Dieu que c’est beau

Presque onze mois après ma dernière corrida (le solo d’Emilio de Justo à Dax), j’ai retrouvé le chemin de arènes sur une scène et avec du bétail bien différent,  à Huelva, plus d’un millier de kilomètres plus au sud. Et Dieu que c’est beau ! Mes sentiments taurins se sont ravivés mais mon propos n’a jamais été dans ce blog d’écrire des chroniques et de suivre l’actualité au jour le jour mais au contraire d’avoir une vision d’ensemble sur la Corrida, pas une corrida en particulier qui ne peut par définition n’être qu’un fragment du tout.

Beau, quoi donc ? Le sang versé, les meuglements de souffrance, l’acharnement vicieux des piques et des banderilles, l’agonie de la pauvre victime, le sourire satisfait du bourreau, le public sadique qui en veut plus, bref un spectacle barbare et macabre ? Quelle misère de la pensée ! Et c’est cela l’évolution ? Le stade le plus avancé de la civilisation ?

Voilà à quoi se résume pour certains la Corrida (ceux qui considèrent que la mort d’un torero c’est bien fait parce qu’ils ne sont pas capables de faire la différence entre un élevage de poulets et un camp d’extermination). Moi j’y vois et j’y recherche tout autre chose. On y voit du sang certes mais souvent peu en vérité avec des piques très dosées, nul mugissement, des toros qui ont envie d’en découdre, point de victimes, des combattants nés, élevés pour leur caractère mais menacés par une dégénérescence puis une disparition pure et simple de l’espèce par ceux qui prétendent les défendre contre les humains insensible que nous sommes. J’y vois la beauté d’une sculpture vivante (et je suis loin d’être le seul, dois-je énumérer les artistes incommensurables qui y ont trouvé leur inspiration ?), non pas des poses prises devant un toro mais l’imposition d’un tracé grâce au courage et à la maîtrise de soi comme en la confiance en sa capacité à dominer la sauvagerie assassine à l’aide d’un simple morceau d’étoffe conduit au plus près des cornes ; accrochées bien en avant, les pieds ancrés au son et conduites en cercle autour du corps en imposant une harmonie et un tempo, la volonté réfléchie s’imposant à l’instinct brut d’un animal parfois dix fois plus lourd que l’homme. Cet ensemble, ce groupe sculptural toro-torero où l’artiste, tel le danseur, est un élément de son œuvre et où le toro, tel la pierre du sculpteur, est un matériau à modeler, constitue à n’en pas douter une œuvre d’art bien que parfois l’on n’assiste dans ce processus créatif qu’à des tentatives infructueuses (le matériau est parfois friable ou récalcitrant) ou à des ébauches. Mais ce n’est pas tout : qui sait capter un instant de cette sculpture en mouvement pour la faire passer définitivement de la rétine à la mémoire sait que le dessin offert par le contournement du corps du torero (ce que dans le jargon on appelle l’acoplamiento, soit l’  « accouplement » à la charge) doit être complété par la « musique silencieuse » pour reprendre les mots du poète républicain José Bergamín, c’est-à-dire le rythme de la passe, donnée comme une caresse en réduisant le tempo (le temple en terme taurin). Mais ce n’est pas tout : ces passes doivent, pour atteindre au chef-d’œuvre, être cousues les unes aux autres en séries et les séries doivent répondre à une structure d’ensemble comme pour le plan d’une cathédrale. Si l’œuvre est complète et si elle est le fruit d’un travail progressif d’apaisement d’une charge vive cherchant à accrocher le leurre qui lui échappe, alors c’est un mythe qui se rejoue devant nos yeux, celui de l’évolution de l’humanité depuis les combats préhistoriques en corps à corps face à un animal dont il fallait s’imprégner des valeurs (la force, la puissance) par besoin vital autant que dans un rite animiste (les peintures pariétales en sont le témoin) jusqu’à la victoire de l’intelligence et l’intégrité d’un spectacle codifié au siècle des Lumières où tout a son origine comme sa raison d’être, des piques jusqu’au « meurtre » du toro, ce que nous appelons l’estocade. Et tout cela sans traîtrise, en respectant une éthique : il serait plus simple de supprimer la barre d’arrêt de la pique si l’objectif était de « massacrer » l’animal (des blessures dont il guérit aujourd’hui presque toujours lorsqu’il est gracié) et il serait de même plus facile au torero de planter une épée dans le flanc ou depuis la barrière que de le faire en se lançant face aux cornes.

Quant au sadisme supposé des aficionados, pourquoi le public proteste-t-il quand le torero n’arrive pas à donner la mort au toro rapidement ? Dans la célébration de la vie humaine que représente le toreo il y a un ordre aux choses : le toro doit mourir en combattant après avoir eu une vie bien plus longue et enviable que ses congénères et le torero idéalement doit triompher de la mort, pas en la fuyant mais en l’affrontant face à face. C’est là certainement un anachronisme. Ces notions d’honneur et de don de soi semblent aujourd’hui bien dépassées. Comme écrivait Corneille dans le Cid en reprenant Sénèque (un autre Cordouan, Manolete bien-sûr, mourra d’ailleurs avec le même détachement que ce dernier) : « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ».

Nous vivons dans nos société industrialisées post-modernes dans des milieux devenus tellement aseptisés, policés, convenus et par là même insipides qu’on s’étonne non pas tant de la violence de la tauromachie, qui existe assurément, nous ne saurions la nier (j’y reviendrai à l’occasion mais elle sert aussi d’exutoire et le bouc-émissaire a eu dans de nombreuses civilisations un rôle apaisant qui a évité des maux bien pires sinon comment expliquer la violence de certains antis à l’égard d’autres êtres humains fussent-ils barbares à leurs yeux) mais de la violence de sa vérité. Oui, ici rien n’est joué même si les mauvais toreros surjouent comme le font les mauvais acteurs. Le torero vit son rôle, c’est pourquoi tout ce qu’on dit sur l’habit de lumière est une réalité : il héroïse l’homme qui le porte, l’obligeant à se transcender pour dépasser sa condition de mortel, sauf naturellement à jouer de malchance et à nous ramener de plein fouet à cette, à notre triste condition.

C’est aussi pour cela que la tauromachie est pour nous une parenthèse enchantée mais pas un spectacle plaisant fait pour passer un bon moment, pas une histoire bien morale et bien-pensante ou simplement gentillette qui raconterait une monde aussi parfait qu’irréel. Elle est une part essentielle de notre culture (pas celle de ceux qui ne l’admettent pas, la nôtre et celle de nos aïeux) multiséculaire, celle du peuple du toro. C’est finalement un spectacle qui raconte notre Histoire et chaque torero l’exprime, tel un poète face aux grands sentiments humains, à sa manière.

Hier, Perera l’a exprimé à la sienne : techniquement supérieur, impeccable, profond mais dans un style moderniste qui n’est pas du meilleur goût, la jambe en retrait mais une élasticité pour allonger la passe et une suavité pour conduire la charge exceptionnelles. Début (passe changée dans le dos) et grande partie de la faena à genoux pour pimenter la faena mais une épée légèrement tombée qui le prive de la queue puis tour de piste émouvant avec ses enfants comme pour revendiquer le droit à leurs transmettre nos valeurs au-delà des nouveaux moralismes. Pour le reste, je passerai sous silence la mono-pique et les poses du Bellâtre pour me concentrer sur le geste de plus de torería de la soirée : une larga à genoux improvisée d’Aguado après avoir trébuché et être à la merci des cornes (il recevra aussi un coup de tête pendant la faena) et cet arôme vintage de lignes courbes, la jambe en avant qui aurait pu lui permettre d’obtenir un trophée avec une meilleure épée. A noter aussi deux paires supérieures de Javier Ambel et deux poses entre les cornes de Curro Javier. A la cape, le meilleur furent les gaoneras une media de Perera et les chicuelinas du Sévillan qui torée à la véronique avec plus de rythme que de composition ce qui présage une évolution prometteuse pour ce qui n’est encore qu’un torero en devenir (dont on attend peut-être trop dans le sens où il ne sera probablement jamais un torero d’une grande régularité; en tout cas au descabello il fait déjà concurrence à Morante).


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