LA DISSERTATION PHILOSOPHIQUE – Eléments de méthode

 

1/ La dissertation philosophique : qu’est-ce que c’est ?
C’est un exercice qui n’est pas un test de mémoire, mais un travail de composition et d’invention. Il ne s’agit pas d’exposer un savoir appris mais de montrer l’autonomie de la pensée, sa capacité à s’instruire par elle-même.
C’est un propos écrit qui est destiné à un lecteur étranger à soi. Le mode de communication écrit ne peut donc jouer sur les ressources de la parole vive (modulation d’intensité et de rythme) pour retenir l’attention du destinataire. Toute l’appréciation de la dissertation s’élaborera donc à partir de ce qui sera jugé comme l’intérêt du propos, la clarté des énoncés et l’élégance du style.

2/ Quel est le but de cet exercice écrit ? Quelle forme prend-il ? Comment est-il apprécié ?
Le but de la dissertation est de résoudre un problème philosophique qu’on aura préalablement pris soin de poser dans une introduction à partir de l’intitulé d’un sujet donné au départ (par exemple : Vivons-nous pour être heureux ?).
La forme traditionnelle de la dissertation est : l’introduction posant le problème philosophique contenu dans la question, le développement en parties distinctes et reliées par des transitions, la conclusion ponctuant fermement la discussion.
L’appréciation de la dissertation se mesure aux deux bouts de la chaîne par la valeur de la position du problème d’un côté, et de la réponse qu’on lui apporte de l’autre, et au milieu par la solidité de l’enchaînement des arguments qui conduisent de l’une à l’autre. Le correcteur se pose en quelque sorte trois questions : A quoi est accrochée la chaîne ? La chaîne est-elle solide ? Quelle est la clé qui permet de détacher la chaîne sans la briser ?

3/ L’introduction ou l’accroche au problème
L’introduction veut accrocher la chaîne d’une argumentation à un problème. Le problème est ce qui justifie que se pose la question de l’intitulé du sujet. Cette accroche au problème implique d’avoir fait tout un travail préalable d’analyse des termes du sujet et de compréhension de son enjeu (voir Fiches du manuel Magnard: Construire une dissertation, en particulier p. 568-569). L’erreur de l’introduction est de ne pas accrocher le problème, soit en parachutant le sujet sans l’introduire, soit en introduisant à un autre problème qui n’est pas celui du sujet.
On peut dire qu’accrocher au problème, c’est trouver une prise sur la question posée par le sujet, qui soit à la fois un point d’attache, et un point de départ. Par exemple (Ex), concernant le sujet Vivons-nous pour être heureux ?, le point d’attache, ce peut être l’intérêt que suscite l’idée de bonheur (fin universelle), et le point de départ, l’interrogation qui résulte de la difficulté de définir clairement cette idée comme une fin pratique de la vie humaine (personne ne sait clairement ce qu’il veut au juste quand il dit vouloir le bonheur) .

4/ Le développement : l’enchaînement des arguments (la composition des thèses) et les tests de solidité de la chaîne (les transitions)
Le développement veut conduire une argumentation d’un problème à sa solution en enchaînant des arguments. Enchaîner des arguments, c’est suivre des idées qui se tiennent les unes les autres pour aller vers une solution (la clé de la réponse) au problème (l’accroche initiale de l’interrogation). L’erreur du développement est le décrochage (rupture de l’enchaînement des arguments). L’attention du développement doit donc être portée sur la solidité du lien logique entre les idées qui composent la chaîne des arguments au sein de chaque partie (c’est proprement l’argumentation). Il faut donc chercher à consolider l’argumentation en renforçant la liaison logique de ces idées. Plus cette liaison est forte, plus les idées composent des thèses cad une argumentation solide pouvant prétendre à donner la clé de la réponse au problème. La chaîne des arguments doit donc être de plus en plus solide au fur et à mesure qu’on progresse vers la fin d’une partie. Ex : si on soutient que c’est par la prudence que l’homme se donne pour fin raisonnable le bonheur, on défendra la prudence comme étant la vertu à la mesure de l’humain, ni surhumaine (comme la vertu stoïcienne), ni indigne de l’humain (comme le plaisir).

Cependant, le développement est aussi le moment de la mesure de la fragilité de l’argumentation (en quoi cette thèse se tient ? Qu’est-ce qui permet de douter de sa valeur ?), ce qui rend nécessaire d’effectuer des tests de cette solidité (les transitions) pour passer d’une partie à une autre du développement. Les tests de solidité doivent être de plus en plus forts au fur et à mesure qu’on s’avance vers la dernière thèse soutenue. Ex : la prudence suffit-elle à nous rendre heureux ? Permet-elle de poser clairement la fin du bonheur ? N’en donne-t-elle pas qu’une idée imparfaite et incertaine ?

5/ La conclusion ou la clé du détachement
La conclusion veut donner la solution du problème posé en introduction. L’erreur de la conclusion est l’impossibilité de trouver les moyens de se détacher du problème. La chaîne est tellement solide qu’elle devient une entrave. Pour affronter ce risque, il faut que la réponse apportée en conclusion soit clairement la clé du problème qui détache la chaîne sans brutalité et de façon  intelligente: Ex: puisque nous ne posons jamais raisonnablement le bonheur comme la fin suprême de la vie humaine, nous ne vivons pas principalement pour être heureux.
Cependant, la réponse apportée au problème doit être aussi nuancée (Ex :le bonheur n’en reste pas moins une fin naturelle estimable, car nous pouvons avoir une certaine idées imparfaite du bonheur) et montrer les acquis du parcours. (Ex : nous avons compris que le bonheur se recherche par l’exercice de la prudence). Elle doit aussi rappeler ce qui a été perdu. (Ex : l’illusion de vivre le bonheur en toute conscience  sans faire l’expérience du malheur), et ce qui reste à atteindre (Ex: Quelle est la fin suprême de la vie humaine si ce n’est pas le bonheur ?)

La liberté se définit-elle comme un pouvoir de refuser ? (Introduction)

 Les Arts suppliants le Destin d’épargner Mme de Pompadour – Carle Vanloo

Refuser est un acte de la volonté qui caractérise l’agir humain par opposition à la causalité naturelle déterminant une nécessité que les hommes se représentent souvent sous la forme du Destin c’est-à-dire d’une puissance dirigeant le cours des choses indépendamment de la volonté humaine. Par l’acte de refuser en effet, une distance semble idéalement s’établir entre ce qui est destiné à être par la nécessité de sa nature, et ce qui est accompli par un acte libre de la volonté humaine. Celle-ci apparaît en effet le plus souvent aux hommes comme le pouvoir de refuser le Destin, et c’est ce pouvoir que les hommes définissent alors  comme leur liberté. L’acte de refuser serait alors dans cette première perspective révélateur du pouvoir humain d’agir selon une causalité libre dont les seules lois générales de la nature ne pourraient rendre raison; il ouvrirait à la compréhension morale de la liberté humaine comme capacité de se donner à soi-même ses propres fins, de se déterminer véritablement en toute autonomie dans sa capacité singulièrement active à être libre, et non pas d’être déterminé généralement et passivement par une puissance rendant illusoire tout prétendu pouvoir de refuser, et donc vaine la prétention de l’humanité à la liberté. Cependant, est-ce réellement par le pouvoir de refuser que se dévoile  l’essence de la liberté humaine ? De l’acte de la volonté, qui prétend affranchir par l’exercice d’un pouvoir de refuser, à l’exercice d’une liberté accomplie, la conséquence est-elle bonne ? Ne peut-on pas soutenir dans une seconde perspective que la liberté humaine peut accomplir son sens, non pas seulement dans l’expérience immédiate du refus mais aussi et peut-être surtout dans le travail d’acceptation de ce qui ne dépend pas de la volonté ? On pourra alors se demander pour finir en quoi  cette perspective n’est pas  paradoxale en considérant comme essence de la liberté humaine … un acte d’acceptation !  La liberté est-elle un pouvoir de refuser ?

Objectifs

 

Bonjour à tous,

Les objectifs de ce blog sont de:

compléter le cours de l’année en particulier sur le dernier grand chapitre du programme de terminale de philosophie (série générale): la morale.

répondre aux questions de dernière minute des élèves sur la méthode,

les révisions,  les sujets, les auteurs, etc…

proposer une approche pédagogique différente (et complémentaire) du cours.

 

Bonne lecture et bon  courage

La morale: l’autonomie

Avertissement: la première version de ce texte a été rédigée en mai 2013; une deuxième version, partiellement révisée date de juin 2013 (en particulier le paragraphe sur le paradoxe éducatif après une relecture de l’introduction des Réflexions sur l’éducation Kant Paris, J. Vrin, 1993, p. 69.)

 

« Maintenant, on peut désormais écrire de nouveau le mot de « morale » qu’il fallait auparavant rayer de tous les dictionnaires »

Fichte

Pourquoi cette admiration pour la réflexion kantienne sur les principes de la morale ? C’est que Kant malgré sa vie sédentaire et souvent moquée a réussi dans la pensée un coup d’audace: celui d’avoir formalisé la réflexion morale en ramenant ses principe à l’autonomie d’une volonté raisonnable ne tirant pas ses règles d’action d’autre chose que d’elle-même. En effet, il constate d’abord que chaque homme n’est  humain que par un pouvoir de juger qui le distingue des autres êtres de la nature, et lui confère:

“l’autonomie de la volonté [qui est le] principe unique de toutes les lois morales et de tous  les devoirs qui y sont conformes

Kant Critique de la raison pratique

Faire comme si ce pouvoir de juger n’existait pas, c’est vivre comme si était impossible la détermination des principes qui fondent la morale.

Philosopher, c’est s’interroger sur ce que nous devons faire, dire et penser. Or, avoir des principes d’action n’est pas ici l’expression d’une loi extérieure qui aliènerait notre liberté, comme la loi gravitationnelle qui rend nécessaire la chute d’une pierre (hétéronomie), c’est au contraire, se donner par soi-même et à soi-même, une obligation intérieure dont le respect constitue toute la valeur de la vie humaine. Par cette obligation, l’Homme se distingue à la fois de la bête (qui ne subit que des contraintes) et du divin (qui ne connait pas, de par sa perfection,  d’écart entre ce qu’il est et ce qu’il doit être). Nous devons donc préciser le sens final d’une obligation morale: on distinguera ainsi trois sens des principes d’action: agir pour le bonheur, agir pour le Bien, agir pour le respect de la loi morale.

 

Agir pour le bonheur

C’est en quelque sorte la maxime du sens commun. Elle consiste à affirmer qu’il est moralement raisonnable de chercher à être heureux en suivant les bons conseils qui peuvent permettre de réussir sa vie. Retenons que cette poursuite du bonheur se prête mal à une clarification des raisons d’agir: le bonheur est un “idéal de l’imagination” (Kant) qui ne peut tout au plus qu’inviter à suivre des conseils de prudence formulés au conditionnel. Il est sans doute vain de chercher à déterminer raisonnablement ce qui nous rend heureux. Le “calcul des plaisirs” auquel invitent des philosophes comme Epicure dans l’Antiquité ou Mill à l’époque contemporaine est une méthode louable mais qui néglige ce “je-ne-sais-quoi” qui rend toujours le bonheur insaisissable à la prise de la raison, négligeant sans doute aussi l’irréductibilité du bonheur au plaisir.

D’ailleurs, les soi-disant  “bons” conseils sont-ils toujours faits en connaissance de cause ? Ils n’engagent le plus souvent pas ceux qui les prescrivent, et témoignent plutôt de la volonté pas toujours raisonnable d’affirmer un ascendant autoritaire sur un esprit désorienté. Méfions nous donc de ceux qui voudraient faire notre bonheur à notre place, et reconnaissons donc que le bonheur n’est pas en lui-même une fin raisonnable, susceptible de prescrire le sens de nos devoirs. Il est alors essentiel de distinguer ce qui nous incline à désirer l’agréable et à fuir le désagréable (nos affects) de ce qui nous prescrit le Bien: la raison.

Agir pour le Bien

Agir pour le Bien est une maxime qui  risque cependant aussi de poser  un problème, si elle signifie en effet  agir en donnant à la raison une forme qui  fasse  dépendre la volonté de la valeur estimée du  bien qu’elle recherche. Kant critique ainsi les stoïciens qui identifient raisonnablement le souverain bien à la vertu: en cherchant la vertu par l’exercice de la raison, le philosophe s’éloignerait, selon les stoïciens, de la satisfaction trompeuse des plaisirs, et combattrait la tyrannie des désirs qui entretiennent l’état de manque et le sentiment de frustration. il se rendrait ainsi capable d’atteindre l’ « ataraxie » (la paix  intérieure issue d’une libération des troubles de l’âme).

Kant choisit de définir le principe de l’action non par rapport  à un souverain bien  mais par rapport  à l’intention de faire le Bien. Kant appelle ainsi « bonne volonté », la capacité d’agir qui nous élève au-dessus de notre nature sensible et de l’animalité. Exercer la bonne volonté, ce n’est pas seulement être conciliant (“je veux bien…”), ce n’est pas non plus avoir seulement le sens de l’effort (“faire preuve de bonne volonté”), ou de courage (“être volontaire” pour une action dangereuse), c’est purement et simplement agir par devoir, et non par l’incitation d’inclinations sensibles. Kant y insiste:

“Toute la valeur de l’acte accompli par devoir réside dans la pureté de l’intention qui l’inspire”

Fondements de la métaphysique des moeurs, (FMM) p45

Un exemple illustre bien le sens pur de cette bonne volonté, c’est celui du « désespéré moral »: celui-ci est en effet celui qui prend soin de sa vie sans l’aimer et qui souhaitant sa propre mort se donne une pure raison morale d’agir pour préserver sa vie, son action n’étant pas dès lors  “suspecte” d’être accomplie par le mobile d’un  amour de l’existence, c’est-à-dire par une inclination sensible et donc  “amorale” pour la survie. Si parler de Bien n’est pas suffisant pour éclairer le sens de la bonne volonté, que reste-t-il pour comprendre et reconnaître le sens des principes de l’action ?

Agir pour le respect de la loi morale

Le vrai devoir se reconnait en ce qu’il est un devoir qui impose au sujet un impératif catégorique (c’est-à-dire indiscutable). Il n’est pas un simple conseil qui vaudrait conditionnellement selon les circonstances et  dont on pourrait toujours  relativiser la valeur (“Si tu veux du pain, vas au moulin”). Il est universel. Certes, certains conseils de prudence peuvent avoir une forme impérative (“Si tu veux la paix, prépare la guerre”), mais ils restent des “impératifs hypothétiques”, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas absolus, comme peut l’être l’impératif catégorique de la morale qui énonce:

“Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature.”

FMM, p137

“Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen”

FMM, p150

Cet impératif catégorique n’est pas non plus dépendant de la définition d’un contenu parfait de la volonté comme le souverain bien fut-il aussi estimable que la vertu. Celle-ci est encore un idéal, sans doute plus définissable  mais pas plus réellement  saisissable que d’autres formes de Souverain Bien comme le bonheur.  C’est ainsi à la forme de ce qu’il prescrit que le devoir moral se reconnait. De plus, si  l’autorité de la loi morale est analogue à celle d’un commandement divin, par le caractère sacré qui s’en dégage,  et l’effroi de la transgression qu’elle provoque, elle n’est pourtant jamais tirée d’une autre source que de celle de la conscience d’un être raisonnable élevant la maxime de son action à la forme universalisable de la loi, pour mesurer sa non-contradiction. C’est la morale qui peut alors servir de support à la croyance religieuse (et non l’inverse) en laissant espérer la possibilité d’une réconciliation future de la vertu et du bonheur dans un monde idéal qui obéirait aux pures lois de la morale (le « règne des fins ») et non seulement à celles de la nature.

Reste à savoir si les purs principes de l’action peuvent suffire à nous convaincre de faire notre devoir. Derrière cette question se cache l’enjeu fondamental du « pouvoir pratique » de la raison. La moralité du devoir se définit comme un « pur » principe d’obligation. Cette obligation suscite certes des sentiments moraux (remords, conscience, bienveillance envers autrui, respect de soi) qui motivent la volonté de son accomplissement et incitent à vaincre les penchants inclinant à ne pas être à la hauteur du devoir moral (paresse, désir de transgression). On peut aussi associer à l’obligation le plaisir du « devoir accompli », ou la déception devant l’échec de l’action entreprise; tous ces sentiments  ne sont cependant pas suffisants pour s’assurer de la pureté de l’intention morale, car ils peuvent toujours relever de la complaisance : attitude qui consiste à se donner « bonne conscience » et que dénonce Pascal dans les Provinciales, en tant qu’elle étouffe la pureté rigoureuse de l’intention morale, en lui substituant un coupable relâchement de la rigoureuse intention d’être moral (au profit du contentement laxiste d’afficher cette moralité en apparence).

 

Le débat sur le respect juridique de la dignité  et le paradoxe éducatif

L’obligation morale semble marquée par l’indétermination suivante:  soit elle exprime des sentiments apparemment moraux, mais  toujours suspects d’être impurs (la question se posant toujours de savoir si ces sentiments sont au service d’une obligation morale ou s’ils trahissent un intérêt impur mêlant à la motivation morale des mobiles a-moraux), soit elle exprime un motif pur, celui de la forme universelle et catégorique de la loi morale, mais ce motif  lui s’expose à être ineffectif. C’est à cette indétermination que cherche à trancher la réflexion kantienne sur la politique  et sur l’éducation.

Politiquement, les hommes manifestent certes leur raison en tant qu’ils veulent une société où chacun obéit à des règles : ils sont sociables, mais ils manifestent aussi leur déraison en tant qu’ils sont les premiers à transgresser en fait, dès qu’ils  l’estiment avantageux, ces règles qui ne valent pourtant en droit que si chacun les respecte. Ils veulent le respect universel de la dignité, mais ne sont pas d’accord dès qu’il s’agit de faire un usage juridique de ce concept de dignité pour s’entendre sur ce qui est dignement respectable ou pas.

C’est que, contre le devoir d’accomplir ses obligations  agit souvent sourdement la tentation de faire ce qu’on sait pourtant ne pas devoir faire (« Je vois le meilleur, je l’approuve et je fais le pire » Ovide), le comble du scandale étant la transgression allant ostensiblement contre la dignité de celui qui la commet. Il faut donc que la politique consiste à user des moyens de contraindre les hommes à adopter au moins une conformité extérieure de leurs actions au devoir, c’est-à-dire minimalement à « sauver les apparences » de la vertu.

La tâche de l’éducation  est elle tout aussi  délicate; elle consiste, en ce qui concerne son moment disciplinaire, en quelque sorte paradoxalement à former à la liberté sous la contrainte: un élève en effet n’est plus un nourrisson ayant besoin avant tout de soins, mais n’est pas encore un étudiant, pouvant d’une façon autonome recourir à l’instruction de la culture proprement dite (Attention: Kant appelle aussi culture, au sens large, l’ensemble des actions éducatives qui recouvre la discipline et l’instruction, par opposition aux simples soins).

« la première époque chez l’élève est celle où il doit faire preuve de soumission et d’obéissance passive ; la seconde celle où on lui laisse, mais sous des lois, faire déjà un usage de la réflexion et de sa liberté. La contrainte est mécanique dans la première époque ; elle est morale dans la seconde »

 KANT, Réflexions sur l’éducation, Paris, J. Vrin, 1993, p. 69.

« Instruire », c’est savoir faire acquérir aux étudiants le sens moral (opposé ici à mécanique) de la contrainte,  laquelle ne s’applique plus à ces élèves soumis et passifs qu’ils ne sont plus, mais à des sujets actifs, capables de s’appliquer eux-mêmes leur contrainte, cad « sous des lois, de faire (…) un usage de la réflexion et de (la) liberté », ce qu’on peut aussi appeler l’ « autonomie ». Ce qui explique bien souvent les difficultés de l’instruction est donc l’incapacité de l’éducateur et du système scolaire à faire initialement entrer de futurs étudiants dans la contrainte, condition de leur élévation disciplinaire à la hauteur d’une véritable conscience de la loi morale; ainsi, « le défaut de discipline est un défaut bien  plus grand que le défaut de culture (au sens d’instruction) car celui-ci peut se réparer plus tard, mais la sauvagerie ne peut être chassée et une erreur dans la discipline ne peut être comblée » (Opus cit, p. 74).

Tout ces problèmes politiques et éducatifs montrent qu’une morale  formelle de l’obligation ne suffit pas à penser la  morale effective. Kant le reconnait qui affirme: « Il est deux découvertes humaines que l’on est en droit de considérer comme les plus difficiles; l’art de gouverner les hommes et celui de les éduquer. » (Opus cit). Tant que ces problèmes politiques et éducatifs ne sont pas résolus, il peut apparaitre bien vain de spéculer sur la réalité de l’autonomie morale…

La critique que Hegel adressera à Kant sera ainsi sévère  quand il écrira:

“Le devoir pour le devoir, ce but pur est ce qui est sans effectivité”

Phénoménologie de l’esprit, 2, p185

La morale de l’autonomie risque ainsi de déchirer la conscience de chacun des sujets singuliers que nous sommes entre un idéal d’intention pure, et la réalité de penchants pathologiques, la condamnant ainsi à n’être qu’une conscience malheureuse écartelée entre l’être et le devoir-être, contradiction que peut certes résoudre le postulat d’un au-delà réconciliant la vertu du devoir et la jouissance des penchants dans une vie future (« le royaume des fins »). C’est cependant plus à la question : « Que m’est-il permis d’espérer ? » qu’à la question : « Que dois-je faire ? » que répond alors un tel postulat, et c’est par un « déplacement équivoque » (Hegel – Opus cit, p. 156)  qu’est résolu le problème de l’effectivité de la morale.  Ne faut-il pas alors introduire une pensée plus profonde de la responsabilité pour donner à la morale son effectivité ?

Le véritable bonheur réside-t-il dans la pensée ? (correction de dissertation)

Avertissement: Dans une dissertation, il n’est pas d’usage de marquer des titres de « parties » ou des indications de plan; ceux qui sont maintenus ici ne le sont que par commodité de lecture et souci  de méthode.

La pensée est à la fois ce que l’Homme a de plus glorieux et de plus misérable : par elle, il peut, nous promettent les philosophes, s’élever à la spiritualité de son âme, et au bonheur dans la vérité cad à la Béatitude; la pensée se fait alors méditation, prière, ou exercices spirituels, travail sur soi pour la libération de soi, et l’accès au Souverain Bien. Elle est alors ce que l’homme a de plus glorieux, car c’est une  joie vivante que diffuse la pensée, en éclipsant la mortelle tristesse du malheur.

Christian Gottlieb Kratzenstein – Orphée et Eurydice, 1806

Cependant, c’est par cette pensée aussi que l’Homme  s’imagine avec inquiétude son existence douloureusement déchirée entre la nostalgie d’un état passé révolu, l’ennui insupportable du présent, et l’inquiétude de l’avenir. La pensée est alors la conscience malheureuse et errante d’un homme misérable, incapable de donner un sens à son désir. La pensée ne cesse donc ainsi tantôt de nous ouvrir à la joyeuse découverte du bonheur, tantôt de nous exposer cruellement les contrariétés qui ne cessent de nous représenter ce bonheur comme perdu, inhabitable ou improbable, bref comme insaisissable. Le véritable bonheur réside-t-il donc dans la pensée ?

La question porte ici sur la valeur d’une promesse de bonheur dont  semblent porteurs  les philosophes, mais aussi sur l’ambiguïté de la notion de bonheur. Il y a sans doute un malentendu à dissiper, quand un philosophe affirme que c’est le bonheur qu’on peut atteindre par l’acte de penser. Car savons-nous ce que signifie vraiment « penser le bonheur » ? N’est-ce pas une des questions fondamentales qu’invite à nous poser chaque philosophe ? De sorte que cette question engagerait à chaque fois que nous nous aventurons à penser avec un philosophe, une nouvelle compréhension du bonheur véritable, et en même temps une nouvelle étape vers l’apaisement de notre inquiétude existentielle quant à notre espoir d’être heureux.

 

I De la pensée du plaisir au plaisir de penser

Nous pouvons nous convaincre comme les philosophes que le plus court chemin qui conduit au bonheur passe par la pensée, mais quelle pensée ? La pensée du plaisir répond Epicure. « Le plaisir est – en effet-  le commencement et la fin de la vie bienheureuse » (Lettre à Ménécée). Il n’y a pas de bonheur sans un appel à ce principe fondamental qui commence et commande la pensée de telle sorte qu’elle apprenne à se délivrer de ces troubles causés par la crainte des Dieux, la peur de la mort, de la douleur insupportable et de l’idée d’un bonheur impossible. La pensée est ici d’abord exercice spirituel visant à apaiser l’âme en lui faisant retrouver la pureté  des  plaisirs naturels  et  la tranquillité de la satisfaction des désirs nécessaires.

Loin des plaisirs troublés et mêlés de douleurs que cherchent à produire les passions, la pensée du plaisir circonscrit sans cesse le champ de ce qui est prudemment désirable, cad des désirs nécessaires et naturels discriminés par la raison. C’est en élaborant les conditions d’une autocratie de la pensée – gouvernement de soi  –  que s’élabore ainsi la recherche du bonheur, placé sous le signe de remèdes garantissant  le souci de soi : « Le sage forme en son âme une telle étendue de pensées heureuses que ses passions sont toutes petites à côté (…) On peut se faire un grand volume de bonheurs voulus qui feront, par comparaison toutes petites nos mélancolies » (Alain Propos sur le bonheur, p.21)

Acquérir par la pensée le parfait usage de ses plaisirs relève d’une recherche du bonheur passant par des exercices spirituels qui élèvent la conscience de la satisfaction au-dessus de la simple jouissance immédiate. Le bonheur recherché n’est en effet pas dans l’instant mais dans la durée; il vise  l’ataraxie, en tant qu’il donne toute son importance à l’attention au présent, et évite la divagation de l’âme visant une éphémère euphorie dissimulant toujours une inquiétude de l’avenir.

Cependant, c’est en définitive plus le plaisir de penser que la pensée du plaisir qui sauve l’homme des troubles de l’âme et des souffrances du corps faisant obstacles au bonheur.  Cette confiance dans l’arraisonnement conscient des plaisirs et dans le plaisir de la mesure  ne se heurte-t-elle pas à l’hypothèse inverse d’un plaisir de la démesure et de l’étourdissement inconscient, caractéristiques du mode de vie hédoniste ?

 

II Du plaisir érigé en maître au bonheur de la liberté de penser

L’hédoniste veut le bonheur avec passion et considère la pensée de la mesure (la pensée morale) comme un obstacle à l’assouvissement de ses désirs illimités. Raisonner ses désirs, n’est-ce pas alors  ignorer que le bonheur est sans raison et donc sans pensée ? L’imagination vient relayer cette représentation du bonheur en présentant sans cesse ce bonheur comme un idéal inconcevable par la raison. Il est en ce sens vain de tenter de définir le bonheur en pensée, puisque sans cesse il déborde la pensée pour s’éprouver dans une vie dont les plaisirs sont alors érigés en seul maître de la conduite, quoiqu’en coûtent les moyens et les conséquences de leur acquisition.

Cette thèse a pour corrélat la condamnation de toute pensée de la tempérance comme principe de conduite : « Ce sont ceux qui sont incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient qui font la louange  de la tempérance » (Gorgias  492b, GF, p.229) soutient  Calliclès face à Socrate. Ce sont « la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut qui font la vertu et le bonheur. » (Idem, p.230). L’hédoniste est ainsi celui qui reconnait la vie heureuse dans la vie de jouissance et qui s’emploie à éprouver toutes les formes de désirs et à les assouvir (p.234). C’est aussi celui qui considère que le malheur ne provient que de la frustration avec laquelle certains discours moralisateurs interdisent d’être heureux en prenant du plaisir.

Pourtant, la vie hédoniste est-elle une vie heureuse ? Ce qui caractérise la recherche d’un tel bonheur est une sorte de démangeaison insupportable ne pouvant produire que l’alternance inquiète de l’agitation et de l’ennui. L’avidité du désir conduit ainsi à se figurer que le plaisir le plus grossier est bon parce qu’il apaise la souffrance du manque qui nous agite, alors qu’un tel espoir d’apaisement est trompeur quand vient se substituer à la souffrance l’ennui du désoeuvrement. Dans l’assouvissement du désir lui-même, peine et plaisir se mélangent de telle sorte que jamais n’advient une véritable et durable satisfaction digne d’être appelée bonheur. Tout cela démontrant que « l’agréable est différent du bien. »(Idem, p.243)

L’insatisfaction elle-même peut alors être le ressort d’une redécouverte du bonheur de désirer, conduisant à mesurer combien il est libérateur de ne pas être esclave mais bien maitre de ses désirs. Il y a là comme une fine satisfaction prise à ne pas satisfaire grossièrement ses appétits. De même, la sobriété n’est pas le refus du plaisir mais son affinement qualitatif qui seul peut en faire une étape dans la recherche d’un véritable bonheur, fabriqué non par les séductions de la consommation standardisée, mais au rythme des touches personnelles sans lesquelles ce bonheur n’est pas proprement mien. C’est ultimement dans cette distinction entre ce qui m’aliène et ce qui me libère, cad entre le consentement à ce qui ne dépend pas de moi et le consentement à ce qui en dépend, que réside la reconnaissance du véritable bonheur de la liberté de penser affirme ainsi Epictète au début de son Manuel stoïcien.

Pourtant reste une question en suspend; celle de la communauté du bonheur que permet la pensée. Penser, n’est-ce pas un exercice solitaire conduisant à se priver des plaisirs de la société ? Ces plaisirs doivent-il être condamnés comme vains par une pensée soucieuse d’autarcie et d’indépendance ? Ou n’est-ce pas cette pensée qui peut nous ouvrir à une forme renouvelée de la sociabilité ?

 

III La béatitude ou la pensée comme dialogue sur le véritable  bonheur

Dans la Lettre à Elisabeth du 6 août  1645, Descartes propose à Elisabeth de considérer la pertinence de la distinction que proposait de faire le philosophe stoïcien Sénèque entre « vivre en Béatitude » et « vivre heureusement ». Alors que le bonheur vulgaire ne dépend que de choses qui sont hors de nous, la béatitude du sage consiste en un parfait contentement de l’esprit, et en une satisfaction intérieure, par l’accomplissement de tout ce qui dépend de nous.

Descartes ne promet pas ici à sa correspondante qu’une telle distinction lui assurera immédiatement la clé d’un bonheur parfait, mais que la lecture du traité qui esquisse cette distinction fournissant à son lecteur « un entretien qui pourrait lui être agréable » (p.110, éd. GF-1989) contribue  à apaiser l’inquiétude de ne pas être heureux, en faisant porter l’attention moins sur les conditions extérieures qui troublent l’âme quand elle ne les possède pas que  sur les choses dont il dépend d’elle qu’elle les possède ou non : « la vertu et la sagesse » (p.111). Ainsi nous serons moins inquiets de ne pas être heureux si nous savons qu’il dépend de nous, et de nous seuls, de le devenir vraiment, et cela même si ce bonheur reste un idéal accessible seulement au plus sage. Savoir que c’est de nous que dépend le bonheur, c’est déjà ôter au malheur son plus grand pouvoir, celui de nous inquiéter sans cesse à l’idée de ne pas pouvoir devenir heureux.

Si Sénèque ne fait pas ici de fausse promesse, il n’en ouvre pas moins un chemin vers une nouvelle façon de penser le bonheur, qu’il appartient à ses lecteurs de reprendre, mais aussi si nécessaire de critiquer : « Sénèque eut du nous enseigner toutes les principales vérités dont la connaissance est requise pour faciliter l’usage de la vertu, et régler nos désirs et nos passions, et ainsi jouir de la béatitude naturelle »(p.113). Descartes exerce ainsi sa pensée critique envers un philosophe ayant lui-même critiqué la pensée vulgaire du bonheur. Il ne saurait y avoir « véritable » bonheur là où il n’y a pas le déploiement d’une pensée attentive et exigeante envers toutes les opinions, y compris celles des plus éminents philosophes sur le sens du bonheur. Si la pensée peut rendre vraiment heureux, c’est parce qu’elle reconduit sans cesse celui qui pense à son pouvoir de l’être par lui-même.

Elisabeth l’a compris puisqu’elle adresse à Descartes un doute portant sur sa reprise critique de la pensée de Sénèque. A Descartes affirmant tranquillement « Il suffit que notre conscience nous témoigne de ce que nous n’avons jamais manqué de résolution et de vertu pour exécuter les choses que nous avons jugé être les meilleurs, et ainsi la vertu seule est suffisante pour nous rendre heureux en cette vie »(p.112), Elisabeth répond : « Il y a des maladies qui ôtent tout à fait la pouvoir de raisonner, et par conséquent le pouvoir de jouir d’une satisfaction raisonnable »(p.114 – Lettre à Descartes – 16 août 1645).

Comment être heureux quand l’âme est frappée au cœur de ses pensées dans sa volonté même, dans son pouvoir de raisonner et d’exercer sa liberté ? N’est-ce pas le comble du malheur que de voir le bien et de se voir avec effroi faire le mal opposé ? Ainsi l’inquiétude de ne pas être heureux revient-elle agiter l’âme de celui ou celle qui doute de la générosité de la pensée c’est-dire du pouvoir d’user librement de la volonté sans se laisser entrainer par les passions, mais ce doute n’est pas solitaire et se transforme dans le dialogue avec le philosophe en demande pour mieux comprendre le sens de la pensée, et son pouvoir de rendre heureux.

Ce que comprend Elisabeth, c’est qu’il n’y a pas de véritable bonheur sans une appropriation pratique de ce lieu de résidence qu’est pour nous notre corps. Nous devons connaître d’où viennent les « passions » de l’âme qui peuvent certes nous faire douter de notre pouvoir sur nos pensées, mais peuvent aussi nous aider à conforter ce pouvoir, puisque « l’expérience montre qu’il y en a qui portent aux actions raisonnables » (p.130 – Lettre à Descartes du 13 septembre 1645).

C’est en effet avec notre corps que nait l’usage de la pensée, et que s’imaginent les premières représentations du bonheur, et pourtant le bonheur ne réside pas seulement dans la totale satisfaction (impossible) des besoins de ce corps, même si la santé est le « premier des biens en cette vie » comme l’affirme le Discours de la méthode (6). Si notre corps cause les passions de l’âme – et en cela n’est pas toujours et en toute circonstance en notre pouvoir – , il  n’indique pas comment l’énergie de ces passions peut être maîtrisée à des fins heureuses.

Certes, notre corps produit en nous des sentiments que nous pouvons prendre pour une satisfaction analogue au bonheur. Cependant, « ce n’est pas toujours quand on a le plus de gaité qu’on a l’esprit le plus satisfait » (p.138 Lettre à Elisabeth 6 octobre 1645). La recherche d’une telle gaité ne saurait d’ailleurs aller toujours dans le sens du véritable bonheur. Elle peut tout au plus conduire à se repaître de « fausses imaginations » qui rendent amers celui qui devinent leur facticité. (Idem)

Est-à-dire qu’il faut apprendre à se dépayser du corps, et prôner un ascétisme conduisant à « mourir au corps pour naître à l’esprit » comme le suggérait l’école stoïcienne de Sénèque ? « Je ne suis pas de ses philosophes cruels qui veulent que leur sage soit insensible » objecte Descartes à sa correspondante (Lettre du 18 mai 1645, p.96). Il y a non une opposition mais une complicité à instaurer entre l’âme et le corps de telle sorte que toujours le renforcement de l’un s’effectue en respectant les exigences de l’autre. Ce n’est donc pas seulement la maladie mais la santé qui obéit à une logique psychosomatique. Dès lors se soigner c’est moins chercher à éviter les passions violentes que se forger « des raisonnements si forts et si puissants » (Idem) qu’ils permettent même dans l’épreuve de ces passions de demeurer maître de soi . Ce qui est le propre des « plus grandes âmes » (Idem) n’est donc pas tant une activité (stoïque) de dépaysement du corps qu’une activité de discernement de ce que constitue véritablement comme bien ou comme mal « les plus grandes prospérités de la fortune » comme « les plus grandes adversités » (Idem, p. 97).

Le rôle de la pensée est donc bien décisif, en ce qu’elle permet de mettre à distance ce que nous aurions tendance à ressentir confusément comme le plus grand bonheur ou le plus grand malheur, si nous nous contentions de vivre comme « ces âmes vulgaires » qui  « se laissent aller à leurs passions et ne sont heureuses ou malheureuses que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes » (p. 96). Par cette distance, la pensée se permet d’abord de comprendre les lois de la nature auquel est soumis notre corps, ensuite d’apprendre à habiter cet étrange logement qu’il est pour nous en propre, en tirant les leçons de l’expérience que nous en avons quotidiennement.

Nous ne nous délivrerons jamais totalement de notre inquiétude quand à savoir où se trouve le bonheur et si nous pourrons un jour l’atteindre. La pensée est en ce sens ce qui nous éloigne du bonheur au moment même où elle nous en figure l’image désirable, comme Orphée perdant Euridyce  alors que son regard se pose sur elle. Pourtant, la pensée est aussi le travail par lequel nous pouvons parvenir à construire un château qui ne  soit pas seulement une construction onirique et irréelle, mais aussi une véritable citadelle construite sur le roc de nos maximes éthiques et de nos dispositions vertueuses. Si l’enjeu d’un tel travail demeure incertain, comme l’est la question de savoir si au final nous méritons ce bonheur que nous recherchons, nous savons cependant que ce travail n’est pas voué à rester solitaire, et qu’il a tout à gagner à inscrire son oeuvre dans l’horizon d’un dialogue avec Autrui qui est au final le véritable lieu de la pensée.

La morale : l’expérience, l’autonomie, la responsabilité, l’éthique

 


Le philosophe en méditation

par Rembrandt (1632)

 

 

« On conviendra aisément qu’il importe au  plus haut point de savoir si l’on n’est pas dupe de la morale. »

E.Lévinas Totalité et infini, p. 5

Questionner la morale, c’est d’abord chercher à apprécier le soupçon qui lui est adressé par les moralistes de n’être qu’un discours vide fait de maximes ineffectives et donc vaines:

« Un moraliste est le contraire d’un prédicateur de morale (…) Il est un penseur qui considère la morale comme digne d’être questionnée (…) comme un problème (…) et qui fait de lui-même un des êtres qui doivent être mis en question » 

(Nietzsche Fragments posthumes 11, 35, p.239)

Philosopher sur la morale en moraliste n’est donc surtout pas prêcher dogmatiquement une doctrine morale en prétendant indiquer le (bon) sens de la conduite qui permettrait d’observer le Bien et de se détourner du mal, c’est-à-dire dire en adoptant une attitude moralisatrice, distribuant les bons et les mauvais points, les blâmes et les éloges. Le moraliste veut plutôt montrer que la morale n’est pas simplement l’objet d’une réflexion, « faite de jugements extérieurs et abstraits sur les grands idéaux, les vertus, les valeurs » (Blondel Le problème moral, p. 53), mais qu’elle est bien une expérience singulière, qui ne peut que s’enrichir à se voir investie par un questionnement  lucide sur le sens du rapport à soi et de l’autonomie, la genèse de la responsabilité, ou le pouvoir de l’éthique. Devenir moraliste est peut-être alors le moyen d’éviter de réduire la morale à l’expérience d’une conscience alternativement tourmentée par la honte et par la mauvaise foi.

On se demandera ainsi quel sens donné à l’expérience morale; à quelles conditions la morale peut signifier l’accomplissement d’un sujet autonome, capable de s’obliger personnellement à des règles raisonnables d’action; qu’est-ce que nous apprend  la genèse de la responsabilité sur la morale, et en quoi  la critique impitoyable de l’amour propre, est  à même de libérer la conscience des passions de l’Ego: ce « moi » narcissiquement fasciné par sa propre image et incapable de s’ouvrir au monde. On tentera enfin d’appréhender la morale comme une énigme à l’essence aussi incompréhensible que le concept de « Liberté », en se demandant si elle n’est pas comme lui in fine rebelle à tout discours.

La morale: L’expérience morale comme accommodation de soi

Avertissement: ce texte a fait l’objet d’une première publication en mai 2013, mais il a été remanié un mois plus tard environ , dans un souci de clarté et d’exhaustivité.

Van Gogh Le docteur Gachet

Le travail du rapport à soi est constitutif de l’expérience morale:  il n’y a que celui qui refuse de s’interroger  sur ses actes ou sur la personne qu’il est devenu par ses actes qui peut feindre d’ignorer l’expérience morale.  En ce sens, l’expérience morale est bien le recueil solitaire  d’une intériorité, la réappropriation personnelle par un sujet d’une pensée vécue d’abord dans l’étrangeté et l’opacité d’une décision pas encore  reconnue même par soi-même, mais qui par le travail du rapport à soi  peut être appropriée et éclairée comme sienne dans le questionnement intime de ses actions (par exemple,  Ai-je bien agi ? Cette action a -t-elle fait de moi  un homme courageux ou un inconscient ? un homme responsable ou un traitre ? ).

On remarquera aussitôt  cependant l’importance des autres dans la façon dont nous acceptons ou refusons finalement d’accomplir l’expérience morale dans un véritable rapport à soi. La place que nous donne autrui est en effet  décisive pour permettre (ou empêcher) la  réalisation de soi. Socrate est ainsi celui qui pouvait à la fois affirmer: « Il ne faut pas vivre sans examiner sa manière de vivre » et qui en même temps poussait dans de constants dialogues  ses interlocuteurs à réfléchir ce qu’ils disaient pour apprendre à mesurer la cohérence de leur discours, cad les poussait à entretenir un rapport à soi-même qu’il avaient tendance à fuir dans le déni ou la mauvaise foi.

– D’abord insister sur la primauté de la pratique et de l’exercice d’une capacité qu’a l’être humain de mettre en scène une expérience déchirante pour mieux se l’approprier: l’exercice du récit, de l’écriture littéraire ou cinématographique sont autant de façons de se rapporter à ses actes sans dénier la responsabilité de leur accomplissement, ou se bercer d’illusions  sur ce qui aurait pu arriver s’ils n’avaient pas été commis. Il ne s’agit pas tant de trouver des raisons justificatrices que de réintégrer dans la continuité d’une histoire un événement qui a été vécu comme une rupture.

– Ensuite souligner l’intrication des vies humaines qui implique qu’on ne peut pas faire un choix sans agir sur autrui ou avec eux. Vivre c’est aussi vivre la vie des autres. On ne peut penser par un « simple » rapport à soi. Il faut s’inscrire dans le monde avec lequel on est en relation pour penser l’expérience morale la plus intime. Par conséquent la réalité de l’expérience morale n’est pas autarcique. Mettre en question l’autarcie morale, c’est par exemple comprendre que le rapport à nos raisons change avec le temps. Nous nous exposons toujours  à finir par nous  rapporter à ce qui est pourtant apparu d’abord comme nos motivations propres, avec étrangeté, et cela  même si toutes nos actions ont réussies conformément à nos souhaits antérieurs. Rien ne préserve donc  de la vulnérabilité de l’extériorité pas même l’empire prétendue sur nos pensées qu’affirmaient héroïquement Les stoïciens distinguant ce qui dépende nous et ce qui n’en dépend pas (Epictète Manuel) , et célébrant la citadelle imprenable de la conscience du sage. Cependant, on peut  dans cette perspective repenser le rapport de l’individu à la société, en ne se contentant pas de le penser comme un rapport d’aliénation:

« L’individu a besoin de la société non pour y trouver une grandeur de convention, mais pour être orienté à trouver en soi les marques de sa grandeur. »

V.Gérard La remise en cause de l’autarcie morale : le sentiment de soi et les mobiles de l’action chez Simone Weil

Les études philosophiques (n° 82), p. 139-154.

– Il faut questionner aussi les prétentions de  l’évidence morale qui s’imposerait simplement et indiscutablement, comme l’évidence du devoir de ne pas respecter une obligation légale qu’on se découvrirait en conscience ne pas pouvoir accomplir (par exemple l’obligation de dénoncer les juifs pendant la deuxième guerre mondiale, dont la transgression s’apparente à une sorte d’ « exceptionnalité du Bien » validant une légitime désobéissance civique); ou encore l’évidence d’un sens manifeste du mal (sens alors rassurant par sa paresseuse et facile « diabolisation » mais risquant de se substituer  à la compréhension effective de sa genèse); c’est cette évidence que H.Arendt met en question lors du procès Einchmann, et dans son livre: Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1963, rééd. Gallimard, coll «?Folio essais?», 1991.

H.Arendt et la notion de « banalité du mal »

Hannah Arendt : Affiche

Le propre de l’évidence est en effet d’être une idée s’imposant de telle sorte qu’on ne puisse en redonner l’intelligence de la genèse. Cependant, la force de l’évidence « vécue » dans l’immanence de l’expérience morale ne peut-elle pas nous détourner  de l’appel à la lucidité propre à la réflexion  qui ne se satisfait jamais d’évidences toutes faites pour penser les principes de la morale, et exige des principes fondés en raison ? (voir partie suivante: l’autonomie)

En ce sens, il y a bien à interroger réflexivement le fil directeur de l’expérience morale, comme on cherche à démêler la trame d’une étoffe enchevêtrée dans  le tissage de ses fils secondaires, ou à interpréter l’idée directrice d’un texte. On peut chercher à distinguer:

– une trame odysséenne:

« […] sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde ; j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la Fortune me proposait, et partout à faire de telles réflexions sur les choses qui se présentaient, que j’en puisse tirer quelque profit ».

Descartes Discours de la méthode, 1ère partie

L’expérience est bien pour Descartes le moment aventureux de la connaissance de soi. Elle permet de rompre avec le moment proprement scolaire de la connaissance (« l’étude des lettres ») pour s’engager dans l’observation active du monde (qui n’est rien d’autre qu’un « grand livre » permettant de s’instruire d’une nouvelle façon), mais Descartes n’omet pas d’accompagner ce nouveau mode d’enseignement d’une préoccupation de soi et d’une méditation sur soi (« trouver en soi-même ») car ce qui menace le voyageur c’est bien la perte de soi à l’épreuve de la grande variété des « diverses expériences » qui peut bien finir sinon par le rendre sceptique sur la possibilité d’atteindre la vérité. L’expérience doit être ce détour révélateur qui permet de revenir à soi en s’éprouvant « soi-même dans les rencontres » de la Fortune (cad de ce que la raison ne peut pas prévoir), elle peut don être un véritable voyage de retour constituant proprement le parcours de la reconnaissance de soi. En un sens, les Méditation métaphysiques (1642) de Descartes ne sont rien d’autre, au plus haut niveau spéculatif qu’un tel parcours – le sujet n’étant plus la personne particulière de Descartes, mais toute conscience portée à la connaissance de soi – , et  le Discours de la méthode (1637) amorce déjà cette réappropriation de soi par soi sur le mode du  récit autobiographique.


– une trame faillée: l’expérience est d’abord réceptivité d’un donné qui résiste à l’appropriation de l’intelligence; c’est pourquoi les vérités de l’expérience sont de l’ordre du constat. Elles attestent sensiblement qu’il y a du changement, de la contingence, de l’imprévisible qui sont irréductibles à la moindre expérience et que la raison ne pourra jamais résoudre. Cependant, elle est aussi activité d’une construction qui s’attache à parcourir, recueillir et lier ces données, fournissant des points de repères qui assurent à l’expérience une cohésion. Cette polarité réception/activation explique d’abord pourquoi l’expérience ne sera jamais une connaissance infinie, un acte d’intuition pure comme en rêvent les métaphysiciens, ces « visionnaires de la pensée » qui rêvent que la pensée puisse s’envoler en quittant le sol de l’expérience pour atteindre le ciel des « Idées ». Elle explique ensuite comment non seulement la connaissance rationnelle peut tout de même prétendre à la rigueur scientifique (un objet scientifique est construit  théoriquement, en toute rigueur démonstrative par l’intelligence scientifique), mais surtout, elle autorise nous dit Kant,  à penser la conduite morale en faisant appel à des principes purement autonomes de la raison (voir partie suivante).

Une autre faille de l’expérience morale se manifeste dans le travail du rapport à soi propre au repentir qui ne signifie jamais la restauration d’une « bonne conscience » (ou la réalisation d’une sorte de  » résilience ») qui pourrait opérer la réparation du déchirement constitué par  une décision douloureuse: il y  a des choix qui provoquent, quelque soit la qualité de la « reprise » du repentir des blessures inguérissables (cf: la décision de Kierkegaard de rompre ses fiançailles). Anna Karénine, quand elle quitte son mari et ses enfants pour vivre son amour pour Wronsky sait qu’elle va provoquer des souffrances irréversibles en elle et autour d’elle. Le  désaccord avec soi-même qui fait suite à un choix déchirant, tranchant un dilemme (manifeste par exemple dans le choix entre  venger l’honneur de son père ou conquérir l’amour de Chimène pour le Cid), ce désaccord  implique donc de savoir mettre en place  des procédures par lesquelles puisse se conserver, en surmontant l’expérience négative du déchirement, le rapport à soi-même, et ainsi éviter que les seules « issues »  (en fait moralement des impasses) ne soient  la torture de la culpabilité ou la fuite dans le déni:

Dans la vive et douloureuse expérience affective du remord elle-même, on peut remarquer la façon dont le sujet s’éprouve paradoxalement comme déchiré entre les deux pôles antagonistes du statut d’auteur et du statut de victime de l’acte commis:

« J’étais à la fois dans l’une et l’autre (la chair et l’esprit); mais j’étais plus moi dans ce que j’approuvais en moi que dans ce que je désapprouvais. Déjà en effet dans l’élément réprouvé mon moi n’était plus guère engagé, je subissais contre mon gré plutôt que je n’agissais de mon plein gré. Et pourtant l’habitude s’était aguerrie contre moi-même, cela par ma faute puisque c’était ma propre volonté qui m’avait amenée là où je ne voulais pas. »

Saint Augustin Confessions, Livre 8

une trame feuilletée: on peut chercher à identifier des sentiments proprement moraux et à caractériser la façon dont ces sentiments qualifient subjectivement l’expérience morale, en la distinguant de l’expérience perceptive. On peut dire que l’expérience morale, contrairement à l’expérience perceptive, valorise  le sujet éprouvé et non l’objet éprouvant. Ce qui compte pour elle, c’est le rapport à soi du sujet mesuré à l’épreuve de l’objet, en termes d’affections morales, et le rôle que peuvent jouer ces épreuves  dans le parcours de reconnaissance de soi par soi du sujet. En ce sens, toutes les expériences ne se valent pas au sens où d’abord le sujet ressent les unes de façon plus morale que d’autres (et ce peut être encore un travail du rapport à soi que de s’exercer à changer ce « ressenti » comme l’y invite la morale stoïcienne invitant par exemple à déplacer la localisation du mal des choses à l’opinion qu’on porte sur elles); ensuite au sens où la vie pathétique du sujet se découvre à la réflexion comme rebelle à la claire distinction entre des affections logiquement, localement et temporellement exclusives: ainsi plaisir et douleur peuvent-ils se mêler dans la même expérience morale, comme dans celle du martyr éprouvant une fort paradoxale béatitude de la souffrance.

 La capacité à concilier les contraires (continuité/rupture, liberté/servitude, Moi/Autrui, évidence/réflexion, activité/passivité, innocence/culpabilité, plaisir/douleur)  par une véritable accommodation de soi est donc au coeur de l’expérience morale.  C’est d’abord le travail raisonné d’un rapport à soi qui peut assurer la reprise de cette expérience, mais il serait illusoire de penser que la raison  puisse à elle seule résoudre les paradoxes de l’expérience morale, dont l’absurdité incompréhensible à la raison,  peut faire l’objet, en dernier refuge, d‘une méditation religieuse sur le « péché » (Kierkegaard) ou sur la « grâce » (S. Weil). Quoiqu’il en soit,  l’expérience  ne livre donc  jamais sans ambiguïté ses leçons de morale.

http://sartorius.blogs.lalibre.be/media/02/00/566795fe24869480bcf15fc8495170c0.jpg

E.Delacroix Lutte de Jacob avec l’ange

 On peut pour prolonger suivre l’émission Questions d’éthique de M.Canto-Sperber du 23/05/2011:

L’expérience morale avec Valérie Gérard et Solange Chavel, professeures de Philosophie


 

La morale: les ruses de l’amour propre et le pouvoir de l’éthique

Qu’est-ce que l’éthique ?

L’éthique ne se distingue pas fondamentalement de la morale, telle qu’elle est définie conceptuellement par la raison autonome. Cependant, si la morale formule des exigences au nom d’une visée universelle (par exemple pour Kant l’impératif catégorique), l’éthique se contente elle de formuler des conseils relatifs à un lieu et une époque donnée. De plus, la morale suppose avant tout une délibération avec soi-même alors que l’éthique est surtout une délibération des hommes entre eux (par exemple par la médiation de « comités d’éthique »). Dès lors, élaborer une éthique, ce n’est rien d’autre que renforcer la morale en lui permettant de reconnaître moins l’idéal d’un Bien Absolu que le mieux ou le moindre mal relatif à une conduite: par exemple: la procréation médicalement assistée, l’accompagnement des malades en fin de vie, etc… ou  les ruses de  l’amour-propre (que nous allons étudier ici). Le problème de l’éthique n’est plus celui des principes de la morale mais du pouvoir qui permet à un sujet de s’élever à la hauteur de ces principes, et de se libérer du mal qui  empêche une telle élévation.

Blaise Pascal Roberto rossellini

P.Arditi dans  Blaise Pascal de Rossellini (1972)

 

Avertissement: le texte qui suit est, avec quelques modifications, un extrait d’un mini-mémoire rédigé dans le cadre d’un Master de Philosophie, d’où l’abondant renvoi à des notes qu’on peut très bien se dispenser de lire  pour préparer le baccalauréat…

 

Les ruses de l’amour propre

L’amour propre[1] constitue dans la philosophie française du XVIIème siècle un « concept anthropologique privilégié »[2], objet de réflexion de ceux qu’on appelle les moralistes. Etre intelligemment moraliste, c’est  d’une façon ou d’une autre, savoir montrer la fragilité de la conscience humaine, et en premier lieu, savoir élaborer une éthique de la lucidité vis-à-vis  des illusions flatteuses que le « Moi »[3] humain entretient sur les mérites et les honneurs qu’il s’attribue, ou se laisse attribuer à lui-même par les autres hommes[4]. Il s’agit d’un « mal moral se traduisant par un souci exclusif de soi »[5]; et c’est à ce travail de dépouillement des prestiges de l’Ego humain que Pascal[6], Nicole[7], ou encore La Rochefoucauld[8] s’emploient dans leurs ouvrages.

Au XVIIème siècle, la question de l’illusion  amoureuse s’est transformée dans le même mouvement que s’est transformée la figure mythologique de Narcisse; celle-ci n’est plus en effet seulement relatée par l’histoire de ce jeune homme pris de fascination pour son image, par le biais d’un miroir trompeur suscitant l’illusion d’une connaissance de soi et pour finir un amour mortifère[9]; dans la fable L’homme et son image de La Fontaine, Narcisse est désormais celui qui fuit la vérité irritante du miroir, et dont l’amour mortifère est désormais constitué par l’amour propre « ce mal que chacun se plaît d’entretenir »[10], mal qui le conduit à ne pas vouloir se reconnaître dans les miroirs que le monde lui présente; cependant, Narcisse ne peut échapper à l’ultime épreuve du miroir que  sa conscience lui présente au coeur de ses pensées. C’est alors avec un mélange d’effroi et de fascination, que Narcisse  fait cette épreuve, avec le risque toujours encouru de pas accepter véritablement la leçon de ce miroir de la conscience, et de refuser l’aveu de ses défauts rendant  alors illisible le « texte moral »[11].

Narcisse      de  Nicolas-Bernard Lépicié (1771)

L’amour propre agit sur la pensée intellectuelle elle-même en prenant la forme de la ruse et du masque trompeur des sophismes. Les sophismes ne sont en effet pas simplement diverses manières de mal raisonner concernant des problèmes purement spéculatifs de la pensée logique, ils mettent à mal des convictions d’ordre moral sur la valeur des personnes qu’on peut être amené dès lors à mépriser ou honorer pour de mauvaises raisons .

Les sophismes d’amour propre sont donc assimilables à des symptômes de la fragilité de la conscience passionnée, c’est-à-dire, dans une filiation augustinienne,  de la corruption de la capacité de cette conscience à reconnaître les passions dans leurs véritables effets de distorsion du jugement et de dérèglement de la volonté. Les passions sont certes d’abord des phénomènes d’origine physiologique concourant à l’agitation et à l’inconstance de nos pensées, mais cette identification de leur origine et de leur effet mécanique[17] ne conduit en rien à attester de l’existence d’un pouvoir généreux de la volonté[18], supposé être conféré partiellement par la connaissance rationnelle des mécanismes de la nature corporelle[19], pouvoir garantissant la possibilité d’une maîtrise de ces passions. C’est encore une illusion des passions que de faire naître dans le Moi cette conviction que l’homme peut accéder de lui-même à leur maîtrise et à l’autonomie du jugement. Ce faisant, avec l’amour propre, les passions triomphent à l’endroit même où on pensait les avoir vaincu, engendrant la triple illusion de l’indépendance, de la maîtrise et de l’unité du Moi, au moment même où celui-ci se met à souffrir de dépendance, de servitude et de déchirement à leur égard[20].

Parmi les passions, l’amour propre est donc celle qui se ménageant l’accès au fond du coeur humain[21], rend vaine toute résistance directe des seules forces de la raison [22]. Véritable « cheval de Troie » des passions au sein du Moi, l’amour propre dicte à la conscience de fausses maximes qui font subir une distorsion à la vérité afin de l’adapter aux intérêts de l’homme enchainé à ses passions. Ces fausses maximes se substituent aux principes de la morale et se font passer pour eux, afin d’épargner au Moi l’insatisfaction du « remords »[23].

 

Un éthique de l’humilité

Pascal s’inscrit dans la tradition de l’augustinisme qui fait de l’objet de l’amour de soi une source d’aveuglement[12] dont il faut apprendre à se détourner pour intérioriser les règles de l’humilité et de la charité, et s’élever à la vérité rédemptrice de l’amour divin.  C’est ainsi la question théologique de la perversion du désir naturel de vérité par le péché originel qui préoccupe Pascal derrière la question de l’amour propre.

La morale de l’amour propre proposée par Pascal sera alors celle de l’humilité: l’amour de soi est un amour exclusif mais paradoxal puisque plus je m’aime, plus je cherche à me considérer mais plus je me considère, moins je parviens à m’aimer tel que je me découvre être[15]. La morale consiste alors presque exclusivement en un règlement visant à la haine de tout objet d’amour auquel risque de s’identifier un Moi toujours injuste car usurpateur se substituant au vrai Dieu, vrai  en tant qu’il est le seul juste objet d’amour.[16]

 L’éthique doit ainsi  être pensée à travers une forme d’humilité radicale de la conscience,  se devant  d’introduire le doute jusque dans la capacité à reconnaître les véritables mobiles[39] de ses actions: de l’homme, on pourra dire  « Il est fort quand il se connait faible, et il est faible quand il se croit fort »[40]. La bonne conscience de ses mérites est donc ici rendue impossible. En effet, si tout « motif » moral d’action est désintéressé en lui-même par cela même qu’il est moral, cela ne suffit pourtant pas à donner à celui qui agit, conformément à ce motif, la certitude qu’il ne fait pas que suivre le penchant  d’un « mobile » égoïste, c’est-à-dire qu’il agit par un motif purement moral; ce doute conduit donc à rabaisser l’estime qu’il a de son mérite, et donc à le rendre à la fois moralement plus vigilant dans la conscience qu’il prend de ses actions, et théologiquement plus disposé à espérer dans l’efficace de la Grâce divine Il ne s’agit donc pas de désespérer de l’éthique en prenant acte du caractère invincible de cette puissance trompeuse que constitue l’action déguisée de l’amour propre au coeur de nos pensée, car un tel désespoir ne serait qu’une forme de perversion encore plus blâmable de la vraie moralité[41].

  French School - Pierre Nicole (1625-95)

Pierre Nicole Ecole française

 P. Nicole, à la suite de Pascal  va même jusqu’à conférer à ce doute une valeur pratique pour l’exercice de l’éthique elle-même. Est possible une instrumentalisation  de l’ignorance dans laquelle l’homme est, des véritables mobiles de ses actions. En effet, il faut noter que pour Nicole dans les Essais de morale, « certains motifs humains » donnent « moyen à l’âme de suivre l’action de la grâce »[42] en arrêtant l’effort des tentations dans les âmes faibles. On peut ici penser à la honte par laquelle les hommes s’empêchent d’adopter certaines conduites par seule crainte du jugement des autres. La honte n’est pas en elle-même un motif moral mais peut mettre en état de suivre la vraie charité, s’il s’en découvre « quelque étincelle »[43] dans l’âme à cette occasion. Il s’agit donc bien de reconnaître une valeur éthique à la sociabilité mondaine et à la civilité pourtant si éloignées de la  vertu spirituelle de la charité; mais il faut bien comprendre que cette valeur n’est que relative puisqu’elle se mesure à un prix qui est celui de la reconnaissance sociale des mérites. La honte ou l’honneur peuvent apprendre à vivre en société, mais pas à vivre en dignité, c’est-à-dire de façon pleinement morale.

 


[1]Conformément à la suggestion de CO.Sticker-Métral, nous avons formulé le terme amour propre sans trait d’union (Narcisse contrarié: l’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715) – Paris, Champion, Lumière classique, 2007

[2]Sticker-Métral – Op. cit, p14

[3]Ce néologisme inventé par Pascal est utilisé par lui pour signifier l’amour propre lui-même précisent les éditeurs de Port-Royal dans leur première édition des Pensées (1670); il est suivi en cela par Nicole  (Sticker-Métral – Op. cit – p147)

[4]  par exemple quand il est honoré et flatté pour des « qualités empruntées » qu’il identifie à ce qu’il est en lui-même comme dans le  fragment 688   Pensées

[5]Sticker-Métral – Opus cit – p14

[6]Dans ses Pensées, ou dans la Lettre à M. et Mme Périer (1651)

[7] Essais publiés entre 1671 et 1678.

[8] Réflexions ou sentences et maximes morales (1665)

[9]Telle est la leçon qu’on peut tirer du mythe de Narcisse à partir des Métamorphoses d’Ovide (III, 336-510)

[10]L’homme et son image La Fontaine dans Fables (Livre de Poche  – 1, XI, p55)

[11]Sticker-Métral – Opus cit, p 690

[12]Pensée 978: « L’homme n’est que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres »  Classification Lafuma, Seuil

[13]Entretiens avec M.De Sacy – « Epictète (…)  se perd dans la présomption de ce qu’on peut » ( GF – Flammarion – p102)

[14]  Pensée 978

[15] Se considérer, c’est « se voir tout autre » que ce qu’on désirerait être, c’est donc à la fois tendre à accomplir et inévitablement décevoir l’amour de soi dans sa satisfaction. Voir V.Carraud – Opus cit – p332-334

[16]Pensée 597

[17]« le poids qui emporte la balance » III, page 261

[18]Descartes – Passions de l’âme – Article 153 – (Oeuvres philosophiques III, Classiques Garnier, p1066)

[19]Thèse cartésienne développée dans les Passions de l’âme (1ère partie) même si Descartes précise que cette connaissance de ces mécanismes nous échappe dans le détail de leurs effets sur l’âme et que doit lui être joints en vue de la maîtrise des passions  « des jugements fermes et déterminés concernant la connaissance du bien et du mal » (Article 43)

[20]B.Guion Pierre Nicole moraliste – page 27-50

[21]C’est là un des aspects de l’augustinisme de Nicole comme le remarque B.Guion – Opus cit – page 106

[22]B.Guion Pierre Nicole moraliste – page 106-107

[23]B.Guion Pierre Nicole moraliste – page 108

[24]Même si on a vu que la morale n’était qu’une façon d’introduire à la méditation religieuse chez Pascal

[25]Avertissement du Tome 1 des Essais cité par L.Thirouin – Introduction de l’édition PUF – p7

[26]Pensée 90

[27]Pensée 597 et Gouhier Blaise Pascal – Conversion et apologétique – VRIN – p52

[28]De la charité et d l’amour propre dans Essais de morale PUF – p383

[29]Idem – p384

[30]Idem – p387

[31]Pensées de Pascal – Fragment 615, Lafuma (Seuil)

[32]B.Guion Pierre Nicole moraliste – p330

[33]De la charité et d l’amour propre dans Essais de morale PUF – p392

[34]Idem – p385

[35]On peut ici penser à la façon dont Platon analyse le phénomène de la flatterie dans le Gorgias, utilisant cette image de la dissimulation de la cuisine et de l’esthétique (puis de la rhétorique et de la sophistique) derrière le masque des arts de la médecine et de la gymnastique (puis de la législation et de la justice) – Gorgias, 464b/465e

[36]Idem – p394

[37]Idem – p395

[38]Pensées Lafuma – 90

[40]Essais de morale – p412

[41]C’est ce désespoir que menace, pour Pascal, la doctrine calviniste telle qu’il la présente dans  les Ecrits sur la grâce

[42]Essais de morale – p412. L.Thirouin trouve suspect cette formule tendant à altérer le principe d’une grâce efficace. Nicole s’émancipe donc ici de Pascal et du jansénisme

[43]Opus cit, p413

buy windows 11 pro test ediyorum