Nov 28 2015

Charger la suerte

ureña 1Il existe au moins trois manières de toréer avec profondeur et autant de concepts de charger la suerte car le moment de la charge dans une suerte correspond au deuxième temps, celui de la rencontre, où le torero pèsera ou non sur l’animal. Pour ce faire, il devra le conduire vers l’intérieur, ce qui est la première chose à regarder et non sur le passage et encore moins vers l’extérieur. C’est pourtant ce que fait parfois, le plus souvent même, un torero qui met ostensiblement la jambe de sortie entre le berceau des cornes. Très rarement, on voit le toreo idéal, en point d’interrogation, avec un double changement de trajectoire du toro mais il faut émettre deux réserves : ce n’est possible qu’avec un petit nombre de toros et cette manière de toréer impose des passes isolées dans la mesure où il est antinomique avec le toreo lié.

Domingo Ortega dans sa conférence de 1950 à l’Athénée de Madrid, disait :
« Pour moi charger la suerte ce n’est pas ouvrir le compas, parce qu’avec le compas ouvert le torero allonge mais n’approfondit pas la passe; la profondeur s’acquiert en avançant la jambe vers l’avant, pas sur le côté. […] en ne mettant pas en pratique les concepts qui définissent ces normes, on ne torée pas, on donne des passes; beaucoup de passes, c’est vrai. […] Parce que, je le répète : ce n’est pas la même chose de donner des passes et de toréer. »

Manolo Vázquez, de son côté, interprète le toreo les pieds joints et de face, derrière la hanche.

Manolete, dans une interview publiée dans El Ruedo en 1945, disait :
« Je pense que pour le toro qui charge, on ne doit pas avancer la muleta. […] Charger la suerte à la naturelle et dans les autres suertes est une facilité pour le torero, car il dévie plus facilement la trajectoire du toro. »

Personnellement, j’utilise l’expression charger la suerte lorsqu’un torero met la jambe de sortie vers l’avant, sur la ligne d’attaque du toro, pas au fil (la cuisse, pas la pointe du pied), en terminant la suerte vers l’intérieur, ce qui représente la forme la plus pure de toreo car elle est la plus difficile même si, par définition, elle n’est pas toujours possible.

Selon les qualités du toro, je crois qu’il y a deux manières de la charger. La première se voit de moins en moins : avec un toro qui vient de loin, elle consisterait à avancer la jambe de sortie après le départ du toro, sans l’attendre immobile avec le compas ouvert. La suerte est ainsi chargée en deux temps. Dans la deuxième, plus rapprochée, elle consiste cette fois à avoir la jambe de sortie avancée au moment de l’appel, sur la trajectoire, et, dans le toreo moderne (pas celui de Domingo Ortega), en terminant derrière. Ici la suerte est chargée en un seul temps.

Manolete disait que charger la suerte (il semble qu’il comprenait ce concept dans le sens d’avancer la jambe) était un « recours » mais on pourrait interpréter la manière de toréer de Manolo Vázquez, dans la mesure où le torero est « croisé », comme une forme particulière de charger la suerte, avec tout le corps.

Finalement, il vaut mieux toréer vers l’intérieur et avec profondeur, en baissant les mains dans le second temps de la suerte, la rencontre, même si cela se fait au fil de la corne que commencer à charger la suerte et conduire le toro vers l’extérieur. Malgré ce que dit Domingo Ortega, cela, aujourd’hui, n’est pas toréer, parce que, plus que la liaison en elle-même, qui peut se faire avec le toreo « changé » (d’un côté sur l’autre), ce qui est le plus important, depuis un siècle complet, c’est de toréer en rond.

Je pense qu’on peut toréer sans charger la suerte et qu’il y a un juste milieu entre la charger et la décharger. Par exemple, à la manière de toréer d’Antoñete , qui consistait à mettre le poids du corps sur la jambe de sortie, il faudrait trouver une appellation et je ne sais pas si celle, ancienne, de tendre la suerte pourrait servir. Souvent, lorsqu’on réalise ce que fait Antoñete, les chroniqueurs disent qu’on torée, simplement, ce qui n’est pas rien, mais pas que le torero à charger la suerte. C’est pour cela que le terme tendre me plaît car il exprime le fait de poser le toreo, l’allonger et donc le tendre, c’est-à-dire l’ajuster, lui donner du poids et de l’envergure.


Mai 4 2013

Un pasito pa’lante María

J’ai essayé à certains endroits de ce blog d’expliquer en quoi consiste l’expression ‘cargar la suerte’ mais il me semble que quelques précisions s’imposent.

Dans l’ancienne manière de « charger la suerte », qu’on ne voit plus depuis belle lurette, il était indispensable de laisser le toro à une distance suffisante, avant de l’appeler puis (en deux temps donc) d’avancer la jambe de sortie, pour lui permettre de changer sa trajectoire avant de l’envoyer vers l’extérieur. Si, au contraire, on prend le sens le plus communément admis d’avancer la jambe de sortie sur la trajectoire de l’animal au moment du cite, ce qui est ensuite fondamental c’est de conduire la charge du toro pour l’emmener derrière la hanche et non de le conduire vers l’extérieur car dans ce cas la charge ne serait pas déviée et l’homme n’aurait pas pesé sur l’animal. Car là se trouve l’essentiel, rappelons-le, plus que dans la position de la jambe : de tous temps ce concept revenait à peser sur la charge de l’animal en lui imposant une trajectoire et qu’en ce sens il est possible de « charger la suerte » même avec le « compas » fermé autant que de ne pas la charger avec celui-ci ouvert.

 

Bolívar, fuera de cacho, ne charge pas la suerte malgré le compas ouvert

Dans cet exemple, Robleño, avec un toque vers l’extérieur, ne charge pas la suerte

Si je reconnais qu’il s’agit là (je parle de l’acceptation la plus répandue) de la manière classique par excellence je ne lui concède pas, comme aux concepts de parar, templar, mandar et ligar, la catégorie de canon.

Partisan du classicisme je reconnais aussi à d’autres formes de toreo leur valeur. Il me semble d’ailleurs que les dogmes conduisent à des aberrations, je veux parler de ces « carga la suerte » criés à tous vents dans les arènes, ‘me cago en la má’. Rappelons qu’il est impossible de « charger la suerte » avec tous les toros, qu’il faut un animal avec un minimum de franchise et bien-sûr de force pour le supporter, et que l’exiger systématiquement comme font certains reviendrait à sacrifier le plus vaillant des toreros. Mais ceux qui veulent cela se complairont dans leur idée qu’il n’y a plus de bons toreros.

Pour ce qui est de mettre la jambe de sortie en arrière, si ce n’est pas ma tasse de thé il faut me semble-t-il distinguer si cela s’utilise comme un recours et pour réduire la distance des cornes ou si, comme c’est parfois le cas, c’est pour mieux embarquer le toro, allonger la charge et permettre la liaison des passes. Dans ce cas le torero ne décharge pas la suerte car lorsque les cornes se rapprochent de la jambe de sortie il place le poids du corps sur cette jambe. De plus, à choisir, je préfère le toreo enchaîné où la distance se réduit normalement et où le mérite est souvent le plus grand à la troisième passe qu’un torero qui comme dans le cas premier avance la jambe pour l’emmener vers l’extérieur ou ne donner qu’une passe orpheline.

Perera appuie ici sur la charge malgré la jambe légèrement en arrière : d’une certaine manière, il charge la suerte

C’est d’ailleurs ce que rappelle André Viard dans sur son site de Terres taurines : « De la même manière, décharger la suerte ne signifie pas tenir la jambe de sortie en retrait en cours de passe, ce qui, même dans le toreo néo-classique peut se produire quand les passes sont liées entre elles et qu’il s’agit pour le torero d’accompagner le toro sur la trajectoire la plus longue possible. Décharger la suerte, comme l’explique José Mari Manzanares, c’est se placer en marge de la trajectoire du toro, fuera de cacho, et provoquer le toro sur sa corne contraire, même si on a ostensiblement avancé la jambe. »[1]

Arrêtons de tout voir en noir ou en blanc et évitons cette manie du soupçon envers le torero qui confine au mieux à une méfiance envers son espèce au pire à une certaine paranoïa qui serait la marque du soi-disant bon aficionado. Mais ces idées sur la capacité des toreros à utiliser des trucs pour nous tromper ne sont-ils pas l’aveu d’un manque de clairvoyance ? Plus que la certitude, le doute est la marque d’un début de savoir. Analysons chaque faena dans son unité et méfions nous des charias ou des paroles d’évangile ainsi que des discours évoquant une pureté trop absolue.


[1] Comprendre la Corrida/Techniques du toreo sur l’Encycopédie en ligne de Terres taurines.