La tauromachie actuelle

La décennie suivante est marquée, outre le retour à l’authenticité (les premiers toros marqués au fer rouge pour garantir leur date de naissance sortent du toril en 1972) et l’apparition du gros toro, par des toreros comme le regretté Paquirri, qui  était un torero d’un grand courage, par la qualité sobre d’Ángel Teruel, le lidiador Ruiz Miguel, la science (parfois trop sage) et l’esthétique de José María Manzanares et également le matador Niño de la Capea – un torero des plus complets qui atteindra une dimension plus importante dans les années 80 -, l’art castillan de Julio Robles, sans oublier Dámaso González, qui torée dans un mouchoir de poche, en liant les passes dans une immobilité absolue, et qui est le précurseur de la tauromachie de Paco Ojeda que certains jugeront révolutionnaire.

Le torero de SanlúcaPaco Ojeda "templant" et tordant la charge du toror est en effet considéré par beaucoup comme le dernier révolutionnaire pour avoir réussi la quiétude absolue (ne boit-il pas à la source du toreo de Manolete ?), pour les terrains pratiquement irrationnels qu’il occupait devant les toros (contribuant à ce que d’aucuns considèrent comme leur suppression) et pour sa ligazón des deux côtés dans une immobilité absolue et un aguante hors du commun. Outre le fait qu’Ojeda a été capable, grâce à sa personnalité torera, d’imposer ses manières au plus grand nombre, la différence de son toreo avec celui de Dámaso c’est le tracé courbe des passes permettant un toreo totalement emmêlé (en 8) quand celui du second était plus rectiligne et son toreo encimista souvent par le haut. Donc Ojeda progresse sur deux plans : sur le toreo statique (enchaîné) et sur le toreo de proximité (sans enchaînement ou en tous cas avec des pauses). Les deux sont, c’est certain, les premiers (l’un avec un bétail plus difficile que l’autre) à profiter des charges moins mobiles des toros apparus dans les années 70 où la fraude sur l’âge est certes devenue marginale mais où la mode d’un toro obèse, gonflé aux aliments composés dans les mois précédents son envoi aux arènes, s’est imposée. Cependant la tauromachie statique d’Ojeda est plus asphyxiante pour ses adversaires : il ne cherchait pas à s’adapter aux conditions des nouveaux toros mais à leur imposer sa domination en les contraignant par un tracé contre-nature issu du seul esprit humain. Ils ont également été capables de temple dans des terrains très courts. La distance et donc la perspective disparaissent, la structure de la faena confine à l’unité, les séries se fondent, les dogmes s’affolent, les terrains s’effondrent, l’impossible devient vérité : Ojeda serait-il le Picasso du toreo ?

Paco Ojeda, en compagnie du technicien Espartaco, laissera sa trace sur les années 80. En  contre-point, un torero atypique, à contre-courant, le très grand banderillero Luis Francisco Esplá qui ressuscita le toreo sur les jambes et réinventa un certain nombre de suertes.

Le début des années 90 est marqué par les triomphes du colombien César Rincón et deux grands toreros vont rivaliser dans cette décennie : le torero largo José Miguel Arroyo Joselito et l’élégant et incombustible Enrique Ponce, à côté des exubérances d’un Jesulín de Ubrique. Un mot également pour ceux qui ont affronté pendant 20 ans ou plus le bétail de plus de respect comme le grand lidiadir José Pedro Prados  « El Fundi » ou le malheureux Cyclone de Xérès, Juan José Padilla.

en hombros Arjona1       

Le changement de millénaire est marqué par deux autres grands toreros que sont le polémique et stoïque José Tomás, tour à tour téméraire et splendide, et le jeune maestro « El Juli ». A côté d’eux, nous trouvons deux sévillans : un torero complet au poignet gauche prodigieux et capable devant n’importe quel type de bétail, Manuel Jesús « El Cid » et un artiste sans égal, au toreo magique : « Morante de la Puebla ». Et bien qu’il soit encore trop tôt pour prendre de la hauteur sur notre temps nous devons également distinguer le toreo impavide mais non dénué de finesse de Sébastien Castella mais aussi celui de son compatriote Juan Bautista, plus cérébral et lidiador, comme symbole du renouveau de la tauromachie en France. Il faut aussi mettre en exergue le style alluré et rythmé de José María Manzanares (fils), le toreo d’abandon d’Alejandro Talavante qui possède un prodigieux poignet et celui de Miguel Ángel Perera, aussi moderne que puissant. Parmi les toreros enfermés dans les corridas dures, qui ont réussi à s’y imposer voire à en sortir, citons Antonio Ferrera et  Iván Fandiño qui mettent en avant l’éthique mais aussi Diego Urdiales, d’un classicisme absolu et qui à force d’afición a réussi à se hisser au plus haut en 2018, de même qu’Emilio de Justo aux arguments comparables mais moins dans le rythme qu’en chargeant la suerte. Un mot également sur Manuel Escribano qui n’a pas encore réussi à s’extraire de  ce carcan malgré qu’il soit sans doute le torero le plus complet de sa génération. Et puis il y a le cas de Daniel Luque, qui après avoir suscité beaucoup d’espoir a été relégué aux corridas de second choix où il a lutté pour remonter le terrain perdu en montrant tout à la fois son caractère et sa capacité en plus de son élégance innée et revenir ainsi aux premiers postes.

Dans les dernières années, un jeune torero péruvien a pris le sceptre des mains de Don Julián, il s’appelle Roca Rey, le bien nommé, torero de l’impossible fait réalité et tours en évolution  qui peut encore écrire de grandes pages. A ses côtés, Ginés Marín au classicisme castillan (malgré sa naissance) plutôt froid et Tomás Rufo représentent le meilleur de la nouvelle génération en passe de supplanter la précédente à la longévité jamais vue auparavant. D’autres toreros viennent à l’esprit mais ce sera à eux de parachever leurs œuvres en allant crescendo ou en finissant d’éclore.

Pour clore ce résumé linéaire de l’histoire taurine, disons finalement que la tauromachie est quelque chose d’atemporel, où les contraires fusionnent. Rationalité et sensibilité ou profondeur et sentiment sont indissociables. Il s’agit de deux attitudes de départ qui se croisent pour aller l’une vers l’émotion surgie de la lutte, l’autre vers une intellectualisation surgie de l’art. Tragédie et esthétique sont des concepts qui peuvent rejoindre des manières différentes de voir le monde entre le nord et le sud (entre la culture basque et la culture andalouse par exemple). Il n’a jamais existé une manière unique de comprendre la tauromachie. Comme en toute chose, la diversité fait sa force (par la variété des encastes et des différentes classes de toreros : téméraires, largos, « lidiadors », complets, artistes ou populistes). Quoi qu’il en soit, pour Ortega y Gasset, toréer c’est dominer mais c’est en même temps danser avec la mort. Toréer est devenu parar, mandar, templar et ligar mais il s’agit surtout de la célébration de la vie dans une danse amoureuse. Eros et Thanatos, les deux préoccupations majeures de l’humanité, sont ici en pleine osmose.


1. José Tomás y El Juli sortant triomphalement des arènes de Badajoz. Photo : Arjona.


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