identifier des opinions doctrinales, ce qui sous-entendrait que chaque philosophe « campe sur ses certitudes » de façon dogmatique, mais pour examiner avec lui un problème qui embarrasse le jugement, même si l’auteur prétend lever cet embarras par une thèse argumentée. C’est ce que montre bien la formule d’avertissement en bas du texte de l’épreuve du baccalauréat qui précise: « La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question. »
Pour le texte de Tocqueville, on peut considérer que l’enjeu est la pertinence ou la non-pertinence d’un nouveau sens du concept de « despotisme » que rendrait possible le développement de la société démocratique. Ce travail d’exposition de l’enjeu implique une lecture et des relectures minutieuses et passe par le dégagement progressif des quatre points cardinaux de l’explication de texte que sont le thème, la thèse, le problème et l’argumentation (éléments que que nous avons vu en cours). On peut aussi considérer que c’est encore l’exposition de l’enjeu qui  justifie le moment de commentaire critique ou de discussion dans une deuxième partie de l’explication de texte (si on choisit cette démarche en deux temps).

Présenter la méthode argumentative de façon ordonnée

Si l’enjeu est cet intérêt du texte que l’introduction doit présenter dans un premier moment introductif pour faire sentir l’intérêt philosophique du texte (et donc par contre-coup de son explication), un second moment de l’introduction sera consacré à la présentation la plus précise possible des étapes argumentatives. Il s’agit déjà de savoir montrer, par une aptitude à une lecture attentive d’un texte, qu’on a compris quelle était la méthode choisie par l’auteur pour traiter le problème qu’il examine (pour Tocqueville, une méthode par projection imaginative envisageant l’avenir futur des sociétés démocratiques au niveau de la vie politique et de l’institution de l’Etat).

Il ne faut pas hésiter dans le cours de l’explication à manifester une surprise de bonne aloi devant une thèse ou une démarche insolite. Par exemple, la méthode de Tocqueville apparaît d’abord peu rationnelle (une image) et donc ne pas se prêter à une explication logique. Il faudra montrer que derrière l’image se cache bien un concept ! Pour Tocqueville, celui de « despotisme démocratique » qui fournit la clé de la résolution du problème suivant : « la démocratie peut-elle générer un despotisme? ». Une explication n’est ainsi pas un plat et linéaire exposé d’idées emboîtés de façon mécanique mais une investigation, un parcours dont l’étude peut manifester légitimement son embarras à tel ou tel moment, comme, par exemple, des tensions entre les concepts de « despotisme » et de « démocratie » qui peuvent légitimement apparaître dans un premier temps comme exclusifs l’un de l’autre.

Etudier la rhétorique interne du texte

Au cours de l’explication, il faut se garder de ramener trop vite le sens du texte à des notions extérieures à lui: par exemple, dans le texte de Tocqueville, chercher à « se procurer de petits et vulgaires plaisirs », ce n’est pas être « hédoniste ». Attention à la caricature par leurs adversaires de l ‘hédonisme ou de l’épicurisme ! ; par contre, c’est bien être incapable de manifester des goûts pour l’honneur et la gloire c’est-à-dire pour la vie politique au sens d’Aristote ; c’est donc faire preuve d’une forme de « matérialisme » au sens d’un attachement à des biens sensibles et éphémères. Il ne faut pas non plus trop vite « plaquer » des notions comme l’  « individualisme » pour prétendre expliquer le texte, mais prendre le temps de distinguer « égoïsme » (amour passionné et exagéré de soi-même) et « individualisme » (sentiment paisible qui dispose à l’isolement) c’est-à-dire expliquer comment la notion fonctionne dans le texte. C’est seulement en ce sens que  l’« individualisme » permet d’expliquer l’effet d’isolement produit par la démocratisation de la société, se substituant à l’interdépendance de l’Ancien Régime, comme l’homogénéité se substitue à la différence, et l’égalité à la hiérarchie.

On peut aussi chercher à examiner le sens de raisonnements : par exemple ici de type analogique: les hommes sont « comme » étrangers les uns aux autres, sans oublier d’en montrer les limite: le despotisme démocratique « ressemblerait à la puissance paternelle » dans la forme d’exercice de son pouvoir mais il ne s’y identifie pas car il n’en a pas les vertus éducatrices, et il est en ce sens définitivement « immense et tutélaire » c’est-à-dire que sa maîtrise est dominatrice et non libératrice.
L’analyse du style adopté est une façon d’avancer dans l’exposition de la thèse de l’auteur : on peut montrer quel usage est fait des illustrations: ainsi le style descriptif de l’ « apathie » ou incapacité à sentir (voir ou s’émouvoir par le toucher) permet de dramatiser le tableau de l’isolement des hommes dans la société démocratique (« il est à côté mais ne les voit point »…).
L’étude du style permet même parfois de mieux comprendre la stratégie argumentative, éventuellement de répondre aux objections qu’on pourrait lui faire : à l’objection qui avancerait que le despotisme que décrit Tocqueville manifeste, après tout, une sorte de bienveillance en satisfaisant les inquiétudes des hommes, on peut répondre en mettant en évidence le style ironique de la dernière phrase du texte qui rappelle que l’Etat démocratique conservant le pouvoir de vie et de mort sur les sujets peut aussi manifester une fausse bienveillance  en supprimant avec l’inquiétude de vivre la vie elle-même !

Discuter la thèse pour approfondir l’enjeu

Il faut enfin ne pas perdre une occasion de s’interroger sur la consistance des arguments: par exemple, sur la nouveauté de la forme de pouvoir de ce nouveau despotisme, qui ne peut se mesurer qu’en le comparant à sa forme ancienne : comme lui, ce despotisme est un pouvoir qui n’est ni régi, ni limité par le droit mais ce pouvoir n’est  plus aveugle et sanguinaire mais « prévoyant et doux » ; il est capable d’envahir la société dans tous les domaines (culturels, économiques, sphère privée de la famille, etc…) par des techniques de contrôle toujours plus grandes. C’est ici que la convocation d’autres textes peut être précieuse, soit pour discuter la thèse, soit pour la consolider. Encore ne faut-il pas faire de rapprochements hâtifs : pour le texte de Tocqueville, la comparaison avec les « systèmes totalitaires » du XXème siècle est tentante mais il n’est pas sûre qu’elle soit éclairante, encore moins celle avec l’  « Etat-Providence » ; on privilégiera celle avec les Etats modernes qui organisent une dictature du consensus et exercent l’oppression anonyme d’un conformisme de l’opinion en contribuant à l’uniformisation mentale des esprits : « buzz » médiatiques, publicité envahissante, programmes télévisuels abrutissants, informations tronquées ou orientées sont ainsi de permanentes incitations aux comportements impulsifs au détriment de l’attitude de réflexion critique: dans ces Etats démocratiques, chacun a en droit la liberté de penser ce qu’il veut mais n’est-il pas inciter à penser en fait comme les autres, tant qu’il n’a pas acquis les conditions de son autonomie intellectuelle et la volonté de participer aux affaires publiques ? Ne se repose-t-il pas sur une opinion publique dont il a bien du mal à apprécier la fiabilité ?
Tocqueville voit dans le développement de la liberté de la presse et des associations (Chap. 5 et 6 du livre II de DEA) une façon de lutter contre cette uniformisation des esprits autant que contre l’isolement individualiste résultant du processus de démocratisation des sociétés. Avec la transformation des moyen de communication modernes et la mutation des formes d’engagement politique contemporains, il serait ainsi intéressant d’approfondir la pertinence et les limites de ces solutions apportées par notre auteur.

Ainsi, une explication de texte doit être l’occasion de montrer l’intelligence d’une lecture non littérale du texte, façon d’échapper à la  paraphrase c’est-à-dire à la redite du texte  pris « au pied de la lettre » et de ne pas prendre non plus le texte comme un « prétexte »  pour projeter sur lui ses propres idées sans chercher à comprendre celles de l’auteur.  Le sens d’un texte n’étant jamais épuisé, on peut envisager qu’une lecture savante découvre une nouvelle signification de ce texte, ou une façon nouvelle de lire le monde contemporain à sa lumière; il est par contre peu judicieux de souligner le caractère dépassé du texte ou vieilli, et prudent de ne lui opposer que des positions plus pertinente sur le même problème ; ce que fait l’extrait de Spinoza extrait du Traité théologico-politique, en mettant en avant la valeur libératrice de l’institution de l’Etat, par rapport à la thèse de Tocqueville:

« Des fondements de L’État, tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’État a été institué; au contraire, c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire qu’il conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s‘acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère, ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la liberté. »
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Spinoza, Traité théologico-politique, ch. XX
1670, tr. fr. Ch. Appuhn, coll. GF

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