Sur la moralité de la tauromachie

Pour Ortega y Gasset la lidia est pour le toro « le bref espace où culmine son être »[1]. José Bergamín écrivait : « Toréer c’est détromper le toro et non le tromper » [2] et « le fait d’esquiver (qui est en soit toréer) se fait avec le leurre, mais sans duperie »[3]. Cela semble un poncif, mais il est certain que le toro est né pour mourir. Qu’arriverait-il de la diversité du cheptel brave dans l’hypothèse d’une interdiction de la tauromachie ? Pour autant que cela en déplaise à certains, la réponse est claire : le toro brave, animal élevé pour son caractère, disparaîtrait et seuls quelques exemplaires seraient conservés dans des parcs zoologiques.

Ceci dit, contrairement à ce que font les animalistes avec leur anthropomorphisme insensé et leur rapport à une nature dénaturée, il n’est pas possible de mettre tous les animaux sur un pied d’égalité. Ainsi, on peut lire sous la plume du philosophe Francis Wolff :

« Les hommes ont toujours eu, de fait, des conduites extrêmement variées vis-à-vis des animaux, et ils ont appris à normer ces conduites selon des valeurs différenciées : jamais le moustique n’a été mis dans le même sac axiologique que le labrador, jamais l’animal totem ou le compagnon de vie n’ont été confondus avec le parasite ou le prédateur »[4].

En plus de cela, il est indéniable que la vie d’un toro brave est beaucoup plus enviable que celle d’un bœuf ou d’un veau d’élevage. D’abord parce qu’il vit plus longtemps : aujourd’hui les veaux de lait sont sacrifiés dès l’âge de quatre mois, de jeunes bœufs à partir de quinze mois, après une vie en stabulation et aucun bovin à viande ne dépasse l’âge du taureau brave lorsqu’il meurt dans l’arène. C’est pour cela que nous pensons que pour être un taurophobe cohérent il faut commencer par être végétarien et à partir de là la discussion est possible. La deuxième raison pour laquelle la vie du toro nous paraît meilleure c’est qu’il vit en liberté et il finit sa vie en luttant, ce qui est sa fonction vitale, dans la vingtaine de minutes à peine que dure sa lidia (et desquelles il faudrait réduire les cinq premières, avant l’entrée des picadors, où l’animal n’a pas encore été châtié). En outre, il a la possibilité d’être gracié s’il se bat avec bravoure et noblesse.

Un autre point qu’il conviendrait de combattre mais nous ne rentrerons pas ici dans les détails de cette question, c’est le fait, de plus en plus en vogue, d’attribuer aux animaux des concepts propres à l’être humain. Il existe des dissensions là-dessus, mais nous croyons que douleur et souffrance sont des notions différentes. La seconde supposerait une totale connaissance de la première et n’aurait sa place que dans un esprit humain.

Certaines personnes sont choquées (ou prétendent l’être) par le moment où le toro fonce sur le cheval et plus par pitié pour ce dernier, bien qu’il soit totalement protégé, que pour le premier. Cependant, je n’ai vu personne qui se montre indigné par la mort du toro lorsqu’elle ne tarde pas trop. Il est vrai, nous ne le nierons pas, qu’il ya un côté cruel dans la tauromachie et qu’elle n’est pas faite pour les personnes d’une sensibilité outrée mais il ne s’agit pas non plus du spectacle horrible et ignominieux que décrivent certains. On tue un animal d’une manière traditionnelle sans les recours de la technique moderne mais sans acharnement. Nous ne nions pas non plus qu’il arrive que les choses ne se passent pas bien et nous sommes les premiers à le lamenter mais l’on ne peut pas prendre le plus détestable d’une chose comme exemple de ce qu’elle est. Pour nous, tout dépend du point de vue de chacun : la tauromachie est morale si pour celui qui l’apprécie sa beauté dépasse largement sa cruauté.

Pour certains décideurs ce dernier aspect a dû peser plus lorsqu’ils prirent la décision d’interdire les corridas. Cela arriva par exemple entre 1754 et 1759, ces deux années incluses, par une Ordonnance Royale signée par Diego de Rojas y Contreras, évêque de Carthagène. Cela se répéta également en 1778 avec une interdiction des corridas de mort qui est restée semble-t-il lettre morte, contrairement à ce qui advint sous Charles IV entre 1805 et 1808[5]. Plus récemment, en 1988, il y eut une interdiction indirecte d’installer des arènes transportables en Catalogne puis l’interdiction pour les moins de 14 ans et début 2012 la loi prohibitionniste votée par les nationalistes catalans est entrée en vigueur dans cette même communauté autonome.

Par ailleurs, il y a beaucoup de personnes qui aiment faire des amalgames faciles et manichéens et très discutables entre la Corrida et l’Espagne traditionaliste et réactionnaire (comme par exemple le chanteur Renaud avec son « taureau qui a du mal à croire qu’il n’est plus sous Franco »). Mais ce qu’ils ne veulent pas comprendre, c’est que le toreo à pied est le toreo du peuple et l’évolution de la corrida espagnole est allée de pair avec l’histoire de la société espagnole dans son ensemble. Le tiers état prit progressivement les rênes de son destin lorsque la noblesse perdit sa raison d’être, lorsqu’elle perdit sa fonction de noblesse d’armes pour se transformer en noblesse de cour, d’apparat. En outre, peu de spectacles sont aussi démocratiques que la Corrida, dans laquelle c’est le public qui décide la concession du premier trophée par une pétition majoritaire, à travers l’agitation des mouchoirs blancs.


[1] Cf. Sobre la caza, los Toros y el toreo p. 146.

[2] In La música callada del toreo p. 88.

[3] Cf. La claridad del toreo p. 19.

[4] Philosophie de la corrida p.44, Fayard, 2007.

[5] Cf. “Prohibiciones” dans le dictionnaire de M. Ortiz Blasco.


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