En guise de conclusion

Le toreo a évolué et avec lui le toro. D’un côté il s’est enrichi, des canons se sont rajoutés pour donner ce que nous considérons être le classicisme. D’un autre, même si le leitmotiv « on n’a jamais aussi bien toréé » est répété à l’envi, il s’est appauvri, en oubliant certains de ces canons et en diminuant la force et la caste du toro même s’il a progressé dans un concept très restreint de l’idée de bravoure qui interdit la diversité de comportements et l’émotion qu’elle suppose. La Corrida est malheureusement de plus en plus prévisible. Et malgré ce qu’on dit parfois, le public ne cherche pas cela, un spectacle écrit à l’avance, mais, au contraire, l’émotion qui est consubstantielle à la tauromachie. La corrida idéale ne comprendrait pas 6 toros parfaits, peut-être clonés, avec 6 faenas parfaites, elle aurait un peu de tout : un grand quite par véroniques, un quite de risque avec une larga improvisée, un galleo pour amener le toro au cheval et une brega précise pour l’en faire sortir après au moins un grand tercio de piques mesurées et bien placées, quelques paires de banderilles comme il se doit, une faena dominatrice, une autre plus enjouée, une autre à un manso… C’est-à-dire de la variété dans le toreo, de la diversité dans les encastes et toujours de la caste et de la profondeur.

          Le débat que nous, aficionados, continuons à avoir sur les aspects esthétiques du toreo et le besoin de recourir a des acceptions un tantinet surannées du terme ‘art’ et de la notion de beauté qu’il devrait forcément supposer, me semble un peu surprenante quand cette notion a pratiquement disparu des Beaux Arts, dans la conception moderne que nous avons de ceux-ci, en faveur du sens. Transmettre un sentiment et créer une œuvre, bien qu’éphémère, qui signifie quelque chose, voilà l’Art. Tromper la mort en s’abandonnant (il faut comprendre ce terme dans le sens d’une sincérité absolue) et avec temple (qui ne doit jamais faire défaut), là réside l’art de toréer. La sincérité, dans le sens de l’application de normes éthiques, vaudra toujours mieux que la composition de la figure en toréant avec le pico, vers l’extérieur, de manière accélérée et il me semble logique de placer l’éthique à l’esthétique, mais cela non plus n’est pas l’art de toréer car celui-ci fait fi de la raison. Ce n’est pas qu’il la nie mais il se doit de la dépasser. L’art de toréer est un rêve, toujours imparfait, que nous apercevons en de rares occasions bien que parfois nous doutions de son existence. Et pourtant, nous continuons à le chercher et lorsque nous le trouvons il n’y a pas de trophées qui puissent le primer.

          Le toreo est ce qu’il est pour ce qu’il a été tout au long de son histoire et il est difficile d’accepter de le voir ou qu’on le voit comme quelque chose de superflu dépourvu de sens. Le toreo est ce qu’il est par ses substrats :

          – une victoire de l’intelligence sur la force brute qui lui vient des temps préhistoriques, de là l’importance du concept d’animalité, de force et de caste du toro brave (plus que ceux de bravoure et de noblesse qui ne sont rien d’autre que des valeurs humaines donc dirigées vers une humanisation des instincts animaliers). Nos ancêtres ont rendu compte de ces luttes dans leur habitat, à une époque où la spécialisation était inconnue et où il est donc très probable que les peintres ont fait de l’art à partir de leurs propres exploits dans lesquels la manière importait probablement autant que la finalité. L’intelligence n’a jamais signifié une trahison (un manque d’éthique), sinon les faits ne seraient pas dignes d’être mémorisés. D’ailleurs, Francis Wolff écrit : « Si, comme on n’a cessé de le répéter avec Hegel, l’origine de l’art est le besoin humain d’apprivoiser un monde hostile, alors le toreo est bien l’art essentiel ou du moins originaire. (…) Le toreo est l’unique art vivant qui fait revivre sous nos yeux cette naissance de l’art »1.

          – un rite qui au travers de la mort célèbre la vie et à la fois un art populaire avec des règles forgées tout au long des siècles, de là l’importance du concept d’éthique, étant donné qu’il ne s’agit pas, même si on se focalise sur ce qu’on appelle la lidia, d’une lutte ou d’un combat véritable entre deux adversaires égaux mais un affrontement normé où l’adversaire intelligent affronte son opposant avec respect pour lui donner la mort mais jamais avec traîtrise. Le toro doit rester un mythe et le vaincre (dans un processus qui culmine par sa mort) doit nécessairement être difficile pour que l’homme puisse de revêtir de ses attributs et atteindre une dimension proche de celle d’une divinité, celle des héros. Wolff dit à ce propos, sur les notions de vie et de mort dans la Corrida : « Ce qu’il présente peut être, c’est la mort, car il l’exhibe, et bien plus réelle, sans doute, que dans tout autre art ou spectacle. Mais la vie il la représente, du moins la vie au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire le vivre, l’acte de vie, la vie dans son actualisation même »2.

          – à partir de cette dimension mythique du toro, il est indispensable de mettre en exergue sa bravoure au lieu de la dissimuler et là se trouve la question centrale du tercio de piques où doit se juger la caste et la force du toro, en plus d’être l’origine de la tauromachie espagnole, avec la lanzada, avant l’apport du toreo pédestre.

          – si les concours de recortes ont aujourd’hui plus de succès que les corridas de toros c’est sans doute parce qu’elles correspondent à une manière populaire de sentir le toreo et qui réapparait, lorsqu’elle est réalisée comme il convient, dans la suerte du toreo septentrional qui a survécu dans les corridas modernes, celle des banderilles.

          – l’un des beaux arts, malgré son caractère éphémère (comme de nombreux arts scéniques ou d’autres formes artistiques actuelles) et la versatilité du matériau artistique qui donne son sens à cette lutte à mort, en nous rappelant la fugacité de notre propre existence. Sans sa dimension artistique qui fait écho à ce que l’Homme a de meilleur, quel sens peut bien avoir la technique visant à tuer ce (pauvre) animal ? La justification de notre afición se trouve dans l’aspect sublime que la tauromachie revêt parfois. D’abord art primitif, elle s’est transcendée vers un plaisir intellectuel bien que nos ennemis déclarés ne voient que l’assouvissement de bas instincts.

          En fin de compte, une lidia totale avec un toreo éternel, voilà quel doit être l’avenir de la tauromachie si tant est qu’elle survive : pour cela de nombreuses choses devront changer, tout d’abord élever un toro comme celui de Pedraza, Valdellán ou Cebada Gago entre autres, un toro puissant qui peut être toréé grâce à une noblesse véritable, sans mollesse. Il existe d’autres modèles que le système dominant et à mon sens les deux voies, celles du « torisme » et du « torererisme » ne sont pas irréconciliables. Il n’est pas trop tard, mais les toreros les plus capables sont arrivés à avoir un pouvoir démesuré à travers leurs veedores et de leurs managers pour choisir le bétail. Il est vrai que ce sont eux qui se mettent devant et il faut toujours le respecter malgré le trapío imprésentable de certaines bêtes qu’ils affrontent pour vouloir passer un bon moment (pour toréer sans trop de contraintes il y a les festivals… ou les charlotadas). C’est la loi du marché, valable pour les corridas comme pour le reste, et il est à parier que la Loi (les règlements) se verra happée par l’inertie régnante à cause du manque de force et donc de représentativité de l’Afición.

          Je rêve pour ma part – même si cela peut paraître très romantique ou révolutionnaire – à un retour des premières épées, ceux qui seraient capables d’affronter et de tuer n’importe quel toro, des chefs de lidia avec des minimums salariaux assez hauts et des demi-épées3 qui seraient défrayés et qui recevraient une rémunération pour des quites ou des faenas réalisés à partir du second ou de troisième toro, ainsi que de l’engagement direct des quadrilles, banderilleros et picadors, avec des prix en monnaie sonnante et trébuchante après l’octroi de trophées par des présidents indépendants (il y a des précédents dans l’histoire pour eux également). Avec une tauromachie variée (à partir d’encastes minoritaires) et authentique, avec des professionnels capables de toréer les plus mansos comme les plus « encastés », une lidia totale avec du spectacle dans tous les tercios, un élevage choisi par les aficionados et avec l’intervention d’artistes (à certains moments ou pour une lidia complète), le spectacle serait total, complet et il n’y aurait peut-être pas besoin de 6 toros ni de faenas de cent passes, avec 4 et un novillo ce serait, je crois, largement suffisant… s’il y a des toros et s’il y a des toreros. Et dans la partie finale, comme ce fut le cas antan, ce ne serait pas une mauvaise chose qu’il y ait un concours de recortes et un lâcher de vachette où le public pourrait participer et vivre le toreo à la première personne (j’imagine un tirage au sort pour le tour d’intervention à partir des personnes inscrites préalablement), car il a un besoin impérieux de cette connexion populaire (pourquoi pas une entrée gratuite dans cette dernière partie en fonction des places restées ou devenues disponibles ?). Il n’est pas interdit de rêver.

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1. In Philosophie de la Corrida p.260.

2. In Philosophie de la Corrida p.299.

3. Ce serait comme une catégorie intermédiaire entre les novilleros et les matadors actuels et ils seraient accompagnés par un maestro dans les premières années de leurs parcours professionnel. Ils recevraient la qualité de première épée après avoir tué une quantité déterminée de toros appartenant à différents encastes comme condition indispensable à une formation complète qui évite la spécialisation.


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