Jan 30 2016

La cristallisation du toreo classique

A partir de 1928 les chevaux sont protégés par le caparaçon puis les picadors n’apparaissent plus en piste qu’après que le toro ait été arrêté à la cape, ce qui modifie substantiellement les choses. Cette époque de post-belmontisme est riche en apparition de figures et on peut la considérer comme l’âge d’argent du toreo. Nous trouvons surtout deux toreros importants : Manolo Bienvenida, un classique sévillan, et Domingo Ortega avec sa domination dépurée, sans oublier le génial Victoriano de la Serna. En 1936 apparaît le descabello.

ManoleteAprès la guerre civile de 1936-39 apparaît Manuel Rodríguez “Manolete” qui perfectionne le toreo dans la quiétude, l’immobilisme et l’enchaînement des passes, même si on lui reproche de toréer de profil, la muleta en retrait et sans « charger la suerte », une manière de toréer qui comprend aussi certains risques. Le toreo de Manolete, qui a pu s’inspirer du toreo de Vicente Barrera et par certains aspects de celui de Cagancho, était révolutionnaire sans être complètement iconoclaste, vertical, sobre, dépuré, réunissant domination et style.  Très bon capeador et muletero, même si on lui a reproché de ne pas charger la suerte, il n’était pas un torero largo dans le sens où il prétendait comme Belmonte avant lui (puis José Tomás aujourd’hui), imposer son concept, sa faena à tous les toros, ce qui ne l’a pas empêché d’être un grand dominateur qui arrivait à ses fins presque à chaque fois. Il a par ailleurs imprimé son style à une passe qui prit le nom de manoletina et fut dès le début un grand estoqueador. Il fut un grand tueur avant de devenir un grand torero. Son toreo de grande personnalité mais sans inspiration portait la marque de la tristesse. Il appelait les toros de près et de profil, la muleta derrière la hanche. On lui reproche aussi parfois d’avoir imposé la diminution de la taille des toros (mais la Guerre Civile, qui décima le cheptel brave, a sans doute plus de tort que lui) et l’afeitado des cornes, même s’il fut encorné un grand nombre de fois. Il impose également le concept de quiétude, soit une parcimonie des déplacements et des gestes superflus. Une technique est plus facile à copier qu’une personnalité et si la première s’est répandue de manière diffuse peu de toreros ont été considérés amanoletados. « Manolete » n’était certes pas parfait mais il était unique, plus que n’importe quel autre torero. « On torée comme on est », disait Belmonte.

Dominguín ne fera que reprendre les manières du « Monstruo » en améliorant peut-être certains aspects mais dans un toreo globalement plus léger : Claude Popelin le classait d’ailleurs devant le cordouan dans son livre La corrida vue des coulisses (mais derrière Gallito, Belmonte et Ordóñez). « El Cordobés » aussi s’inspirera du grand Calife de Cordoue mais à sa manière vulgaire.

A la même époque, le mexicain Carlos Arruza est sans doute le premier torero “trémendiste”, en plus d’être un  torero largo, et le seul, avec Pepe Luis Vázquez, et son classicisme sévillan exacerbé, à rivaliser avec le Calife de Cordoue1, lequel, en 1947, allait être tué par un Miura à Linares.

Dans les années 50 les passes en quart de cercle vont s’allonger pour atteindre parfois, même si cela reste exceptionnel, le cercle complet (César Girón le donne parfois) avant que n’apparaisse, 30 ans plus tard, un torero capable de donner un double cercle, un de chaque côté (mais chaque chose en son temps). Pour ce qui est du deuxième tiers, notons que les banderilles de feu furent définitivement remplacées par les noires en 19502 et que« Jusqu’aux années cinquante, beaucoup de toreros posaient les banderilles, mais tous le faisaient au XIX? siècle. »3  Les toreros qui se détachent sont le lidiador Julio Aparicio et le tremendista Miguel Báez « Litri  » se distinguent particulièrement et réussissent à passionner à nouveau le public. A la fin de la décennie antérieure, le dominateur Luis Miguel Dominguín était monté sur le trône, mais il dut bientôt laisser cette place à Antonio Ordóñez, un immense torero, très complet. En 1953, Antonio Bienvenida, dont la qualité première est la naturalité, dénonce la pratique de l’afeitado. Cette décennie a été propice en création de styles et l’art de la tauromachie a traversé un grand moment. Il convient de citer les matadors Manolo González, à la fois artiste et lidiador, Rafael Ortega, un matador on ne peut plus orthodoxe, Manolo Vázquez, un sévillan classique, le puissant César Girón, l’artiste dépuré Antoñete, et le lidiador Gregorio Sánchez. En 1959 apparaît le double cercle pour indiquer la distance minimale aux piques.

Les années 60 verront l’éclosion de cinq grands toreros qui sont les vaillants Jaime Ostos et Diego Puerta, le pur castillan El Viti, Paco Camino, qui réunissait des qualités de lidiador et d’artiste, et, malgré son irrégularité, Curro Romero, et ses manières sévillanes dépurées. Cette décennie sera surtout celle de toutes les fraudes (sur l’âge et les cornes) et de tous les records (du nombre d’oreilles coupées et d’affluence) avec le phénomène El Cordobés, au courage certain et liant les passes comme personne, mais qui base son concept de la tauromachie sur le spectacle et l’aspect commercial (ce qui lui permettra de porter le record de corridas toréées en une saison en Europe à 121 en 1970), tout comme son « compère »  Palomo Linares. A l’opposé de ce concept nous trouvons un grand artiste, représentant de l’école gitane – s’il est possible d’appliquer ici la connotation académique d’école – Rafael de Paula.

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1. Il était courant à cette époque de faire ainsi référence à la figure de “Manolete”. Photo Les taureaux et la corridade J.L. Acquaroni; s. l., Noguer, 1958.

2. Cours de l’UNED de Víctor Pérez López, module 3, chapitre 3 p.61.

3. Cf. Histoire de la tauromachie de Bartolomé Bennassar.