Changer de sexe en 1930, c’était possible…

… Mais pas sans danger. Le film de Tom Hooper, Danish Girl, sorti en 2015, raconte le parcours de l’artiste danoise Lili Elbe, l’une des premières personnes à avoir subi une chirurgie de réassignation sexuelle au début des années 1930.

On découvre l’histoire d’amour sincère entre Einar Wegener, peintre obnubilé par les paysages des tourbières danoises de son enfance et que l’on considère souvent comme un peu original, et sa femme Gerda, artiste dessinatrice et portraitiste à la recherche du succès. Gerda peint des femmes, danseuses ou dames mondaines, et lorsque son modèle ne peut être présent, Einar enfile une robe et pose à sa place. Mais le vêtement féminin lui va si bien, et les peintures que Gerda fait de lui en femme lui plaisent tant, que semble naître et grandir en lui ce personnage, Lili, dans la peau de qui il se sent vraiment lui.

Peu à peu, il sort vêtu comme une femme, change sa voix, se maquille, laisse pousser ses cheveux, et Gerda, déstabilisée par le changement de son mari, accepte néanmoins de le peindre, encore et encore. Les portraits de Lili, que Gerda fait passer pour la sœur d’Einar, rencontrent un franc succès, et offrent à l’artiste une certaine renommée en Europe. La situation devient cependant douloureuse au sein du couple : malgré le désespoir de Gerda, Einar s’est effacé et ne reviendra pas, il n’y a plus que Lili et celle-ci ne peut se résoudre à prendre une identité qu’elle sait n’être pas la sienne. Parmi l’incompréhension et la violence de ses contemporains, les visites médicales où l’on suggère de l’interner et la culpabilité d’avoir brisé le cœur de Gerda, demeure cette conviction : Einar n’était qu’une apparence, et Lili a toujours été là. A ses yeux, Dieu a fait d’elle une femme, et la nature lui a par erreur donné un corps d’homme. Elle s’engage alors, soutenue par Gerda, dans l’une des premières opérations de ré-attribution sexuelle de l’histoire, réalisée par le docteur Kurt Warnekros, dont elle finira par mourir.

Le biopic se nourrit du récit historique de la vie de Lili Elbe ainsi que de la version romancée du roman de David Ebershoff, mêlant éléments réels et fictifs. Les deux rôles principaux sont interprétés par Alicia Vikander et Eddie Redmayne, ce dernier choix ayant été remis en question par la suite, certains considérant que le choix d’un acteur ou d’une actrice transgenre aurait été plus pertinent. Quoi qu’il en soit, la question de la recherche du genre reste bien posée, dans toute sa complexité. Ce film a déjà été traité dans l’article de Julie Villain du 19 juin 2019, je souhaite néanmoins y ajouter deux éléments, celui de la problématique de la double identité, et celui du rôle du portrait et de l’art en général dans la construction ou la découverte de soi.

D’abord, le personnage est sujet à une forme de dédoublement de soi, mis en scène à travers la façon dont Einar parle de Lili et Lili d’Einar, à la troisième personne, comme s’ils ne se confondaient pas. Cette idée est traduite par le double jeu de l’acteur, conduit à jouer pour un seul personnage deux rôles différents. A cela s’ajoute la détresse psychologique du personnage, tragiquement déterminé à affirmer une identité que tout le monde lui refuse. Danish Girl fait vivre au spectateur la souffrance d’un individu en contradiction avec son corps et les conventions qui y sont attachées, et appelle à une empathie qu’on ne peut lui refuser.

Portrait de Lili Elbe et Gerda Wegener, par Gerda Wegener, fin des années 1920

On remarque par ailleurs le rôle que jouent les peintures de Gerda dans la conversion d’Einar en Lili : le déclic a lieu lorsqu’il se découvre changé en femme sous le pinceau de son épouse. Ce que le film raconte, c’est la capacité du portrait à rendre compte avec précision de l’identité visuelle d’une personnalité ; si les peintures de Gerda rencontrent un tel succès, c’est peut-être parce qu’elles représentent de façon étrange cet individu inhabituel, à la fois homme et femme – elles représentent Lili. Ainsi Gerda ébauche, dans les années 1920, une esthétique de l’identité transgenre, défiant les codes de la représentation genrée. Et on doit, d’ailleurs, reconnaître au film le mérite de nous faire découvrir ou redécouvrir les beaux portraits et dessins de Gerda Wegener, aux accents art déco si colorés.

Rédigé par Lucille Gilbert – DNMADe 14JO – Décembre 21

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