La conscience à travers le regard

Jean Luc Nancy définissait à l’occasion d’une chronique portée sur le regard, « Regarder, c’est garder deux fois », le regard comme intention de la vue sur le monde matériel. C’est à cette occasion que nos esprits s’échauffèrent, et nous vîmes la différence entre vue et regard, et donc l’intention de l’homme, son ouverture sur le monde et l’antre de l’intention même, la conscience. L’observation du fait que le regard en soi pouvait nous perturber était alors préambule de notre réflexion. Le regard est-il alors la porte de notre conscience? Le regard est-il la simple matérialisation de notre conscience ou vit-il par lui même? Le regard est-il attiré par le regard et agit-il donc instinctivement ?

Le regard suppose l’intention à la vue ; en effet, le regard se diffère de la simple vue, si bien que notre cerveau par exemple ne retient en vérité que ce qui est regardé et non ce qui est à proprement parler simplement vu. De l’ordre du dixième de ce qui est vu est retenu et cet effort du cerveau nécessite certainement une attention et donc une intention. La vue, comme nous l’expliquait Al Hazen au XIIIe siècle, est un phénomène dont l’origine est extrinsèque au corps de l’homme, nous voyons seulement ce qui est au jour de la lumière, et nos yeux ne sont que les réceptacles de ce phénomène. Néanmoins, comme auraient pu le pressentir les philosophes antiques, le regard suppose une direction allant de l’œil ou plutôt de la conscience vers le monde matériel. Berkeley affirmait que le regard et la conscience étaient à l’origine du monde matériel, l’œil et l’âme sources de toute chose existante. Leibniz nous oblige lui aussi au solipsisme en cela que chacune des monades qui existent restent impénétrables. Il semblerait donc que la conscience soit inaccessible par le biais de nos sens, la vue, le regard, si puissant soient-ils, ne peuvent franchir la barrière de la conscience étrangère. Il nous est pourtant bien clair que le regard étranger, le regard visible, est une atteinte, presque une agression, touchant même au viol de notre conscience, de notre intimité, notre identité.

Nonobstant, il semblerait que le regard puisse tout de même atteindre la conscience et la modifier radicalement. Gogol ,dans sa nouvelle Le portrait, nous donne à voir un homme rendu fou par le regard du diable lui-même. Ce changement irrévocable de cet esprit est dû à un regard sans cerveau, sans contrôle sans preuve matérielle d’une quelconque intention. Que dire donc du regard ? Est-il subordonné à l’intention de quelqu’un ou vit-il de lui même, est ce donc une simple interface, un outil pour percevoir le monde sensible ou bien le miroir de nos affects, de notre pensée ?

On relève également une infinité d’intentions dans un même regard : un regard triste, empli de haine, admiratif, coléreux, désireux, et tant d’autres. Au final, on se rend compte que ce regard que l’on porte sur les choses, les autres et le monde en général, n’est autre que le reflet de nous-mêmes.

Ce qui nous amène à réfléchir sur ce qui peut attirer notre regard pour savoir si effectivement notre conscience passe par ce dernier.

Premièrement, le regard est attiré par le regard, plus présentement par celui des autres mais aussi par celui des objets, du monde en général, car c’est le monde qui nous regarde et pas l’inverse. Le regard serait donc extérieur : ce qui semble le plus évident pour nous n’est autre que notre peur unanime du regard des autres. Et cela commence très tôt, dès l’enfance, nous n’osons pas regarder nos parents, ou les autres adultes dans les yeux, lorsque nous avons fait une bêtise. En effet, on a beaucoup trop peur que nos manigances ne soient un jour découvertes car on verrait dans nos petits yeux d’innocents que nous mentons. Ceci fait partie des nombreuses preuves qui indiquent qu’il y a bien quelque chose qui passe par notre regard et qu’on ne veut pas laisser voir de tous.

D’un point de vue plus scolaire (si nous pouvons nous le permettre) ou bien culturel, Georges Orwell raconte dans 1984 que Winston ne peut se sentir en sécurité que s’il éteint la lumière car il ne peut alors pas être vu, (cela se déroule dans un contexte de régime totalitaire où la censure et la pression sont très présentes de la part de l’extérieur justement). Dans cet exemple, on voit alors qu’il protège sa vie privée en protégeant le fait d’être vu. Donc le regard contient beaucoup plus qu’on ne pourrait le soupçonner.

Le regard est semblable au vecteur puisqu’il comporte aussi un sens et une direction. Néanmoins, comme aurait pu le pressentir les philosophes antiques, le regard suppose une direction allant de l’œil ou plutôt de la conscience vers le monde matériel.

Mais pourquoi s’arrêter à une dimension si réductrice du regard en tant que vue ? En effet, nous avons pu démontrer précédemment qu’on ne parlait plus tellement de regard mais plus justement, ou plus de façon plus révélatrice, sans doute : d’une vue de la conscience. Pensez au cas des aveugles, ils ne possèdent pas ou plus le regard et pourtant ils développent à l’aide d’autres sens tels que le toucher ou l’ouïe, une vue aussi précise que celle des voyants. Ils se construisent un regard sur le monde aussi légitime que celui que peuvent revendiquer nos deux yeux. On remarque alors que tout être trouve toujours un moyen pour créer une connexion avec le monde extérieur à l’aide de son regard qui peut passer par la vue, le toucher l’ouïe ou autre, mais qui a pour point commun quelle que soit la situation : un lien direct avec notre conscience.

(Nous pouvons relever que lorsque l’ouïe est mise en jeu, on emploie alors le terme de « percevoir » au lieu de « voir », on entend alors percer et voir. Ce verbe sous-entend l’action de percer la conscience par le regard. Il soulève l’ambiguïté du pouvoir que possède le regard à vouloir atteindre la conscience de notre altérité.)

En allemand, regarder se dit aussehen, « voir au dehors » « sembler », c’est ce verbe qui peut nous aider à comprendre ce que le regard implique. Le regard c’est porter une attention mais aussehen c’est y porter une intention, comme si l’extérieur devait porter sa vue sur nous-mêmes. Ainsi, le regard perd de son individualité, le regard n’est pas sans l’autre. Nous nous révélons ainsi aux yeux de tous, mais restons impénétrables car aussehen c’est voir en dehors nullement intérieurement. Le regard nous explique en cela qu’il nous déplie, explicare et nous ouvre vers le monde.

Comment expliquer alors que le regard nous agresse, nous extirpe bien trop de notre intimité, en cela qu’il a le « pouvoir » de nous sortir de nous, de nous sortir de notre introspection ? Le Portrait de Gogol nous raconte l’histoire d’un homme devenu fou par le regard du Mal, comme si le regard d’un portrait l’avait tellement atteint que sa conscience et sa santé mentale en avaient été à jamais altérées, détruites. La volonté dans un regard est si puissante que ce dernier a le pouvoir non pas de pénétrer et entrevoir, comprendre l’autre dans son entièreté, mais le modifier à sa guise. C’est la façon de regarder, le type de regard comme un modus operandi qui nous agresse et nous change. Un regard bienveillant, comme celui d’une mère peut ravir l’enfant, comme le regard de son bourreau peut le rendre triste et le détruire psychologiquement.

Ce n’est pas le regard en soi qui nous change mais la conscience de l’autre, c’est un combat ou bien un consensus entre deux êtres qui s’interrogent, se battent, se mettent à l’épreuve, s’aiment et se veulent. Le regard, même figé dans le temps, possède une aura propre, celui de son auteur. C’est en cela que le regard est à la fois le réceptacle de la conscience de l’autre, de la nôtre, et du monde matériel et immatériel, conscrit et étendu comme spirituel et éternel, un peu comme l’art.

 

 

Irène, Zoé et Tarik

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