Fév 13 2016

L’école rondeña

Voici comme elle se définit à ses débuts d’après son créateur : «L’honneur du matador consiste à ne pas fuir ni courir devant le toro ayant la muleta et l’épée dans les mains. Le torero ne doit jamais sauter la barrière une fois l’affrontement engagé car il s’agit là d’une action honteuse. Le lidiador ne doit pas compter sur ses pieds mais sur ses mains et dans l’arène, devant les toros, il doit tuer ou mourir avant de montrer de la peur. S’immobiliser et se laisser prendre : voilà la manière de permettre au toro de se livrer et de montrer le garrot.»1

Si Pedro Romero est incontestablement le fondateur de l’école de Ronda, celle-ci a semblé disparaître en même temps que la disparition de la suerte suprême en recevant l’animal.

Francisco_de_Goya_-_Portrait_of_the_Matador_Pedro_Romero_-_Google_Art_Project

Pedro Romero par Goya

Elle s’est toutefois perpétuée avec un style sans doute plus sec dans ce qui a été appelé l’école castillane sur laquelle nous reviendrons.

Au XXe siècle l’école rondeña s’est toutefois maintenue avec des toreros originaires de cette petite ville de la province de Malaga que furent « El Niño de la Palma » et son fils Antonio Ordóñez.  Le grand Gregorio Corrochano avait d’ailleurs donné à une des ses célèbres chroniques concernant le premier le titre de « Es de Ronda y se llama Cayetano ».

Il peut en effet être considéré comme le créateur de l’école de Ronda moderne où la quiétude, le pundonor mais aussi le sentiment, composant indispensable à toute bonne école andalouse qui se respecte, sont les trois piliers. Moins enjouée et inspirée que l’école sévillane elle est donc plus sérieuse et généralement plus profonde.

N’y a-t-il pas dans ces conditions d’autres toreros qui peuvent de près ou de loin s’inscrire dans ce concept ? A mon humble avis, chacun avec sa personnalité, il y a pour commencer Antoñete,  beaucoup plus artiste que ses compagnons de l’école castillane à laquelle on a voulu le rattacher eu égard à ses origines. Après j’y inclurais aussi Jaime Ostos, un des « lidiadors » les plus inspirés de l’histoire mais aussi Paco Camino, mal aimé chez lui mais idolâtré à Madrid où on lui reconnaissait des qualités intrinsèquement andalouses, puis il y a eu Manzanares, un torero d’Alicante qui ne ressemblait pas à ceux de sa terre et ces dernières années un torero sévillan un peu sec mais présentant un toreo de qualité où le temple et l’esthétique sont aussi essentielles que le courage et la technique pour dominer des animaux parfois redoutables : El Cid.

Arjona 2Manzanares recibiendo. Photo Arjona.

Mais aujourd’hui le fils de l’un d’entre eux, dont le style rappelle celui de son géniteur mais qui est capable de l’imposer à un plus grand nombre de toros, revient aux sources de l’école de Ronda en pratiquant de manière quasi systématique la suerte a recibir. Décrié par les uns, adulé par les autres José María Manzanares ne laisse pas indifférent et même s’il ne s’est pas imposé à un grand nombre d’encastes comme ont pu le faire des toreros comme Ordóñez ou Camino il est à mon sens le dernier grand rondeño et je prends le pari que son toreo évoluera vers plus de profondeur pour s’accorder encore mieux à l’école dont il est l’héritier.

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  1. Cf. Historia del toreo de Daniel Tapia p. 30 et suivantes.

Fév 6 2016

La tauromachie actuelle

La décennie suivante est marquée, outre le retour à l’authenticité (les premiers toros marqués au fer rouge pour garantir leur date de naissance sortent du toril en 1972) et l’apparition du gros toro, par des toreros comme le regretté Paquirri, qui  était un torero d’un grand courage, par la qualité sobre d’Ángel Teruel, le lidiador Ruiz Miguel, la science (parfois trop sage) et l’esthétique de José María Manzanares et également le matador Niño de la Capea – un torero des plus complets qui atteindra une dimension plus importante dans les années 80 -, l’art castillan de Julio Robles, sans oublier Dámaso González, qui torée dans un mouchoir de poche, en liant les passes dans une immobilité absolue, et qui est le précurseur de la tauromachie de Paco Ojeda que certains jugeront révolutionnaire.

Le torero de SanlúcaPaco Ojeda "templant" et tordant la charge du toror est en effet considéré par beaucoup comme le dernier révolutionnaire pour avoir réussi la quiétude absolue (ne boit-il pas à la source du toreo de Manolete ?), pour les terrains pratiquement irrationnels qu’il occupait devant les toros (contribuant à ce que d’aucuns considèrent comme leur suppression) et pour sa ligazón des deux côtés dans une immobilité absolue et un aguante hors du commun. Outre le fait qu’Ojeda a été capable, grâce à sa personnalité torera, d’imposer ses manières au plus grand nombre, la différence de son toreo avec celui de Dámaso c’est le tracé courbe des passes permettant un toreo totalement emmêlé (en 8) quand celui du second était plus rectiligne et son toreo encimista souvent par le haut. Donc Ojeda progresse sur deux plans : sur le toreo statique (enchaîné) et sur le toreo de proximité (sans enchaînement ou en tous cas avec des pauses). Les deux sont, c’est certain, les premiers (l’un avec un bétail plus difficile que l’autre) à profiter des charges moins mobiles des toros apparus dans les années 70 où la fraude sur l’âge est certes devenue marginale mais où la mode d’un toro obèse, gonflé aux aliments composés dans les mois précédents son envoi aux arènes, s’est imposée. Cependant la tauromachie statique d’Ojeda est plus asphyxiante pour ses adversaires : il ne cherchait pas à s’adapter aux conditions des nouveaux toros mais à leur imposer sa domination en les contraignant par un tracé contre-nature issu du seul esprit humain. Ils ont également été capables de temple dans des terrains très courts. La distance et donc la perspective disparaissent, la structure de la faena confine à l’unité, les séries se fondent, les dogmes s’affolent, les terrains s’effondrent, l’impossible devient vérité : Ojeda serait-il le Picasso du toreo ?

Paco Ojeda, en compagnie du technicien Espartaco, laissera sa trace sur les années 80. En  contre-point, un torero atypique, à contre-courant, le très grand banderillero Luis Francisco Esplá qui ressuscita le toreo sur les jambes et réinventa un certain nombre de suertes.

Le début des années 90 est marqué par les triomphes du colombien César Rincón et deux grands toreros vont rivaliser dans cette décennie : le torero largo José Miguel Arroyo Joselito et l’élégant et incombustible Enrique Ponce, à côté des exubérances d’un Jesulín de Ubrique. Un mot également pour ceux qui ont affronté pendant 20 ans ou plus le bétail de plus de respect comme le grand lidiadir José Pedro Prados  « El Fundi » ou le malheureux Cyclone de Xérès, Juan José Padilla.

en hombros Arjona1       

Le changement de millénaire est marqué par deux autres grands toreros que sont le polémique et stoïque José Tomás, tour à tour téméraire et splendide, et le jeune maestro « El Juli ». A côté d’eux, nous trouvons deux sévillans : un torero complet au poignet gauche prodigieux et capable devant n’importe quel type de bétail, Manuel Jesús « El Cid » et un artiste sans égal, au toreo magique : « Morante de la Puebla ». Et bien qu’il soit encore trop tôt pour prendre de la hauteur sur notre temps nous devons également distinguer le toreo impavide mais non dénué de finesse de Sébastien Castella mais aussi celui de son compatriote Juan Bautista, plus cérébral et lidiador, comme symbole du renouveau de la tauromachie en France. Il faut aussi mettre en exergue le style alluré et rythmé de José María Manzanares (fils), le toreo d’abandon d’Alejandro Talavante qui possède un prodigieux poignet et celui de Miguel Ángel Perera, aussi moderne que puissant. Parmi les toreros enfermés dans les corridas dures, qui ont réussi à s’y imposer voire à en sortir, citons Antonio Ferrera et  Iván Fandiño qui mettent en avant l’éthique mais aussi Diego Urdiales, d’un classicisme absolu et qui à force d’afición a réussi à se hisser au plus haut en 2018, de même qu’Emilio de Justo aux arguments comparables mais moins dans le rythme qu’en chargeant la suerte. Un mot également sur Manuel Escribano qui n’a pas encore réussi à s’extraire de  ce carcan malgré qu’il soit sans doute le torero le plus complet de sa génération. Et puis il y a le cas de Daniel Luque, qui après avoir suscité beaucoup d’espoir a été relégué aux corridas de second choix où il a lutté pour remonter le terrain perdu en montrant tout à la fois son caractère et sa capacité en plus de son élégance innée et revenir ainsi aux premiers postes.

Dans les dernières années, un jeune torero péruvien a pris le sceptre des mains de Don Julián, il s’appelle Roca Rey, le bien nommé, torero de l’impossible fait réalité et tours en évolution  qui peut encore écrire de grandes pages. A ses côtés, Ginés Marín au classicisme castillan (malgré sa naissance) plutôt froid et Tomás Rufo représentent le meilleur de la nouvelle génération en passe de supplanter la précédente à la longévité jamais vue auparavant. D’autres toreros viennent à l’esprit mais ce sera à eux de parachever leurs œuvres en allant crescendo ou en finissant d’éclore.

Pour clore ce résumé linéaire de l’histoire taurine, disons finalement que la tauromachie est quelque chose d’atemporel, où les contraires fusionnent. Rationalité et sensibilité ou profondeur et sentiment sont indissociables. Il s’agit de deux attitudes de départ qui se croisent pour aller l’une vers l’émotion surgie de la lutte, l’autre vers une intellectualisation surgie de l’art. Tragédie et esthétique sont des concepts qui peuvent rejoindre des manières différentes de voir le monde entre le nord et le sud (entre la culture basque et la culture andalouse par exemple). Il n’a jamais existé une manière unique de comprendre la tauromachie. Comme en toute chose, la diversité fait sa force (par la variété des encastes et des différentes classes de toreros : téméraires, largos, « lidiadors », complets, artistes ou populistes). Quoi qu’il en soit, pour Ortega y Gasset, toréer c’est dominer mais c’est en même temps danser avec la mort. Toréer est devenu parar, mandar, templar et ligar mais il s’agit surtout de la célébration de la vie dans une danse amoureuse. Eros et Thanatos, les deux préoccupations majeures de l’humanité, sont ici en pleine osmose.


1. José Tomás y El Juli sortant triomphalement des arènes de Badajoz. Photo : Arjona.


Jan 30 2016

La cristallisation du toreo classique

A partir de 1928 les chevaux sont protégés par le caparaçon puis les picadors n’apparaissent plus en piste qu’après que le toro ait été arrêté à la cape, ce qui modifie substantiellement les choses. Cette époque de post-belmontisme est riche en apparition de figures et on peut la considérer comme l’âge d’argent du toreo. Nous trouvons surtout deux toreros importants : Manolo Bienvenida, un classique sévillan, et Domingo Ortega avec sa domination dépurée, sans oublier le génial Victoriano de la Serna. En 1936 apparaît le descabello.

ManoleteAprès la guerre civile de 1936-39 apparaît Manuel Rodríguez “Manolete” qui perfectionne le toreo dans la quiétude, l’immobilisme et l’enchaînement des passes, même si on lui reproche de toréer de profil, la muleta en retrait et sans « charger la suerte », une manière de toréer qui comprend aussi certains risques. Le toreo de Manolete, qui a pu s’inspirer du toreo de Vicente Barrera et par certains aspects de celui de Cagancho, était révolutionnaire sans être complètement iconoclaste, vertical, sobre, dépuré, réunissant domination et style.  Très bon capeador et muletero, même si on lui a reproché de ne pas charger la suerte, il n’était pas un torero largo dans le sens où il prétendait comme Belmonte avant lui (puis José Tomás aujourd’hui), imposer son concept, sa faena à tous les toros, ce qui ne l’a pas empêché d’être un grand dominateur qui arrivait à ses fins presque à chaque fois. Il a par ailleurs imprimé son style à une passe qui prit le nom de manoletina et fut dès le début un grand estoqueador. Il fut un grand tueur avant de devenir un grand torero. Son toreo de grande personnalité mais sans inspiration portait la marque de la tristesse. Il appelait les toros de près et de profil, la muleta derrière la hanche. On lui reproche aussi parfois d’avoir imposé la diminution de la taille des toros (mais la Guerre Civile, qui décima le cheptel brave, a sans doute plus de tort que lui) et l’afeitado des cornes, même s’il fut encorné un grand nombre de fois. Il impose également le concept de quiétude, soit une parcimonie des déplacements et des gestes superflus. Une technique est plus facile à copier qu’une personnalité et si la première s’est répandue de manière diffuse peu de toreros ont été considérés amanoletados. « Manolete » n’était certes pas parfait mais il était unique, plus que n’importe quel autre torero. « On torée comme on est », disait Belmonte.

Dominguín ne fera que reprendre les manières du « Monstruo » en améliorant peut-être certains aspects mais dans un toreo globalement plus léger : Claude Popelin le classait d’ailleurs devant le cordouan dans son livre La corrida vue des coulisses (mais derrière Gallito, Belmonte et Ordóñez). « El Cordobés » aussi s’inspirera du grand Calife de Cordoue mais à sa manière vulgaire.

A la même époque, le mexicain Carlos Arruza est sans doute le premier torero “trémendiste”, en plus d’être un  torero largo, et le seul, avec Pepe Luis Vázquez, et son classicisme sévillan exacerbé, à rivaliser avec le Calife de Cordoue1, lequel, en 1947, allait être tué par un Miura à Linares.

Dans les années 50 les passes en quart de cercle vont s’allonger pour atteindre parfois, même si cela reste exceptionnel, le cercle complet (César Girón le donne parfois) avant que n’apparaisse, 30 ans plus tard, un torero capable de donner un double cercle, un de chaque côté (mais chaque chose en son temps). Pour ce qui est du deuxième tiers, notons que les banderilles de feu furent définitivement remplacées par les noires en 19502 et que« Jusqu’aux années cinquante, beaucoup de toreros posaient les banderilles, mais tous le faisaient au XIX? siècle. »3  Les toreros qui se détachent sont le lidiador Julio Aparicio et le tremendista Miguel Báez « Litri  » se distinguent particulièrement et réussissent à passionner à nouveau le public. A la fin de la décennie antérieure, le dominateur Luis Miguel Dominguín était monté sur le trône, mais il dut bientôt laisser cette place à Antonio Ordóñez, un immense torero, très complet. En 1953, Antonio Bienvenida, dont la qualité première est la naturalité, dénonce la pratique de l’afeitado. Cette décennie a été propice en création de styles et l’art de la tauromachie a traversé un grand moment. Il convient de citer les matadors Manolo González, à la fois artiste et lidiador, Rafael Ortega, un matador on ne peut plus orthodoxe, Manolo Vázquez, un sévillan classique, le puissant César Girón, l’artiste dépuré Antoñete, et le lidiador Gregorio Sánchez. En 1959 apparaît le double cercle pour indiquer la distance minimale aux piques.

Les années 60 verront l’éclosion de cinq grands toreros qui sont les vaillants Jaime Ostos et Diego Puerta, le pur castillan El Viti, Paco Camino, qui réunissait des qualités de lidiador et d’artiste, et, malgré son irrégularité, Curro Romero, et ses manières sévillanes dépurées. Cette décennie sera surtout celle de toutes les fraudes (sur l’âge et les cornes) et de tous les records (du nombre d’oreilles coupées et d’affluence) avec le phénomène El Cordobés, au courage certain et liant les passes comme personne, mais qui base son concept de la tauromachie sur le spectacle et l’aspect commercial (ce qui lui permettra de porter le record de corridas toréées en une saison en Europe à 121 en 1970), tout comme son « compère »  Palomo Linares. A l’opposé de ce concept nous trouvons un grand artiste, représentant de l’école gitane – s’il est possible d’appliquer ici la connotation académique d’école – Rafael de Paula.

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1. Il était courant à cette époque de faire ainsi référence à la figure de “Manolete”. Photo Les taureaux et la corridade J.L. Acquaroni; s. l., Noguer, 1958.

2. Cours de l’UNED de Víctor Pérez López, module 3, chapitre 3 p.61.

3. Cf. Histoire de la tauromachie de Bartolomé Bennassar.


Jan 23 2016

L’Age d’or et l’âge d’argent

Avec Joselito  « El Gallo », dont l’alternative est célébrée en 1912, qui représente le faîte d’une forme de toreo, et Juan Belmonte (1913), qui est l’initiateur d’une nouvelle, la tauromachie rentre dans ce qu’on considérera son Âge d’Or. Ce dernier torero révolutionne le toreo, en réduisant les déplacements et en les compensant par un jeu de bras et de ceinture. Il attend immobile le toro, en le déviant et en se plaçant dans un terrain défendu, et il ramène l’animal sur lui après le passage des cornes, en « templant » sa charge. Pour Belmonte, toréer c’est parar, mandar et templar, et avec lui la tauromachie rentre dans son époque contemporaine. La contrepartie sera une adaptation du toro à la tauromachie nouvelle, ce qui entraînera une disparition quasi complète des castes morucha et navarraise. C’est également au début de ce siècle qu’apparaîtront des élevages comme Santa Coloma ou Parladé, bases de la plupart des ganaderías actuelles.

El Espartero a été le premier torero à s’immobiliser devant la charge des toros ce qui en fait le précurseur du toreo de Belmonte qui, s’il fut une révolution, était plus une évolution technique sur ce point précis. Manuel García était stoïque et téméraire mais dépourvu de technique. C’est donc un évolutionniste malgré lui. Les toros lui passaient très près de corps, ce qui lui valu d’être tué par le miura Perdigón en 1894.

Reverte ensuite, lui-aussi sujet aux coups de cornes, est un autre torero ayant pu inspiré Belmonte dans ses manières ajustées. Il était d’un grand courage mais aussi plein de gaucherie dit-on.

Antonio Montes (alternative en 1899 et tué par un toro mexicain en 1907) est l’autre composant du creuset belmontien. Son temple, son toreo plus immobile et les mains plus basses que la moyenne doivent être mentionnées pour lui rendre justice et le faire sortir post-mortem de la position de torero modeste qu’il n’a jamais quitté de son vivant en raison de son manque de grâce et de ce qui passait aussi pour de la maladresse.

Je ne vais pas revenir ici longuement sur le toreo de Belmonte puisqu’il a fait l’objet d’un article précédent mais il faut rappeler qu’il est le créateur du toreo moderne avec l’imposition des trois canons de base : parar (stopper le toro pour que le torero puisse s’immobiliser ), templar et mandar. Mais, si le « terremoto de Triana » fait la statue (le don Tancredo comme on disait), face à la ligne frontale du toro, c’est à dire croisé, pour ensuite conduire la passe le plus loin possible avec suavité, son grand rival, qui aura la clairvoyance de voir en cela une évolution définitive du toreo, va quant à lui esquisser les prémices de l’enchaînement des passes au moins à partir de 1914. Avec José Gómez, qui représente tout d’abord l’ancienne manière de toréer à l’état de perfection, va apparaître le toreo en rond alors que jusque là les passes non seulement se donnaient d’une en une mais souvent d’un côté différent à chaque fois.

Verónica BelmonteVéronique de Juan Belmonte. Photo ‘6 TOROS 6’

En 1917 les piques sont pourvues d’un cran d’arrêt pour éviter qu’elles pénètrent de trop. Les imitateurs de Belmonte sont nombreux à partir des années 20 et le répertoire de cape s’enrichit considérablement : Gaona – qui a pu être considéré comme le troisième homme dans la rivalité entre Joselito et Belmonte – invente la gaonera, « Chicuelo » – un autre artiste novateur qui pratiquera un début de liaison des passes – la chicuelina, Marcial Lalanda la mariposa, comme une preuve supplémentaire de son toreo varié, Antonio Márquez – un torero à l’art dépuré – réalise une demi-véronique très personnelle qui fera école, pouvant pour cela être considéré comme son inventeur, et « Gitanillo de Triana » améliore la véronique, inaugurant ainsi le toreo de mains basses, qu’un grand critique qualifia de minute de silence. Le lidiador Manuel Granero et le vaillant Ignacio Sánchez Mejías meurent en toreros. D’autres toreros importants sont « Niño de la Palma », qui aurait pu être un torero complet, le génial « Cagancho » ou le mexicain « Armillita », torero largo, et la machine à triompher qu’était Nicanor Villalta. Avec Domingo Ortega, avec une manière de toréer sans pathétisme, le toreo castillan prendra de plus en plus d’importance. Il acquiert même le rang d’école, héritière de celle de Ronda par certains aspects.

« Chicuelo » avait d’après Cossío « une connaissance et une maîtrise extraordinaires de sa profession et des toros (…). Son courage et même sa volonté, qui n’ont pas toujours été suffisamment fermes pour soutenir et faire valoir ces qualités exceptionnelles, pourront manquer ou se briser mais il n’a jamais déçu. »1. Le créateur de la chicuelina était à la cape l’un des plus grands toreros de l’histoire taurine, un maître de la véronique, un artiste génial au style dépuré et très personnel, capable d’après ses contemporains de perfection dans toutes les suertes mais ce qu’il a apporté à sa discipline c’est avant tout l’amélioration de la liaison des passes comme objectif à atteindre. Mais si celle-ci reste encore exceptionnelle, elle apparaît quelques fois, tout d’abord à Madrid en 1928 avec le graciliano Corchaíto (une grande faena d’à peine une vingtaine de passes). Cependant cette façon de faire n’est pas encore la norme. Ce torero est en tout cas celui qui synthétise les toreos de « Gallito » et Belmonte et le chaînon manquant entre eux et « Manolete ».

Au même moment « Gitanillo de Triana » est l’auteur d’une évolution considérable dans la manière de toréer : baisser les mains (lors de la véronique dans un premier temps) pour dominer l’adversaire, chose non évidente jusqu’alors. Ce moment coïncide avec l’apparition du peto protecteur des chevaux, évolution également fondamentale pour la Corrida.

Francisco Vega de los Reyes "Gitanillo de Triana", dit Curro Puya

Francisco Vega de los Reyes « Gitanillo de Triana », dit Curro Puya

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1. Cf. Los Toros en deux volumes : tome II p. 526.


Jan 16 2016

Chiclana et Cordoue

1      Au cours du XIXe siècPaquirole les pasodobles font leur apparition dans les  arènes. Paquiro (alternative en 1831), torero athlétique mais orthodoxe dans le sens où il pratiquait toutes les suertes des différents toreos existants d’une manière supérieure, organise les corridas. Bien que les picadors continuent encore à défiler devant lors du paseo, ils deviennent subalternes. Le nombre de banderilleros se réduit définitivement à trois, comme aujourd’hui, et l’habit de lumière apparaît (montera, boléro plus court, épaulettes caractéristiques, machos…)2. Si la tauromachie du sud s’impose définitivement, il convient de noter que Montes a fréquemment pratiqué des suertes provenant du toreo du nord comme le saut à trascuerno qui survit actuellement dans les concours de recortadores ou le saut à la perche. L’artiste Cúchares, qui vulgarise le derechazo, El Chiclanero, avec un toreo qui évolue vers l’immobilité et Cayetano Sanz, le premier grand torero castillan, sont les autres grands toreros de l’époque de Montes.

Si Paquiro est connu pour avoir fixé un grand nombre de règles du toreo, ce que ce dernier lui doit le plus est sans doute son ample répertoire de cape, au travers de ses galleos, c’est à dire une tauromachie certainement en mouvement mais en avançant, soit en se croisant, suivant en cela la dynamique initiée par Pepe Hillo. Mais si la postérité a gardé, pour faire référence à l’art dont nous nous occupons, l’expression « l’art de Cúchares », c’est que le torero sévillan a plus marqué les esprits que son collègue grâce à son inventivité. Même si avec le temps il finira par considérer la muleta comme un instrument de défense, le fait d’imposer les passes avec la main droite démontre qu’il ne se servait pas seulement de cet instrument pour la préparation à la suerte suprême. Avec les passes aidées dont il est également le créateur, l’épée participe également au toreo. A la même époque, El Chiclanero dépasse son maître vers l’immobilité (non pas qu’il restait complètement immobile mais sans doute stoppait-il son mouvement d’avancée, sans en esquisser un de recul au moment de la rencontre).

En 1847 Melchor Ordóñez, un homme politique de Malaga, légifère sur le thème qui nous intéresse et il crée la première véritable réglementation sur la tauromachie3.

Le torero Gordito invente la pose de banderilles dite al quiebro à la fin des années 50 du XIXe siècle.

A cette époque également, deux pratiques barbares réservées aux mansos cessent : les morsures de chiens (pour remplacer les piques) et le desjarrete (coupure au niveau des jarrets avec un instrument en demi-lune lorsque l’estocade semblait impossible).

La première oreille concédée à Madrid est attribuée à José Larra « Chicorro » le 29 octobre 1876, la seconde en 1898 et il faudra attendre 1910 pour la concession du troisième appendice dans la capitale espagnole. A partir de là, l’attribution de trophées se généralise. Il existait à Séville, avant l’époque moderne,  une ancienne pratique, au moins depuis 1751, consistant à donner l’oreille à un torero comme contremarque signifiant que le prix en viande du taureau lui revenait3. Le nombre de toros par corrida est très aléatoire mais il se réduit progressivement : de 12 (6 le matin), qui était le chiffre normal à Madrid à la fin du XVIIIe siècle on passe dans la plupart des cas à 8 dans la première moitié du XIXe4.

Avant cela, Lagartijo (alternative en 1865) est le protagoniste avec le vaillant Frascuelo de la première grande époque de la tauromachie. Le premier sera sans doute le premier grand torero complet (dans le sens d’un équilibre entre courage, technique et esthétique) et permettra surtout au toreo de rentrer dans une dimension esthétique qu’il ne fera ensuite qu’approfondir.

Après eux, Guerrita (alternative en 1887), torero largo s’il en est, règnera en solitaire. Ce torero cordouan torée de profil à la cape et commence à baisser les mains. Il impose le toro de 5 ans et il est également l’un des derniers à pratiquer le saut a trascuerno. A cette époque, Luis Mazzantini, un excellent tueur, impose le tirage au sort. Il est également le premier matador à recevoir l’alternative sans être passé par le quadrille d’un maître. 

A la fin du siècle il faut aussi faire référence à El Espartero (alternative en 1885) qui s’immobilisait pour dévier le toro avec la muleta et le vaillant Reverte, spécialiste des recortes cape au bras et auteur d’un toreo on ne peut plus ajusté.A cette époque apparaît également la gregoriana, c’est à dire la protection de la jambe droite, de la part du grand picador Badila.

Au début du XXe siècle, le travail à la  muleta reste bien souvent un simple trasteo, un toreo par devant avec des toros mansos le plus souvent, une manière de jouer avec le leurre autour et sous la tête du toro, « un art de birlibirloque », un art de l’abracadabra, dans sa meilleure version, comme disait le poète José Bergamín. Bombita, en plus de créer Montepío, une sorte de Sécurité sociale pour toreros, en 1909, réduira les distances et « citera » de profil, établissant les bases du toreo de proximité qui apparaîtra quelques 70 années plus tard. La rivalité entre ce dernier (alternative en 1899), qui fut un véritable torero largo, et le lidiador Machaquito est intéressante mais la tauromachie ne traverse pas son meilleur moment. A côté d’un torero austère comme Vicente Pastor  apparaissent cependant des toreros artistes comme  Antonio Fuentes, qui impose par ailleurs le cuarteo aux banderilles5, et surtout Rafael « El Gallo », premier grand artiste inspiré.

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=DAPgDwFGuiM[/youtube]

Bombita

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1. Paquiro. Document Los Toros.

2. Cf. “Reglamento” dans le dictionnaire de M. Ortiz Blasco.

3. Anales de la plaza de toros de Sevilla de Ricardo de Rojas y Solís, p.91.

4. Cours de l’UNED de Víctor Pérez López, module 3, chapitre 1 p.73.

5. Cours de la UNED de Víctor Pérez López, modulo 3, chapitre 3 p.35.


Jan 9 2016

Ronda et Séville

“(…) j’affirme, de la manière la plus précise, qu’on ne peut pas bien comprendre l’histoire de l’Espagne depuis 1650 à aujourd’hui si on s’est pas rigoureusement construit, dans le sens strict du terme, l’histoire des corridas de toros; non pas de la tauromachie qui a plus ou moins vaguement existé dans la Péninsule depuis trois millénaires, mais ce que nous appelons ainsi actuellement.”

José  ORTEGA Y GASSET

Pedro Romero2          

L’habit de torero est, à la fin du XVIIIe siècle, un vêtement de ville enrichi de taffetas et de soie, inspiré de la tenue que portaient les « manolos », ou bas peuple de Madrid3, avec les cheveux emprisonnés à l’intérieur d’un filet. Peu à peu, cet habit s’embellira : par exemple Costillares utilisera des galons et des franges argentés. L’alguacil, représentant les forces de l’ordre, apparaît en tête du défilé d’ouverture. Les trois tiers sont ceux d’aujourd’hui, la lidia est organisée et tout ce qui se fait dans l’arène a pour seul objectif de tuer le toro selon les règles fixées, a recibir pour Pedro Romero, et à vuelapié pour Costillares. La muleta est un instrument de défense avant de devenir un outil artistique. La véronique apparaît avec Joaquín Rodríguez « Costillares » (il n’en est pas réellement l’inventeur, pas plus que du volapié, mais sans doute l’a-t-il perfectionné et lui a-t-il donné sa valeur première pour la domination sur l’animal) et le répertoire de cape deviendra de plus en plus varié.

Le combat de taureaux primitif se transforme en art de « lidier » les toros dans l’arène. Nous pouvons également lire dans le livre Histoire de la tauromachie dudit historien français : « Dans l’Andalousie des années 1770-72, la mutation décisive qui a donné naissance à la tauromachie nouvelle était accomplie. » (Comparaison des récits de Edward Clarke à Madrid en 1760 et de R. Twiss à El Puerto et à Cádiz en 1772.) « (…) trois tiers, qui, à cette époque, sont d’égale longueur : cinq minutes chacun, sois un quart d’heure au total ; durée réglementée »4. A cette époque, jusqu’à vingt-cinq taureaux sont tués par journée de festivités.

Pepe-Hillo est le premier à « se croiser », c’est-à-dire à se situer entre les cornes et à se servir de la muleta pour toréer. Il améliore le toreo de cape avec les inventions du frente por detrás et du capeo dans le dos. Son toreo était offensif (ce qui représente une contradiction avec les préconisations de son traité), en se plaçant délibérément en situation de danger, ce qui d’ailleurs lui valut un coup de corne mortel en 1801. Il fut la première idole populaire et le pseudo auteur, en 1796, d’un des premiers traités exclusivement consacré à la tauromachie à pied. Il s’agissait plus précisément du troisième après la Cartilla en que se notan algunas reglas de torear a pie de la bibliothèque d’Osuna – plus connue comme “Cartilla de torear” -, au XVIIe siècle ou début du suivant – bien qu’il existât antérieurement des traités de tauromachie à cheval qui avaient inclus quelques paragraphes sur le toreo à pied-, et l’œuvre Noche fantástica de García Baragaña publiée en 17505. Les corridas sont interdites en 1805 mais elles sont rétablies en 1808 grâce à José I, plus connu en Espagne sous le sobriquet de Pepe Bonaparte « El Botella ». 

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1. In Sobre la caza, los Toros, y el toreo p. 136.

2. Pedro Romero. Document Los Toros.

3. Cf. tome “El Toreo” de Los Toros en fascicules p. 46.

4. Cf. Histoire de la tauromachie de Bennassar pp. 47-48.

5. Cf. “La técnica y el arte del toreo” du tome “El toreo”, p. 222 et suivantes, de l’encyclopédie Los Toros en fascicules.


Jan 1 2016

Du Moyen Âge aux Lumières

http://lewebpedagogique.com/legiraldillo/files/2012/07/en-Sang%C3%BCesa.jpgSaut à la perche à Sangüesa

LA TAUROMACHIE CHEVALERESQUE  et la transition vers la TAUROMACHIE A PIED : NORD et SUD, FÊTES  POPULAIRES  et  JOUTES  ARISTOCRATIQUES

Au Moyen Âge la lutte avec des taureaux se pratique à cheval en vue de s’entraîner au maniement des armes. En effet, au moment le plus intense de la lutte contre le pouvoir hispano-musulman, les Castillans, imités ensuite par les Maures, se mirent à combattre à cheval les bêtes féroces qui peuplaient divers endroits de la « Peau de taureau ». Même si cette croyance appartient probablement plus au mythe qu’à la réalité, certains voient en Rodrigo Díaz de Vivar, le célèbre Cid Campeador, le premier torero à cheval. Álvarez de Miranda considère qu’il est prouvé que des taureaux étaient déjà « courus » au XIe siècle, comme une réjouissance supplémentaire lors des mariages seigneuriaux et royaux1 (comme par exemple pour le mariage d’Alfonso VII2 avec Dame Bérangère en 11243), mais c’était en fait déjà le cas depuis au moins le IXe siècle4, même si dans ces premiers siècles les festivités taurines, où l’on exalte les valeurs de la noblesse médiévale, restent exceptionnelles. Cependant, à côté de la manière aristocratique, bientôt apparut une forme populaire de tauromachie et au XIIIe siècle elles sont suffisamment courantes pour que le législateur s’empare de la question5. Marie-Pierre Prevôt-Fontbonne affirme quant à elle : « Au XIIIe siècle, certains nobles prenant en charge les fêtes des villages, les premières tentatives de liaison de la tauromachie à pied et de la tauromachie à cheval, eurent lieu : les seigneurs combattaient les taureaux aidés par des gens à pied. Mais il n’y avait aucune organisation réelle dans ces spectacles-jeux. »6

Pour Alberto González Troyano, dans son « Essai pour une Histoire de la Tauromachie en Andalousie », la figure du lidiador à pied surgit (au Pays basco-navarrais) à partir du XIVe siècle. En effet, la tauromachie à pied du nord de l’Espagne est plus ancienne que celle du sud. De la tauromachie septentrionale provient très certainement le tercio de banderilles mais aussi certaines suertes de cape. Pour le reste on peut la considérer comme une forme primitive de la tauromachie à pied avec des suertes qui n’ont pas survécu dans la tauromachie moderne, comme par exemple le coup de lance à pied, le mancornar8, le saut à la perche (salto de la garrocha), bien qu’il ait été pratiqué de manière exceptionnelle jusqu’à récemment,le saut a trascuerno9, ou le saut sur la tête10, en plus des écarts et autres feintes. La mort de l’animal est le plus souvent évitée jusqu’à la moitié du XVIIe siècle, apogée du toreo septentrional. A cette époque, où, lors des fêtes de Saint Isidore, à Madrid, seuls des hommes à pied se trouvent dans l’arène, se distingue selon Araceli Guillaume-Alonso le matatoro Diego de la Torre, de Logroño. Dans la deuxième moitié du siècle se distingue le Navarrais Francisco Milagro, notamment à Madrid11. Au XVIIIe siècle, Martincho et El Licenciado de Falces, tous les deux immortalisés par Goya, ont sans doute été les toreros les plus célèbres pour ce qui est dudit toreo, lequel avait évolué et vivait ces deniers instants.

André Viard considère que la « première corrida formelle » est attestée dès 138512 à Pampelune en se basant sur des documents provenant de la Collégiale de Roncevaux. Le Maure Gil Alcayt et le Chrétien Juan de Saragosse qui reçurent pour leur prestation la somme de 50 livres auraient utilisé toutes sortes d’accessoires parmi lesquels la cape et l’épée, même si cette dernière sera peu employée par la suite dans les zones nordistes. En tous cas, à partir de là les fêtes taurines vont se transformer en véritables spectacles.

Pour Bartolomé Bennassar, à partir des XIV et XVe siècles des fêtes en tous genres s’unissent aux jeux et rites taurins13. Le même historien affirme également ceci : « Dès le XVe siècle, on peut distinguer un toreo chevaleresque qui est le fait des « hommes à cheval », autrement dit la noblesse, et un toreo à pied, d’expression plébéienne, dont la « professionnalisation » progressa au cours des XVI et XVIIe siècles. Car si le toreo chevaleresque comportait l’usage de péons (laquais) qui travaillaient à pied, il est avéré maintenant que coexistait avec ce toreo chevaleresque un toreo à pied autonome. »14

A partir de 1492 et la fin de la Reconquête – une époque qui correspond à l’utilisation de plus en plus fréquente des armes à feu15, ce qui fait que le contact direct tend à se perdre16 -, le combat avec des taureaux perd, sous sa forme aristocratique, sa signification militaire originelle pour se transformer aussi en simple spectacle, principalement au travers de la lanzada ou coup de lance. Parallèlement à cette tauromachie se développe donc une forme festive et populaire, plus au sud de la zone d’apparition de la première tauromachie ibérique pédestre, avec des pratiques comme la lanzada  à pied ou les invenciones17 : la suerte suiza, qui consistait à arrêter l’animal à l’aide d’une hallebarde ou lance, une pratique consistant à se cacher dans une jarre, un tonneau ou un trou, ou celle ayant pour but de faire charger le taureau sur une marionnette (dominguillo ou estaferno), ainsi que le taureau de feu (fusées ou cornes enflammées), survivant de nos jours dans la fête du toro jubilo à Medinaceli18.

Au XVIIe siècle, le rejón, qui était apparu à la fin du XVIe siècle, remplace la lance19. Il est plus court et il se casse au moment de le planter. De plus, il ne tue pas l’animal du premier coup et il exige une plus grande dextérité de la part du cavalier : la monte à la genette remplace la monte à la bride. De nombreuses joutes équestres sont organisées sur les places publiques et en particulier à Madrid sur la célèbre Plaza Mayor, à l’occasion de fêtes religieuses, de couronnements et autres commémorations. L’empeño20, qui était une sorte de code de l’honneur, obligeait le cavalier à tuer le taureau à pied avec son épée lorsque l’animal blessait un subalterne ou lorsqu’il perdait une partie de sa tenue à cause de celui-ci. Par ailleurs, le rejoneo a supposé une évolution dans le sens de la mobilité, ce qui a également fait évolué le rôle des subalternes, en particulier pour les quites ou pour situer le taureau.21

L’historien français Bartolomé Bennassar met en exergue le rôle de l’abattoir de Séville dans l’évolution du toreo à pied : « Pedro Romero Solis, Ignacio Vázquez Parladé et Antonio García Baquero publiaient en 1981 une étude, Sevilla y la Fiesta de los Toros, qui établissait de manière décisive le rôle de l’abattoir de Séville dans l’élaboration des techniques, des « recours » et des « figures » dont est née la tauromachie moderne [dès le XVIe siècle]. C’est ce qu’avait affirmé Luis Toro Buiza, mais ces arguments documentaires se limitaient au XVIIIe siècle. »22

Entre le XVIe et le XVIIe siècle le toreo à pied originaire du sud acquiert de plus en plus d’importance. A Cadix, des corridas à pied sont célébrées dès 166123

D’après une chronique des corridas d’Astorga (León) du voyageur Jean Leonard les banderilles se posaient déjà deux par deux en 169024 mais cette pratique ne se généralisera que dans la deuxième moitié du siècle des Lumières.

En 1702, une corrida est donnée le 4 janvier à Bayonne à l’intention du futur Philippe V.

Juan Romero, le père du célèbre Pedro, est un des premiers matadors véritablement professionnel, en plus d’imposer la suprématie des matadors sur les picadors. La légende fait de son père, Francisco, l’inventeur de la muleta, bien que pour le marquis de la Motilla le premier qui eut l’idée de mettre un bâton sous une cape fut Manuel Ballón, el Africano, dans les arènes de San Roque, en 172025.

Nous pouvons également lire sous la plume de Bennassar : « Luis Toro Buiza pouvait écrire légitimement : « Au cours des vingt années qui vont de 1730 à 1750, Séville assista sur l’arène de la place de la Maestranza au développement complet du processus d’invention des corridas de toros modernes ».26 Les Annales de ces arènes précisent que Miguel Canelo est, à partir de 1733, le premier torero à pied à intervenir aux côtés des varilargueros.

Pour Ortega y Gasset, le commencement de la tauromachie moderne à pied doit être situé entre la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe : « Précisément, nous rencontrons assez fréquemment dans les dernières années du XVIIe siècle dans des écrits et des documents le terme « torero » appliqué à certains hommes plébéiens qui dans un professionnalisme encore ténu parcourent bourgs et hameaux. (…)  La gestation a été longue : elle a duré un demi-siècle. Il est possible d’affirmer que c’est au tour de 1740 que ce qu’on appelle la « Fête » devient œuvre d’art. (…) les premiers quadrilles s’organisent, ils reçoivent l’animal au toril en respectant un rite ordonné et de plus en plus précis, et le rendent au toril après l’avoir tué en bonne et due forme »27. C’est à ce moment là qu’apparurent les dynasties des Romero et des Costillares.

Nous transcrivons un autre passage des travaux de Bartolomé Bennassar qui nous semble être d’une grande valeur pour démontrer la décadence du toreo nordiste et le début de suprématie du toreo essentiellement andalou après une période de fusion des tauromachies péninsulaires : « Les suertes populaires qui évoquent les jeux du cirque et dont plusieurs utilisaient les perches étaient couramment pratiquées dans les années 1740-1760 comme le prouvent les dessins de Witz28. Or, ces suertes ont été progressivement expulsées des plazas de toros, au cours d’un processus d’environ un quart de siècle, « comme conséquence de la pression constante du critère esthétique des aficionados andalous […] qui choisissaient le naturel, faisant de la cape et de l’épée les seuls instruments de combat ».29

Au XVIIIe siècle, la décadence de l’Empire est une évidence. L’état nobiliaire a perdu de son prestige et une partie importante s’est transformée en simple noblesse de cour. Non seulement l’Espagne a perdu ses possessions européennes en 1713 avec la fin de la Guerre de Succession mais en plus elle a perdu toutes les guerres (exactement cinq) dans lesquelles elle s’est lancée. La plèbe prit alors les rênes du cheval taurin avant de prendre celles du cheval politique au XIXe siècle. Les principales pratiques taurines existant sur le territoire espagnol ont conflué dans un spectacle unique où le toreo populaire, après s’être uniformisé, s’impose au sein de la structure aristocratique dont l’héritier, le picador, passe au second plan derrière les hommes à pied qui, à défaut du cheval, se sont appropriés les instruments de l’ancienne noblesse : la cape et l’épée, pour se jouer de la mort avec élégance, détachement et honneur. L’homme affronte l’animal de manière éthique, de face et en respectant des règles. Il se place au même niveau que lui, sans la protection et la supériorité donnée par l’équidé, renouant ainsi avec des gestes vieux de plus de 20 millénaires en relation avec des rites sacrificiels qui lui permettent de transcender sa bravoure et donc sa condition d’Homme, au double sens de mâle et d’humain, pour se transformer en mythe immortel.

Les premières arènes commencent à se construire à l’aube du XVIIIe siècle. Il semblerait que Béjar, dans la province de Salamanque, soit la première localité à construire des arènes, vers l’an 1711, suivie de Campofrío (Huelva) en 1718 et Santa Cruz de Mudela (Ciudad Real) en 1740, avec sa célèbre arène carrée, appelée « las Virtudes »30. De la même année daterait le début de la construction des actuelles arènes de Séville à en croire ce qui suit (le dictionnaire de Ortiz Blasco, qui prend ce fait du « Cossío », donne la date de 1761), pris dans Histoire de la tauromachie de Bartolomé Bennassar : « le voyageur anglais Richard Twiss, qui ajoute : « On commença en 1740 à le bâtir en pierre (…) ». Pour Cossío, il s’agirait plutôt des troisièmes arènes en bois qu’eut Séville; la première, de forme rectangulaire, existait déjà en 170731 au lieu-dit Baratillo ou Resolana; la deuxième, ronde cette fois, fut construite en 173332. Le balcon du Prince ne fut cependant pas édifié avant 176533.

A Madrid il y eut des arènes en bois au lieu-dit Soto de Luzón dès 1737. López Izquierdo a démontré que les premières arènes de la Porte d’Alcala (sur les trois qui ont existé) furent construites en 1739 bien que d’après Bennassar, « les corridas royales aient pu être données sur la Plaza Mayor jusqu’en 1760 »34. En réalité, le dernier spectacle qui y eut lieu fut donne en 1833 pour le couronnement d’Isabel II35. Les premières arènes construites en dur qu’eut la capitale espagnole datent de 1749 en lieu et place de celles en bois.

Ajoutons que bien qu’elles passent pour les plus anciennes d’Espagne celles de Ronda ne furent pas complètement érigées avant 178536.

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1. Cf. Histoire de la tauromachie de Bartolomé Bennassar (p. 13);  Desjonquères, 1993.

2. Il fut couronné en tant que roi de Castille et Léon en 1126 et comme empereur en 1135, date à laquelle des taureaux furent également courus, d’après Claude Pelletier (L’heure de la corrida p. 27).

3. Cf. Tauromachie de Prevôt-Fontbonne (p. 49); Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1990.

4. Les toutes premières fêtes taurines sont attestées à León en 815, selon Vargas Ponce, lors d’une session parlementaire des nobles du royaume d’Alfonso II.

5. Le Fors de Madrid est d’après Beatriz Badorrey, le premier texte de loi sur le sujet taurin. Il règlemente l’entrée en ville du bétail destiné à être « couru ». Elle situe sa rédaction autour de 1235. Cours de l’UNED, module 1, thème 1, chapitre 1, p.29.

6. Cf. Tauromachie de Prevôt-Fontbonne pp. 49-50.

7. Cité par B. Bennassar dans La tauromachie. Histoire et dictionnaire de R. Bérard; R. Laffont, 2003, p. 9. Marie-Pierre Prevôt-Fontbonne, dans su Tauromachie (p. 50) avait exprimé une idée semblable : “Et c’est au XIVe siècle qu’apparaissent en Navarre et en Aragon, des professionnels de la tauromachie à pied – les matatoros.

8. Elle consiste à empoigner la bête par les cornes et lui plier la tête pour la renverser (source : “Mancornar”  dans le dictionnaire de M. Ortiz Blasco).

9. D’après le dictionnaire de M. Ortiz Blasco  (“Trascuerno”) : “Suerte tombée en désuétude qui consiste à sauter au-dessus du cou du taureau, derrière les cornes”.

10. Elle consiste à appuyer le pied sur la tête, entre les cornes, au moment où le taureau baisse la tête avant de donner le coup de corne, pour sauter au-dessus de l’échine (source : “Salto” dans le dictionnaire de M. Ortiz Blasco).

11. Terres Taurines n°54 p.66.

12. Idem p.58.

13.Dans « Histoire de la tauromachie », première partie de La Tauromachie. Histoire et dictionnaire de R. Bérard p. 5.

14. Dans « Histoire de la tauromachie », première partie de La Tauromachie. Histoire et dictionnaire de R. Bérard p. 6.

15. La poudre avait commencé à être utilisée dans les champs de Bataille au XIVe siècle, exactement en 1346, dans la Bataille de Crécy, de la part des Anglais (source : le dictionnaire Pequeño Larousse en color de 1988).

16. Cf. L’heure de la corrida de Claude Pelletier p. 37.

17. Cf. La tauromaquia y su génesis d’Araceli Guillaume-Alonso (p. 139); Bilbao; Laga, [1994].

18. Cf. La tauromaquia y su génesis d’Araceli Guillaume-Alonso pp. 145, 147, 149, 151, 177.

19. Cf. « Histoire de la tauromachie » de Bartolomé Bennassar, première partie de La Tauromachie. Histoire et dictionnaire de R. Bérard, p. 7.

20. Cf. “Empeño” dans le dictionnaire de M. Ortiz Blasco.

21. Cf. L’heure de la corrida de Claude Pelletier p. 38.

22. Cf. Histoire de la tauromachie de Bartolomé Bennassar p. 34.

23. Cf. Los Toros en deux volumes, de José María de Cossío : tome I p. 104; Madrid, Espasa Calpe, 1997 .21.  In Histoire de la tauromachie p. 34.

24. Cours de Víctor Pérez López, UNED, module 3, chapitre 3, p.4.

25. Cf. Historia del toreo, de Daniel Tapia p.120. Il faut noter que celle-ci étant la seule source sur ledit torero, certains chercheurs mettent en doute son existence.

26. Cf. Histoire de la tauromachie de Bartolomé Bennassar p. 38.

27. Cf. Sobre la caza, los Toros y el toreo p. 137.

28. Artiste suisse qui a résidé à Madrid entre1740 et 1760.

29. Dans “Histoire de la tauromachie” de B. Bennassar (il y inclut une citation de Romero de Solís qui provient de “La invención de la corrida moderna y la Tauromaquia de Goya”), première partie de La tauromachie. Histoire et dictionnaire de R. Bérard p.13.

30. Source : dictionnaire de M. Ortiz Blasco.

31. Cf. Los Toros en deux volumes : tome I p. 580.

32. Anales de la plaza de toros de Sevilla, de Ricardo Rojas y Solís, Real Maestranza, 1989.

33. http://www.plazadetorosdelamaestranza.com/index.php/la-plaza/historia

34. Cf. Histoire de la tauromachie p. 45.

35. Source : Víctor Pérez López.

36. Cf. Los Toros en deux volumes : tome I p. 580.


Déc 25 2015

Tauromachies primitives

PRATIQUES CYNÉGÉTIQUES et RITES AGRESTES

Le sens  étymologique du mot tauromachie est celui d’un combat face à un taureau ce qui nous renvoie à une origine plusieurs fois millénaire.

Il y a plus ou moins deux millions d’années apparaissait l’aurochs, c’est-à-dire le taureau primitif, que l’Homme chassa longtemps. Il en fit un objet de culte (parfois associé à une déesse mère), comme en témoigne un grand nombre de peintures pariétales de part et d’autre des Pyrénées (Lascaux, Chauvet, Altamira…) et les actes de bravoure pour l’affronter ont parfois été célébrés, en particulier à Villars, en Dordogne, il y a 230 siècles, comme l’a démontré André Viard.

En Mésopotamie, Gilgamesh, dans sa quête pour l’immortalité, tua d’un coup de glaive le taureau céleste selon la VIe tablette de Ninive, récit vieux de plus de 3 700 ans. Malgré la domestication croissante, une partie du bétail resta à l’état sauvage, surtout dans les deltas des grands fleuves, ce qui explique que les pratiques cynégétiques bovines n’aient pas disparu, bien au contraire, en particulier au Moyen-Orient.

Les Egyptiens, quant à eux, vénéraient le taureau Apis, un animal choisi à partir de caractéristiques bien définies pour devenir le dieu solaire de la fécondité, de la fertilité et de l’abondance2. Sans doute faut-il rapprocher cette vénération, qui, certes, n’est pas à proprement parler une tauromachie, de celle de la vache sacrée qui a cours aujourd’hui encore dans certaines régions de l’Inde, terre d’origine de l’espèce bovine.

En Crête, certains hommes se suspendaient aux cornes du taureau blanc ou sautaient par dessus son échine avant de le sacrifier en offrande aux dieux. D’ailleurs, le taureau se trouve au centre de notre civilisation au travers de mythes comme ceux d’Europe, d’Hercules et du Minotaure où cet animal symbolise la bestialité, la virilité et la fertilité en relation avec l’astre solaire et le retour des pulsions charnelles au printemps.

Un siècle ap. J.C., Jules César introduisit le taureau sauvage, qu’il avait chassé en Asie centrale, dans les jeux du cirque. Cet animal était alors tué de diverses manières, sans règles établies. Il est impossible de rapprocher ces jeux avec la forme actuelle de tauromachie, mais si les bestiaires se servaient parfois d’une lance face aux fauves, parfois des taureaux, comme cela se pratique en Navarre dans la tauromachie originelle à pied3, ou d’un glaive, pratique à rapprocher de l’estocade actuelle4. Les gladiateurs romains effectuaient surtout des numéros d’acrobatie, plus proches des courses landaises et de celles des forçados5 portugais que des corridas de toros espagnoles (esquives, sauts à la perche…). Les jeux du cirque, qui furent également implantés dans la Péninsule Ibérique, avaient à l’origine le sens d’un sacrifice religieux qu’ils ont perdu avec la décadence de l’empire romain6. A partir de là, les combats auraient eu pour seule raison d’être la satisfaction de la soif de violence du public.

En réalité, il n’existe pas de traces de continuité entre les jeux du cirque romains et l’apparition de la tauromachie médiévale en Espagne. L’aspect religieux du sacrifice du toro ou taurobole a été cependant repris dans tout l’empire romain entre le Ier et le IVe siècle au travers du culte de Mithra (qu’on pensait originaire d’Asie jusqu’à peu), lequel a eu une telle importance qu’il fit même concurrence au Christianisme. 

Si l’on n’a rencontré aucune trace de continuité entre les jeux et rites romains et l’apparition de la tauromachie médiévale en Espagne, il existait cependant un culte du taureau dans la péninsule ibérique pré-chrétienne et un certain nombre de récits appartenant à la mythologie espagnole nous sont parvenus. Par exemple, l’Oricuerno, un animal assimilé à un taureau qui aurait permis à une jeune fille qui s’était faite passer pour un homme après avoir vengé la mort de son fiancé, de changer de sexe. Un deuxième mythe important est celui de l’évêque Ataúlfo qui, accusé de sodomie selon certaines sources et de trahisons selon d’autres, est gracié après avoir rendu docile un taureau avant de le tuer. Le dernier mythe auquel je ferai référence est celui du taureau d’or où une princesse déshonorée se cache dans la statue d’un taureau avant de donner la vie. Mais ce qui est peut-être plus intéressant, ce sont les rites agrestes comme le taureau de Saint Marc, pratiqué jusqu’au XVIIIe siècle. Il s’agissait d’emmener un taureau à la messe pour transmettre le pouvoir fertilisant de son sang aux cultures. Le rite du taureau nuptial7, quant à lui, que l’on retrouve dans les célèbres enluminures des Cantigas de Santa María d’Alphonse X (XIIIe siècle), se pratiquait autour de Plasencia et au-delà. Ici, le fiancé, accompagné d’autres jeunes gens, conduisait un taureau encordé en courant chez sa bien aimée où il devait le blesser – sans le tuer, au moins dans un premier temps -, puis poser des banderilles décorées par sa future et finalement se tacher de sang, comme dans le rite mithraïque.

Cantigas de Santa María

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1. Termes trouvés dans le dictionnaire du grec ancien de A. Bailly.

2. Cf. L’heure de la corrida de Claude Pelletier (pp. 16-17); [París], Gallimard.

3. Cf. L’heure de la corrida de Claude Pelletier p. 23 et dessin p. 39.

4. Voir opus 60 de Terres Taurines.

5. Les forcados ou pegadores se jettent les uns derrière les autres entre les cornes de l’animal pour enlacer son cou. Voir “Pegar” dans le dictionnaire de M. Ortiz Blasco; Madrid, Espasa Calpe, 1991.

6. Cf. L’heure de la corrida de Claude Pelletier p. 24.

7. Cf. Ritos y juegos del toro de Álvarez de Miranda (p. 45); Madrid, Biblioteca Nueva, 1998.


Déc 22 2015

Hommage

LimeñoPepe Martínez “Limeño” est né à Sanlúcar de Barrameda (Cadix) le 19 septembre 1936. Lors de son étape de novillero il est sorti en triomphe des arènes de Las Ventas sans avoir obtenu de trophées. Il a pris l’alternative dans les arènes de la Maestranza le 29 juin 1960 des mains de Jaime Ostos et avec Curro Romero comme témoin. Il l’a confirmé le 24 mai 1962, avec Diego Puerta comme parrain et en présence de Paco Camino. A partir de 1971 il a amorcé son déclin puis il s’est retiré définitivement en 1980. Spécialisé dans les corridas de miuras sévillanes, qui lui ont permis d’être triomphateur de la Feria d’Avril 3 années consécutives, entre 1968 et 1970, il a coupé un total de 22 oreilles dans la capitale andalouse et est sorti 4 fois par la Porte du Prince (deux en 68). Il a été un torero d’une grande pureté, à la fois puissant, élégant et posé. Il est mort dans sa ville natale le 18 décembre 2015. Paix à son âme.


Déc 19 2015

L’Art du toreo

Si les grands-pères du toreo sont Pedro Romero et Costillares, ses pères sont indubitablement Gallito et Belmonte, mais tous les toreros qui ont marqué ou ont fait évoluer le toreo n’ont pas le même statut.
Les révolutionnaires ont été, à mon avis, au nombre de trois (même si cela peut paraître très réducteur) Belmonte, bien-sûr, ensuite Manolete puis Ojeda, qui ne cassent pas les schémas belmontistes mais les complètent.
Cependant, le toreo s’est surtout forgé avec les synthétiques : Gallito, Chicuelo, Ordóñez et maintenant José Tomás.
Il faut en plus parler des évolutionnistes qui sont comme les chaînons manquants sans lesquels les uns et les autres n’auraient jamais pu créer le toreo comme nous le connaissons aujourd’hui : Pepe Hillo, Paquiro, Lagartijo, Guerrita, Espartero, Bombita, Gitanillo, Cagancho et Barrera, Don Domingo et beaucoup d’autres, comme Dámaso González.
Parmi eux, les deux toreros qui ont laissé l’empreinte la plus importante sur cet art sculptural en mouvement probablement sont-ils Belmonte et Manolete. Et s’il faut constituer un poker d’as il faut alors parler de Chicuelo et Ojeda. Ces quatre toreros probablement sont-ils les responsables des quatre grands pas donnés au XXe siècle dans cette discipline artistique, mais beaucoup d’autres, comme nous l’avons dit, lui ont permis d’évoluer.
Si les qualités d’un torero sont un équilibre entre ces trois valeurs de base que sont l’art (temple, esthétique et inspiration), le courage et la technique, c’est sur le dernier point que nous nous concentrerons pour parler de l’évolution du toreo bien qu’il y ait eu certaines évolutions purement esthétiques. Ceci dit, il convient de dire que certains toreros ont fait évoluer leur discipline sur un aspect précis et limité, parfois par maladresse ou limitation physique, d’autres fois, plus volontairement, pour ouvrir et suivre une voie même sans la conduire complètement à son terme.
Par exemple, Dámaso González fut, dans les années 70, un torero puissant qui peut être considéré comme le précurseur du toreo de Paco Ojeda, basé sur la quiétude absolue entre chaque passe. Il s’agissait d’un torero « trémendiste », courageux et plein de pundonor et si son esthétique peut être mise en doutes, il était capable de toréer avec temple les toros les plus compliqués et spectaculaires.
A la fin de ses faenas, il se plaçait littéralement entre les cornes et il se faisait passer le toro au plus près sans bouger. L’image de lui qui nous vient immédiatement à l’esprit est celle d’un homme défiant la mort, en faisant par exemple ce que j’appelle le « tic-tac » de l’horloge (d’autres préfèrent le terme de pendule également utilisé pour la passe changée dans le dos), regardant un gradin apeuré. Il est sans doute à Ojeda ce que fut El Espartero pour Belmonte.
Au-delà des révolutionnaires et des évolutionnistes, il existe des toreros cristallisateurs qui reprennent et améliorent le toreo pour le dépurer. Les plus importants en ce sens sont sans doute Antonio Ordóñez et José Tomás. Ils sont souvent imités mais jamais égalés, contrairement aux purs artistes qui impriment à leur toreo leur personnalité de manière absolument inimitable. Certaines attitudes constituant le charisme sont copiées mais pour l’essentiel du toreo il ne peut en être de même. Dans tous les arts, il y a de grands novateurs et de grands classiques. Si ces derniers reprennent des recettes plus ou moins connues, ils ne sont pas seulement capables d’insuffler un style particulier mais surtout d’aller un peu plus loin dans le monde connu, sur presque tous les plans, pour améliorer encore ce qui se fait de mieux.
C’est de cette évolution du toreo et du substrat antérieur à la tauromachie moderne dont nous parlerons dans les prochaines semaines.