Qu’est-ce que la tauromachie?

Pour certains – et il s’agit de personnes complètement extérieures au thème duquel nous nous occupons – la Corrida est un sport. D’autres, aussi bien informés que les précédents, prétendent qu’elle est une survivance des jeux du cirque, ou bien un spectacle barbare qui ne ressemble à rien d’autre, et il est certain que la tauromachie est quelque chose d’à part. Pour la majorité des aficionados, la tauromachie est un Art de plein droit.
En réalité, une corrida est un spectacle, tout comme le théâtre ou la danse, qui met en scène un monstre noir (le plus souvent) et un faible être humain, dans une lutte inégale dans laquelle l’animal ne connaît pas à l’avance les règles. Cependant, l’homme peut dominer ou être dominé par l’animal. L’un ou l’autre peut vivre ou mourir, même si généralement on voit l’intelligence triompher sur la force brute. Ce qui est exceptionnel c’est la grâce du toro comme la mort du torero.
Certaines personnes bien intentionnées ont vu dans la Corrida une forme de catharsis par rapport à la violence, en particulier sous le franquisme, empêchant le peuple espagnol de se soulever. Peut-être cette idée a-t-elle quelque fondement, mais il est nécessaire de l’expliquer plus en profondeur. Sans doute la tauromachie pacifie-t-elle une nature humaine inconsciemment violente, mais en aucune manière, nous, aficionados, allons aux arènes pour assouvir une soif de violence consciente. Ce n’est pas la mort du toro en elle-même qui plaît mais une manière esthétique de dominer celui-ci. En fait de catharsis de la violence, la tauromachie, sous la dictature, assumait plutôt le rôle de moyen d’expression et d’illusoire libération, tout comme le football. Les arènes et les stades étaient des lieux où l’on pouvait crier, encourager, huer… et certains partis actuels qui voient de l’idéologie là où il n’y en a pas ne devraient pas se tromper de cible. La France est un bon exemple pour démontrer que il n’est en rien contradictoire d’être républicain et aficionado.
Si la tauromachie espagnole adopte la forme d’une lutte, elle n’est pas, à rigoureusement parler, un combat entre un homme et une bête féroce. En s’asseyant sur les gradins on assiste avant tout à la lidia d’un toro – terme sémantiquement proche en espagnol mais différent et propre à la tauromachie -, qui est le travail de domination du torero sur l’animal, à partir d’une technique, et qui, lorsqu’elle est dépassée, pourra laisser le pas à sa dimension artistique. Si les aficionados toristas donnent la primauté à la première, les aficionados toreristas, s’il est besoin de choisir un camp, donnent plus d’importance au deuxième. Cependant, il faut savoir apprécier la lidia, la technique si l’on préfère, qui est une étape obligée vers la réalisation de quelque chose de plus éthéré ou ce qui permet de s’armer de patience jusqu’à l’apparition du sublime. Sans doute l’idéal de perfection se trouve-t-il dans un équilibre entre ces deux aspects de la tauromachie, qui sont en fait ceux de l’émotion tragique et de l’émotion esthétique. Chacun fera peser la balance du côté qu’il préfère. Les bons aficionados sans doute se situent-ils à proximité, d’un côté ou d’un autre, de cet idéal théorique, car Art et Tragédie ne sont pas des éléments antagoniques mais indissociables et que tout est une question de nuances. Ortega y Gasset écrivait :
« Toréer c’est sans doute dominer l’animal, mais c’est aussi, à la fois, une danse devant la mort, comprenons par là devant sa propre mort. »1
Aux deux extrêmes, nous trouvons d’un côté des personnes qui vont aux corridas premièrement pour voir des toros volumineux et bien armés, sans doute par nostalgie d’un mythique et pour cela illusoire passé, et en second lieu – parce qu’il est difficile qu’un torero les comble avec un matériel parfois à peine moins qu’impossible, avec poder et trop de nerf – pour assister à une démonstration de courage et par forcément à une démonstration de maîtrise de la lidia de la part du matador. Ces spectateurs, pas toujours les plus connaisseurs, mais souvent les plus braillards, se trouvent, nous semble-t-il, plus près du primitivisme gaulois, lusitanien ou ibère des jeux du cirque que de la délicatesse de notre temps. A l’opposé, nous trouverons des enthousiastes d’une esthétique sans âme, sans substance ni sens, de la part de toreros moins artistes que ce qu’ils voudraient, de ceux qui composent la figure de manière affectée et sans peser sur un animal sans caste et sans force, ce qu’on appelle le toro « idiot ». Cependant, je crois que la majorité des aficionados veulent voir la faena d’un torero avec un minimum de domination, de temple et de style. Avec une lidia dépurée – et cela depuis l’Âge d’Or et l’osmose définitive, bien que quelque peu schématique, créée par la fusion de l’art de la lidia de « Gallito » avec le toreo de Belmonte – il sera possible d’atteindre un art dépuré, sérieux, sec, classique. Nous citons à ce propos José María de Cossío :
« Pour la domination, la logique veut que plus la passe est longue, plus elle est efficace, et comme dans tous les arts, dans celui du toreo également la solution la plus logique et directe a été la plus artistique et celle qui est revêtue de la plus grande beauté. »2
Dans une perspective opposée, un torero peu technique, qui a besoin d’un toro clair et noble pour développer sa théorie de l’Art pour l’Art, pourra nous laisser entrevoir un toreo plus intuitif et inspiré, possiblement plus gai et baroque, plus fragile aussi. Ce qui est certain, c’est que la tauromachie répond à des canons techniques et esthétiques qui doivent être connus de manière à pouvoir être appréciés.
La tauromachie a d’abord été une technique, une science appliquée, pour se convertir en une activité dans laquelle la beauté est la finalité.
En outre, il convient de citer une phrase de Juan Belmonte, le même qui dit par ailleurs, à un jeune homme qui venait lui demander conseil, la célèbre phrase « Si tu veux bien toréer, oublie que tu as un corps »3 :
« Je fais remarquer cela pour étayer la thèse que le toreo est, avant tout, un exercice d’ordre spirituel. Dans une activité où prédomine le physique un homme physiquement ruiné, comme je l’étais alors, n’a jamais pu triompher. Si ce qui est fondamental dans le toreo était les facultés physiques, et non l’esprit, je n’aurais jamais triomphé. »4
Le toreo est un exercice spirituel ou intellectuel, bien que dans une acception différente de celle qui peut être donnée par l’Eglise ou l’Université. Mais un torero, comme tout artiste, doit avoir un concept de son art et essayer ensuite sa réalisation.
Cependant, l’esthétique actuelle exige un travail corporel préalable qui doit s’oublier au moment de la création, devenir intuitif pour que le toreo ne paraisse pas affecté.
Le toreo est aussi et essentiellement une démonstration de courage revêtue de beauté, une réminiscence des valeurs de la noblesse médiévale, c’est-à-dire une somme de valeurs qui se heurtent parfois à la mentalité moderne.

____________________________

  1. In Sobre la caza, los Toros y el toreo p. 132.

      2. In Los Toros en deux volumes : tome I p. 211.

      3. Cf. Tauromachie de Prevôt-Fontbonne p. 80 : « Sénèque considérait la mort comme le point de référence de la vie. Elle est en effet nécessaire pour que l’homme puisse « sentir » la vie, de même que son contraire est nécessaire à toute chose pour que celle-ci puisse exister. Nous devons donc nous familiariser avec elle et non la craindre, puisque c’est grâce à elle que la vie acquiert toute sa valeur. Elle n’est qu’un « incident » nécessaire. »

      4. Cf. La música callada del toreo p. 86.


Leave a Reply