La création dans le toreo

Des cours de philosophie que j’ai reçus, je me souviens, parmi d’autres idées, de celle-ci qui exprime la chose suivante : créer, c’est découvrir à nouveau. Et il me semble certain que créer c’est donner une nouvelle forme à ce qui existe déjà. La création pure n’est pas un pouvoir de l’Homme, même si celui-ci veut parfois jouer à Dieu. On a tout inventé. Il faut polir la pierre, dépurer les formes, laisser l’essence en apparence, les principes les plus simples, ce qui n’est pas le plus facile.

Le drame, théâtralisé, est interprété par le torero à partir du sentiment qu’il porte en lui et qu’il essaie de transmettre, d’après son style, et qui est, en lui-même, une véritable création. Chaque individu bien qu’il soit physiquement et intellectuellement différent, plus ou moins profond, exprime le toreo selon sa propre personnalité. Nous citons à la suite quelques phrases de Juan Belmonte, qui, en plus de ses qualités toreras, a eu le mérite de réfléchir sur son Art :

« Pour moi, en plus de ces questions techniques, ce qui est le plus important dans la lidia, quels que soient les termes dans lesquels le combat se pose, c’est l’accent personnel qu’y met le lidiador. C’est-à-dire le style. (…) On torée comme on est. C’est ça l’important. Que l’émotion intime dépasse le jeu de la lidia. Que les larmes du torero coulent et qu’il ait ce sourire de béatitude, de plénitude spirituelle que l’homme ressent chaque fois que l’exercice de son art, le sien propre, aussi infime et humble soit-il, lui fait sentir le souffle de la Divinité ».1

La trace d’un torero, ses manières, toutes ses particularités, les détails, qui ne sont pas des manières établies et qui ne valent qu’autour de passes de valeur, mais qui couronnent l’œuvre, en lui donnant un aspect de quasi perfection, participent à la création de ces œuvres. Bergamín appelait le style dire : « Le torero se dit quand il se fait. Et non à l’envers »2, «du fait à la parole, dans la poésie comme dans le toreo, il n’y a aucune distance. Et, cependant, nous avons dit en d’autres occasions que le toreo peut être mal fait et être bien dit, comme l’inverse. (…) ceux qui ont apporté au toreo quelque chose de nouveau, et non de novateur ; quelque chose de véritablement personnel, d’original. Qui ne sont pas des manières, ni des postures mais bien un style ».3

En réalité, la création artistique se trouve dans l’esthétisme, qui est étudié, et dans l’inspiration, qui elle est innée. Cette dernière qualité est le don des grands artistes de la tauromachie. N’est pas un fin artiste qui veut. Certains toreros, qui auraient aimé être considérés comme tels peuvent être caractérisés d’artistes esthétiques, par opposition aux artistes inspirés. Ce qui fait la différence entre lesdits toreros artistes et les autres (qui le sont dans une plus ou moins grande mesure), c’est l’inspiration, cette chose supérieure qui appartient au domaine de l’inexplicable, de l’irrationnel. C’est la qualité des génies, au contraire de l’esthétisme, qui peut être travaillé, même s’il est évident que des qualités naturelles peuvent aider.

Malgré l’impression de répétition que peuvent donner les passes de certains toreros sans grâce, nous croyons qu’il n’y a pas deux passes semblables, mais pour se rendre compte des détails et des nuances il est nécessaire de comprendre le toreo. Pour se faire, nous citons ci-dessous quelques phrases de celui qui jusqu’à peu fut probablement le seul philosophe qui se soit approché de la fête taurine, en plus avec un regard qui nous semble neutre, étant donné qu’il n’était ni aficionado ni taurophobe : « Parce que de ce qui se passe entre le toro et le torero on ne comprend facilement que le coup de corne. Tout le reste est une secrète et subtile géométrie ou cinématique. (…) Toro et torero, en effet, sont deux systèmes de points qui doivent varier en corrélation entre l’un et l’autre ».4 Cette expression de systèmes de points nous plaît particulièrement pour exprimer également l’infinité de trajectoires du leurre à l’intérieure d’une trajectoire grossière, qui est le cadre technique, le cadre de ce qui est possible. Mais nous avons vu qu’il y a eu des moments dans l’histoire du toreo dans lesquels les limites de ce qui était considéré comme possible ont explosé. Le tracé d’une passe, le dessin, est l’élément principal de l’esthétique, plus que la composition de la figure humaine.

C’est en fait l’élément de plus important de l’art du toreo après le rythme, cette musique silencieuse comme disait le poète, et seulement en dernier viendrait l’inspiration, en lien avec le détail qui remplit le vide et parachève une faena. C’est en ces termes que l’exprime un philosophe actuel, Francis Wolff : « Le rythme est pour la série le pendant dans le temps du dessin dans l’espace. Il n’est pas étonnant que les artistes de la liaison soient rarement ceux du rythme ».5 La grande beauté en tauromachie est avant tout le fruit du temple, lequel, dans son acception fondamentale, est quelque chose qui ne s’apprend pas avec la technique. C’est la première qualité des artistes inspirés, mais pas la seule. Cependant, le temple, en lui-même, n’est pas en lien direct avec l’inspiration, mais plutôt avec l’esthétisme, mais dans la partie la moins cérébrale de celui-ci. Le temple est une esthétique en mouvement, alors que par esthétisme nous faisons plutôt référence à l’esthétique instantanée. En effet, la langueur d’une passe lui donne toute son émotion et sa beauté, plus que l’aspect sculptural du corps. La beauté taurine se trouve dans l’ensemble suivant : temple, inspiration et esthétique. Mais le temple en lui-même n’est pas une création.


1. Cf. Juan Belmonte, matador de toros p.318.

2. En La claridad del toreo p. 21.

3. In La claridad del toreo p.42-43

4. In Sobre la caza, los Toros y el toreo de Ortega y Gasset : pp.119-120.

5. In Philosophie de la Corrida p.235.


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