Suerte de varas

Ce à quoi sert trop souvent la phase des piques et ce à quoi elle devrait servir

Malheureusement, le tercio de piques est devenu dans la plupart des cas un mal nécessaire ou même pire, une partie de la lidia dont on ne comprend plus la fonction. Depuis 1928, avec Corchaíto (premier toro qui reçut la vuelta à Madrid malgré sa mansedumbre aux piques) et l’apparition du caparaçon, un secteur de l’afición n’a plus considéré cette phase du rite comme la manière de mesurer la bravoure et à partir de là on n’allait plus aux toros, comme on disait, même si on le dit encore, on allait voir toréer. Par la suite, le toro a évolué en ce sens, vers plus de noblesse et moins de puissance. Le plus souvent, il n’est plus nécessaire de corriger le port de tête et pour beaucoup de toros il n’y a pas besoin non plus de doser leurs forces, ce qui fait que les raisons d’être de cette épreuve ont fini par s’inverser et il semblerait qu’actuellement elle serve, plus qu’autre chose, à décongestionner l’animal en le faisant un peu saigner.

Cependant, si on veut sauver ce patrimoine culturel qu’est notre tauromachie, il ne faudra pas aller vers plus de raffinements mais vers la préservation de l’essence de la Corrida dans toute son intégrité, dont l’épicentre se trouve ici. Pourquoi ? Eh bien parce qu’on ne peut continuer vers plus de « toréabilité » quand on voit les toreros se faire passer sans grande émotion les toros devant et derrière à moins qu’on veuille qu’ils se les fassent passer sous la jambe comme font certains joueurs de tennis avec la balle, sous les applaudissements du public il est vrai.

Je veux dire qu’on perd de plus en plus le respect du toro. Je ne doute pas qu’ils peuvent toujours tuer, mais ils chargent parfois avec tant de bonté qu’un torero moyennement préparé dans une école de tauromachie n’a pas besoin de s’imposer à lui car, plus que poursuivre la muleta, le pauvre animal (c’est parfois l’impression qu’il peut donner) semble la suivre. Dans presque toutes les retransmissions, nous entendons de manière réitérative que tel toro n’a pas beaucoup de force alors qu’un taureau brave ne devrait jamais faire de la peine mais au contraire susciter notre admiration (l’homme a toujours voulu revêtir ses attributs de vitalité et de fertilité lorsqu’il était un véritable mythe et parfois une divinité). Un toro doit avoir de la puissance, un brin de sauvagerie (vouloir prendre) mais aussi de la noblesse et beaucoup de bravoure bien-sûr. Mais le fond de bravoure qui se noie car elle n’arrive pas à la surface ne sert à rien, c’est une bravoure vaine.

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Il se trouve que dans les arènes les plus importantes on ne pratique plus la suerte des piques comme elle devrait être pratiquée. Dans un mois entier de San Isidro, tous les toros ont reçu le même nombre de piques, les réglementaires, non pas qu’aucun toro n’ait pu donner du spectacle, mais parce que les acteurs cachent leur bravoure, en écourtant le tercio parce qu’ils le considèrent comme une formalité (seuls Castaño et Ferrera, exceptionnellement et avec un toro exceptionnel montrent autre chose). Je suis un aficionado fait à Séville et qui a dû découvrir la beauté de l’art de Badila en France où les primes en espèces ont permis de revaloriser le premier tiers. Tout a commencé dans des villages où quelques irréductibles ont voulu faire les choses de manière différente (un peu comme à Azpeitia) et avec un si bon résultat que cela a influé sur les arènes importantes. Et non l’inverse. Ce n’est pas que le public français aime piquer pour voir piquer, c’est que certains lui ont donné l’opportunité de voir un spectacle sans pareil. Et pour illustrer mes mots, seulement pour la saison dernière, j’ai eu la possibilité, en quelques corridas, de voir des choses incroyables qui dans plusieurs cas a mis toute une arène debout. Par exemple, à Aignan, le dimanche de Pâques, Tito Sandoval a fait un bon tercio à un toro de Concha y Sierra et un autre grandiose, en juillet, à Mont de Marsan au toro Dormilón de Cebada Gago, qui reçut quatre piques, les deux dernières depuis le toril. Dans la même grande corrida (au lendemain d’une grande corrida de toreros), Esquivel fut énorme face à Piporro avec 4 piques également. Auparavant, Iván García avait infligé autant de puyazos à Cubano de Valdellán qui reçut une vuelta à Vic, prix que reçut également, Torrealta, du même élevage qui, à trois ans à peine, fut piqué quatre fois de loin et d’une manière enjouée même s’il a peu poussé. Dans la même novillada du 1er mai, à Aire sur l’Adour, il y a eu un autre grand novillo, Quirúrgico, de Raso de Portillo, piqué DANS LE MORRILLO par son mayoral, José Agudo. Dans la grande novillada (beaucoup plus forte que la précédente) de Pedraza de Yeltes à Garlin, on fit donner la vuelta à Quitasol après un bon tercio de piques en 3 rencontres où il poussa comme à la mêlée sous le fer de Luis Miguel Neiro qui reçut le prix. Je terminerai par la caste des Granier notamment celle du 5e, pour qui le mouchoir bleu fut sorti, et qui chargea le cheval d’un Gabin Rehabi torerissime avec une vivacité hors du commun.

La suerte des piques existe malgré ce qu’on peut croire si on ne va pas dans des arènes où l’on cherche un bétail capable de donner du spectacle et où l’on exige de faire les choses comme il se doit pour mettre en valeur la bravoure des toros : engager une bonne écurie, contrôler le montage de la pique, soigner les mises en suerte, piquer de face et au bon endroit, lever la hampe dès que le toro arrête de pousser, le mettre de plus en plus loin, ne pas vriller ni boucher la sortie et le sortie rapidement. A quoi sert la suerte des piques dans les élevages qui élèvent le toro brave éternel ? A la même chose depuis toujours :

1. Mesurer la bravoure du toro

2. Doser ses forces

3. Corriger son port de tête

4. Le décongestionner (pour la plupart des professionnels il est nécessaire de faire saigner le toro mais les scientifiques sont beaucoup plus dubitatifs sur l’interêt d’une bonne saignée)


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