Une des premières visites de ce voyage a eu lieu au centre Pompidou, l’un des plus grands musées d’art moderne et contemporain d’Europe, fondé en 1969 par le couple présidentiel qui lui a donné son nom. L’étonnante architecture de Renzo Piano et Richard Roger, avec ses immenses tuyaux colorés et sa structure vitrée, donne un avant-goût des œuvres tout aussi étonnantes exposées dans le centre. Je vous invite à me suivre pour une visite en survol des étages 4 et 5 du musée, en s’arrêtant sur quelques œuvres qui m’ont interpellée. Vous imaginiez encore que l’art était un marbre représentant un nu aux proportions parfaites, ou bien une nature morte d’une coupe de pomme, lumière maîtrisée, d’un réalisme surprenant ? Bienvenue au vingtième siècle !
Allons-y progressivement… Dans cette nature morte que vous imaginez, avec ses pommes, supposons que l’artiste ne cherche pas à représenter les pommes dans le détail, mais à les évoquer par des formes abstraites. Vilmos Huszar, « Composition fleurs », 1923 : entièrement géométrisé, représenté par des carrés, losanges et rectangles de différentes tailles, ce bouquet de fleurs dans un vase bleu s’est affranchi de toute ressemblance avec la réalité. Pourtant, les fleurs se devinent encore, malgré l’abstraction, la simplification des formes et des couleurs.

Plus abstrait encore, Vassily Kandinsky propose en 1914 un « Tableau à la tâche rouge », dans lequel les tâches de couleurs se juxtaposent et se superposent dans un ensemble complexe, laissant le lecteur à son émotion et à son imagination. Déjà, sur notre tableau, il n’y a plus de pommes.

Et maintenant, allons plus loin : Manolo Millares s’attaque à la toile, avec son « Tableau 120 » en 1960. Déchiré, découpé, recousu avec une ficelle, torsadé, plié puis recousu encore, ce support sacré de la peinture est bafoué, offrant au peintre une surface accidentée et brutalisée, parfaite pour accueillir une tâche rouge sang et d’inquiétantes formes noires, évoquant l’urgence et la violence de l’Espagne franquiste. Il ne manquait que l’artiste dada Francis Picabia dans « Danse de Saint Guy » en 1922, pour faire disparaître la toile complètement. Et la peinture, tant qu’il y est. Tendues sur un grand cadre doré, des ficelles d’emballage retiennent trois écriteaux en carton, sur lesquels sont inscrits quelques mots, au crayon : le titre « Danse de saint Guy », « tabac-rat », et la signature de l’artiste, tout en bas. Le tableau, son sujet, sa représentation, tout cela est réduit à quelques mots sur des cartons, tenus par une ficelle.


Que peut-on encore remettre en question dans notre nature morte, qui n’a plus ni sujet, ni toile, ni peinture ? Pour Jean Pougny, il y a le sens, la signification. Avec « La boule blanche » en 1915, il expose un tiroir en bois, peint en noir et vert, qui contient une boule blanche, un ensemble volontairement absurde. Le tiroir est un cadre et l’objet du tableau est cette boule blanche, qui représente l’absence de contenu, sans couleur ni forme. « L’expression suprême de la beauté, comme le dit l’artiste, c’est un tiroir avec une boule. L’art n’est bon que lorsqu’il ne signifie rien, ne représente rien, n’a ni contenu ni sens ».
Et enfin, il reste… l’artiste lui-même. Avec « Wall Drawing #95 » en 1971, Sol LeWitt propose une œuvre qu’il n’a pas réalisée lui-même, mais qu’il a uniquement pensée. Un grand mur blanc du musée est recouvert de millions de petits traits de couleurs verticaux. Pour cette œuvre colossale, qui demanderait un temps considérable à une personne seule, l’artiste a rédigé des instructions, suivies par des assistants.

Avec son « Jardin d’hiver » en 1970, Jean Dubuffet repense l’espace de l’œuvre d’art. Loin du tableau, espace carré ou rectangulaire clos que le spectateur observe, de l’extérieur, à quelques mètres de distance, le « jardin d’hiver » fait de l’art un lieu dans lequel le spectateur est immergé. Dans cette pièce blanche aux reliefs variés, des lignes noires troublent sa perception en fonction de sa position dans l’espace, faisant émerger un art de l’expérience perceptive. Art qui peu à peu s’affranchit même du cadre de la perception visuelle : Giuseppe Penone crée entre 1999 et 2000 « Respirer l’ombre », une pièce dont les murs grillagés sont remplis de feuilles de laurier, très odorantes. De la même manière, Joseph Beuys propose en 1985 une large pièce dont les murs sont recouverts de rouleaux de feutre et dont le centre est occupé par un piano à queue fermé. « Plight » immerge ainsi le spectateur dans une bulle olfactive, tactile, auditive et thermique : la chaleur et le silence – car le feutre est un très bon isolant thermique et sonore – mais aussi l’odeur forte et la douceur de ce matériau qui vous entoure…


Après quelques heures dans les étages du centre Pompidou, on ressort avec sur les lèvres le goût encore présent de toute cette délicieuse transgression. Les artistes du vingtième siècle semblent avoir questionnées, une par une, toutes les règles qui dictaient ce qu’était l’art avant eux, souvent avec humour, parfois avec gravité, et le vingt-et-unième siècle prolonge la réflexion. La visite que je vous propose ici est loin d’explorer toute la richesse de ces neuf œuvres, aussi je vous invite à aller les découvrir plus en détail sur le site du musée directement : https://www.centrepompidou.fr/fr/.
Merci pour votre lecture !
Lucille Gilbert, DNMADe Joaillerie 2
Avril 2023