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MAIL DE SOLEIMAN A SALVATORE

De : Soleiman
A : Salvatore Piracci
Objet : Remerciements
Date : 14/08/2007

Âme,

Pardonnez mes mots, je ne sais comment vous désigner. J’aurais pu utiliser d’autres termes tels que homme, car c’est ce que vous êtes. Âme solitaire ou vagabond auraient également été justes mais il me semble que, ne vous connaissant que de visage, âme était le plus neutre et respectueux d’entre eux.

Chère âme, je souhaite vous dire merci. Merci d’avoir été là, à cet instant. J’en avais tant besoin. Merci de m’avoir redonné confiance : confiance en ce voyage que je croyais fini, confiance en cette nouvelle vie qui me paraissait si lointaine, et confiance en moi. C’est ça ! Cette confiance que j’avais oubliée, laissée derrière moi, comme j’ai laissé mon ancienne vie, auprès de ma famille. Vous avez su me redonner la force de croire en moi, Soleiman, un homme qui était perdu, ou plus justement, qui s’était perdu.

Je m’étais perdu, il est vrai, et je ne suis pas fier de ce que j’ai fait durant ce temps. Mais je l’ai fait pour survivre. Pour cette nouvelle vie qui m’attendait, mais aussi pour mon frère.

 Lui fait partie de ceux qui restent. Il n’en a pas vraiment eu le choix pour être honnête, cette maladie qui le ronge va gâcher sa vie, le mener à la mort. Alors je vis pour lui.

Cette aventure je la fais pour lui, pour qu’il puisse vivre la vie dont il avait tant rêvé à travers son frère, et qu’il soit fier de son frère. Fier du chemin qu’il a parcouru et de ce qu’il a enduré pour s’offrir cette nouvelle vie. Aujourd’hui, peut-être veille-t-il sur moi, comme vous l’avez fait durant ce voyage. Je n’en sais rien et je ne le saurai probablement jamais. Alors je vis. Je vis pour lui, je vis pour nous, je vis pour deux. Deux frères avec un rêve commun qui a enfin été atteint. Et je vous remercie car c’est grâce à vous. A un moment où j’allais abandonner, vous étiez là, sur cette place. Comme si vous m’attendiez et que vous seul pouviez me guider pour retrouver mon chemin.

Vous êtes en droit de vous demander pourquoi. Pourquoi vous ai-je donné ce collier de perle vertes et non autre chose ? La vérité est que ce dernier représente Jamal, mon frère, et le dernier lien que j’avais avec lui, la dernière trace de vie qu’il me restait de lui. Quand j’ai appris, en haut de cette montagne, que notre voyage ensemble s’arrêtait là, mon monde s’est écroulé et ma détermination envolée. Pourquoi continuer ? Pourquoi sans lui ? Dans quel but ? Je ne savais plus. Tout ce voyage ne faisait plus sens pour moi. Après l’extrême joie ressentie lors du passage de la frontière est venue la peine immense, indescriptible de cette annonce inattendue. Mais comme je l’ai compris à cet instant, « aucune frontière ne vous laisse passer sereinement. Elles blessent toutes ». Celle-ci en particulier…

Alors quand je vous ai vu, que je me suis rendu compte de qui vous étiez et de ce que vous représentiez je n’ai pas hésité. Il m’a semblé évident de vous remettre ce souvenir si précieux car je sens, enfin je sais, que vous allez veiller sur lui tout autant que sur moi.

Aujourd’hui c’est grâce à vous que je suis capable de rendre fier mon frère. C’est grâce à vous qu’il continue, je l’espère, à vivre à travers ce voyage et à travers moi. Il serait tellement heureux de savoir à qui j’ai donné ce collier et pour quelles raisons. Mais je sais que de là où il se trouve, que ce soit dans la maison où nous avons grandi ensemble ou ailleurs, il le sent, il le sait. Il sait que je ne pouvais passer devant vous sans vous faire cette offrande si précieuse à notre cœur.

Ce voyage a été tellement difficile, surtout sans cet être si cher. Mais il m’a tellement apporté. Il m’a appris que dans l’urgence, l’homme que nous sommes peut devenir un monstre sans cœur et que même des hommes confortables peuvent être, eux aussi, des monstres. J’ai vu et fait des choses que je souhaite oublier, effacer de mes pensées. Parce que c’est trop dur, affreux, cruel, barbare. Je sais malheureusement que c’est impossible. Que ces pensées seront ancrées en moi, dans mon esprit, jusqu’à mon dernier souffle. Elles me hanteront tant que ma vie durera. Mais ce sont des souvenirs, affreux certes, mais des souvenirs de ce voyage, de cette étape de ma vie, de cette épreuve que je ne pensais jamais surmonter seul.

A vrai dire, je n’étais pas réellement seul. Boubakar était avec moi. Vous n’avez pas eu la chance de le rencontrer, il était à la recherche d’un bus que nous puissions prendre pour nous rendre à Oujda quand nos chemins se sont croisés. J’aurais aimé que vous le rencontriez ou que vous l’aperceviez au moins, pour que vous puissiez avoir en tête son visage, son regard : déterminé. J’aurais aimé que vous veilliez sur lui comme vous l’avez fait sur moi. Qu’il ait la chance de vous voir, de trouver à travers vous cet espoir perdu.

Mais finalement cela aurait été inutile car, lui, l’espoir il ne l’a jamais perdu. Après sept années d’errance il avait toujours la même détermination et cette forme de bienveillance et d’ouverture que nous avons tous perdu dès le premier obstacle. Je l’admire. J’admire l’homme qu’il est. L’homme qui m’a accueilli, aidé et aimé, je crois. Aucun mot ne pourra jamais retranscrire l’entièreté de la reconnaissance et de la gratitude que je lui porte. Et c’est pour cela que, égoïstement, je dis que j’aurais aimé que vous puissiez veiller sur lui. Mais il n’en avait pas besoin, j’en avais besoin.

Malgré tout je suis persuadé que vous avez pris soin de lui à travers moi et cela même si vous ne l’avez jamais rencontré. Car nous ne faisions qu’un. Cet homme, « le boiteux », que je trouvais si étrange quand je l’ai vu pour la première fois, est ce que je considère aujourd’hui comme ma famille. Il est ce que j’ai de plus proche d’une famille. Et je crois que toutes ces étapes que nous avons su franchir ensemble nous lient d’un lien que les liens de sang ne pourront jamais égaler. C’est quelque chose de fort et de pur que je ne saurais expliquer. Mais c’est ici, en moi. Ce sentiment a pris sa place dans mon cœur sans que je ne m’en rende compte et j’en suis reconnaissant. C’est pour cela que je suis allé l’aider à franchir la barrière de Ceuta alors qu’il m’en avait formellement interdit. Je ne pouvais le laisser là, seul. Il serait mort à cette heure, trop handicapé par sa jambe. C’est lui qui m’a sauvé le jour où je me suis fait battre et dépouiller par les passeurs libyens alors que ces derniers devaient m’emmener en Europe. Alors que l’on m’avait laissé pour mort, seul sur cette plage, il m’a attendu sans n’avoir aucune idée de l’homme que j’étais. Après tout cela, tout ce qu’il a fait pour moi, je ne pouvais le laisser. Et même si j’y avais pensé, mon cœur ne m’en aurait pas laissé le choix. C’était impossible, impensable. S’il était mort cette nuit-là, je serais mort avec lui. Je n’aurais jamais atteint mon but. Peut-être que les marocains m’auraient tué, ou que j’aurais fini écraser sous les corps qui tombaient entre les deux murs de la barrière. Peu importe, je serais mort. Et si je ne l’avais pas été dans ces circonstances alors je serais mort de mes remords. Car les souvenirs atroces sont une chose mais les remords en sont une autre. Ils vous rongent, ils vous mangent de l’intérieur. Et je n’aurais pu y échapper.

Aujourd’hui je suis heureux. Je suis là où j’ai toujours rêvé d’être, en Europe. J’ai trouvé ce que je cherchais, un eldorado. Un endroit où je me sens bien, qui me correspond et auquel j’appartiens.

Contrairement à ce que vous pourriez penser, cet eldorado n’est pas un lieu réel dans lequel vous pourriez vous rendre. L’eldorado est en moi.

 Grâce à ce voyage, je me suis retrouvé, ou plutôt trouvé. A ce jour j’ai en moi tout ce dont j’ai besoin et je crois que c’est cela l’eldorado, un endroit de bien-être et d’abondance. Tout cela je le retrouve en moi. Mon âme contient l’entièreté de ce dont j’ai besoin et je crois que je pourrai aller n’importe où, ce sentiment resterait le même. C’est en moi que je garde mes souvenirs, ceux de ma famille, de mon pays, de mes anciennes habitudes, ceux de mon voyage. Mes souvenirs heureux, malheureux et ceux que je préfèrerait oublier. Mais c’est ce qui me constitue. Je pense donc que l’eldorado n’est pas forcément un lieu. Dans mon cas, je suis mon propre eldorado car mon âme et mes souvenirs regroupes tout ce dont j’ai besoin pour vivre la vie dont j’ai rêvé toutes années. L’eldorado aurait pu se trouver dans mon pays d’origine, auprès des miens mais je suis persuadé qu’il me fallait faire ce voyage et traverser toutes ces épreuves pour me trouver, et donc, le trouver.

En y pensant, je ne sais pas pourquoi je vous dit tout cela. Ou peut-être que je ne le sais plus. Peut-être que j’ai simplement besoin de m’exprimer, d’écrire ce qu’il s’est passé, ce que j’ai ressenti pour m’en libérer. Pour me libérer de certaines choses et me débarrasser des autres, plus monstrueuses. Et je dois avouer que je suis bien trop pudique pour admettre tout cela à quelqu’un que je connais. Vous pourriez donc penser que je choisi la facilité mais j’en avais besoin. J’avais besoin de vous raconter, de vous remercier.

Je ne sais comment finir ce mail, alors je vais aller vers la simplicité et sûrement me répéter.

Merci.

Respectueusement.

Soleiman, un homme retrouvé.

1 commentaire pour “MAIL DE SOLEIMAN A SALVATORE”

  1. Ce mail est très fort en émotion. Il exprime les sentiments de Soleiman de manière très profonde et si intéressante tout en retraçant son parcours si compliqué . Il est très bien écrit et agréable à lire. En effet on arrive à se projeter dans la lecture que nous avons effectué. On retrouve de nombreux éléments qui décrivent son aventure. Ce mail est également très intéressant dans le fond car il s’adresse à un homme qu’il n’a vu qu’une fois et qu’il considère comme une ombre, ce qui est qualifié ici d’âme.

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