Roxane, Didon et les autres

L’amour est une source titanesque d’inspiration pour les artistes. Toutes les époques ont leurs couples mythiques : Roméo et Juliette, la princesse de Clèves et le duc de Nemours, Candide et Cunégonde, Ulysse et Pénélope, Rose et Jacques… Les tourments de la passion sont au cœur de la plupart des œuvres, entraînant parfois des fins désastreuses. Pourtant, les habitudes stylistiques évoluent. Quelles sont les différences entre le suicide amoureux de Roxane, des Lettres Persanes, et celui de Didon, dans L’Eneide ? En quoi cela témoigne-t-il de l’évolution de la perception de l’amour au fil du temps ?

– Didon, reine de Carthage, s’est offerte à Enée, perdant ainsi le respect que son peuple lui vouait. L’humiliation que son amant a provoqué chez elle en partant est si grande que seule la mort peut l’en délivrer. Didon meurt afin de conserver le peu de dignité qu’il lui reste. En revanche, Roxane meurt afin d’échapper à l’emprise de son mari. Elle meurt par amour pour son amant défunt, mais surtout par choix, afin de conserver sa liberté. La mort est pour elle préférable à la soumission.

-Roxane n’a jamais aimé Usbek, elle a toujours été obligée de le côtoyer. Montesquieu met l’accent sur les mariages forcés qui engendrent le malheur chez les femmes, contraintes d’obéir à un homme qu’elles n’aiment pas forcément. Didon, elle, était follement amoureuse de Enée, mais le considère à présent comme un « cruel dardanien ». Pourtant, elle n’a jamais été forcée d’être avec lui.

-Usbek a ordonné à ses gardes de tuer l’amant de Roxane. Certes, leur liaison était illégale, mais lui aussi trompait sa femme. Leur relation était fortement inégalitaire, Roxane n’a pas eu de rôle à proprement parler dans l’histoire qu’est la sienne. Didon, elle aussi, était soumise au poids de la fatalité. Enée est parti car il ne pouvait pas ne pas fonder la nouvelle Troie. Le destin, la tragédie et la religion ont une importance cruciale dans ces deux récits.

-Roxane s’injecte du poison dans les veines. Il est possible de faire un parallèle avec sa vie : lent, sinueux, son mari s’immisçait dans sa vie et l’emprisonnait. La mort de Roxane est symbolique puisqu’à travers elle, Montesquieu montre que la lenteur et la perfidie, attributs principaux du poison, sont les pires dangers de la société. Didon, quant à elle, allume un bûcher afin de faire naître des flammes qui préviendront Enée de sa mort. Elle se poignarde avec l’épée que son amant lui avait donnée. La mort de Didon est symbolique, puisqu’elle ne meurt pas que pour elle. En effet, elle adresse un ultime message à Enée : la passion qui l’habitait l’a consumée. Virgile montre donc que la passion, du latin patior, est douloureuse.

-Roxane passe de « le sang va couler dans mes veines » à « le poison me consume ». Cela montre qu’elle tient ses promesses et que rien ne la fera reculer dans sa démarche mortuaire. Elle ne pense à personne d’autre qu’à elle. Didon parle d’elle au passé : « vixi ». Ainsi, elle se considère comme morte. Elle se projette dans sa mort comme d’autre se projetteraient dans un mariage. Elle parle de la réaction qu’aura Enée à sa mort, et notamment de la vengeance qu’elle n’aura pas le temps d’accomplir.

Les deux auteurs, Montesquieu et Virgile, avaient des objectifs très différents pour leur personnages. Roxane a pour rôle de détruire l’image que le lecteur avait d’Usbek en le dépeignant comme tyrannique. Ainsi, le lecteur n’associera pas l’auteur au protagoniste : c’est un moyen très habile d’éviter la censure. Didon, elle, devait expliquer poétiquement l’origine des guerres puniques. En effet, Virgile devait faire la gloire de Rome dans son œuvre.

Ainsi, le temps a fait son œuvre, et la perception de l’amour n’est pas la même. Il aurait également été intéressant de faire le même travail avec une histoire romantique moderne. Peut-être dans un autre article ?

Bleuenn

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