Art moderne et contemporain au centre Pompidou. De transgressions en transgressions

Une des premières visites de ce voyage a eu lieu au centre Pompidou, l’un des plus grands musées d’art moderne et contemporain d’Europe, fondé en 1969 par le couple présidentiel qui lui a donné son nom. L’étonnante architecture de Renzo Piano et Richard Roger, avec ses immenses tuyaux colorés et sa structure vitrée, donne un avant-goût des œuvres tout aussi étonnantes exposées dans le centre. Je vous invite à me suivre pour une visite en survol des étages 4 et 5 du musée, en s’arrêtant sur quelques œuvres qui m’ont interpellée. Vous imaginiez encore que l’art était un marbre représentant un nu aux proportions parfaites, ou bien une nature morte d’une coupe de pomme, lumière maîtrisée, d’un réalisme surprenant ? Bienvenue au vingtième siècle !

Allons-y progressivement… Dans cette nature morte que vous imaginez, avec ses pommes, supposons que l’artiste ne cherche pas à représenter les pommes dans le détail, mais à les évoquer par des formes abstraites. Vilmos Huszar, « Composition fleurs », 1923 : entièrement géométrisé, représenté par des carrés, losanges et rectangles de différentes tailles, ce bouquet de fleurs dans un vase bleu s’est affranchi de toute ressemblance avec la réalité. Pourtant, les fleurs se devinent encore, malgré l’abstraction, la simplification des formes et des couleurs.

Vilmos Huszar, « Composition fleurs », 1923

Plus abstrait encore, Vassily Kandinsky propose en 1914 un « Tableau à la tâche rouge », dans lequel les tâches de couleurs se juxtaposent et se superposent dans un ensemble complexe, laissant le lecteur à son émotion et à son imagination. Déjà, sur notre tableau, il n’y a plus de pommes.

Vassily Kandinsky, « Tableau à la tâche rouge », 1914

Et maintenant, allons plus loin : Manolo Millares s’attaque à la toile, avec son « Tableau 120 » en 1960. Déchiré, découpé, recousu avec une ficelle, torsadé, plié puis recousu encore, ce support sacré de la peinture est bafoué, offrant au peintre une surface accidentée et brutalisée, parfaite pour accueillir une tâche rouge sang et d’inquiétantes formes noires, évoquant l’urgence et la violence de l’Espagne franquiste. Il ne manquait que l’artiste dada Francis Picabia dans « Danse de Saint Guy » en 1922, pour faire disparaître la toile complètement. Et la peinture, tant qu’il y est. Tendues sur un grand cadre doré, des ficelles d’emballage retiennent trois écriteaux en carton, sur lesquels sont inscrits quelques mots, au crayon : le titre « Danse de saint Guy », « tabac-rat », et la signature de l’artiste, tout en bas. Le tableau, son sujet, sa représentation, tout cela est réduit à quelques mots sur des cartons, tenus par une ficelle.

Manolo Millares, « Tableau 120 », 1960
Francis Picabia, « Danse de Saint-Guy », 1922

Que peut-on encore remettre en question dans notre nature morte, qui n’a plus ni sujet, ni toile, ni peinture ? Pour Jean Pougny, il y a le sens, la signification. Avec « La boule blanche » en 1915, il expose un tiroir en bois, peint en noir et vert, qui contient une boule blanche, un ensemble volontairement absurde. Le tiroir est un cadre et l’objet du tableau est cette boule blanche, qui représente l’absence de contenu, sans couleur ni forme. « L’expression suprême de la beauté, comme le dit l’artiste, c’est un tiroir avec une boule. L’art n’est bon que lorsqu’il ne signifie rien, ne représente rien, n’a ni contenu ni sens ».

Et enfin, il reste… l’artiste lui-même. Avec « Wall Drawing #95 » en 1971, Sol LeWitt propose une œuvre qu’il n’a pas réalisée lui-même, mais qu’il a uniquement pensée. Un grand mur blanc du musée est recouvert de millions de petits traits de couleurs verticaux. Pour cette œuvre colossale, qui demanderait un temps considérable à une personne seule, l’artiste a rédigé des instructions, suivies par des assistants.

Soll LeWitt, « Wall Drawing#95 », 1971

Avec son « Jardin d’hiver » en 1970, Jean Dubuffet repense l’espace de l’œuvre d’art. Loin du tableau, espace carré ou rectangulaire clos que le spectateur observe, de l’extérieur, à quelques mètres de distance, le « jardin d’hiver » fait de l’art un lieu dans lequel le spectateur est immergé. Dans cette pièce blanche aux reliefs variés, des lignes noires troublent sa perception en fonction de sa position dans l’espace, faisant émerger un art de l’expérience perceptive. Art qui peu à peu s’affranchit même du cadre de la perception visuelle : Giuseppe Penone crée entre 1999 et 2000 « Respirer l’ombre », une pièce dont les murs grillagés sont remplis de feuilles de laurier, très odorantes. De la même manière, Joseph Beuys propose en 1985 une large pièce dont les murs sont recouverts de rouleaux de feutre et dont le centre est occupé par un piano à queue fermé. « Plight » immerge ainsi le spectateur dans une bulle olfactive, tactile, auditive et thermique : la chaleur et le silence – car le feutre est un très bon isolant thermique et sonore – mais aussi l’odeur forte et la douceur de ce matériau qui vous entoure…

Jean Dubuffet, « Jardin d’hiver », 1970
Joseph Beuys, « Plight », 1985

Après quelques heures dans les étages du centre Pompidou, on ressort avec sur les lèvres le goût encore présent de toute cette délicieuse transgression. Les artistes du vingtième siècle semblent avoir questionnées, une par une, toutes les règles qui dictaient ce qu’était l’art avant eux, souvent avec humour, parfois avec gravité, et le vingt-et-unième siècle prolonge la réflexion. La visite que je vous propose ici est loin d’explorer toute la richesse de ces neuf œuvres, aussi je vous invite à aller les découvrir plus en détail sur le site du musée directement : https://www.centrepompidou.fr/fr/.

Merci pour votre lecture !

Lucille Gilbert, DNMADe Joaillerie 2

Avril 2023

Les yeux fermés

Prune Nourry est une artiste née à Paris en 1985. Elle vit et travaille aujourd’hui à New York. Reconnue pour ses projets d’art sur le long terme et de grande envergure, elle est par exemple à l’origine de l’Amazone Erogène, une immense installation au Bon marché Rive Gauche, évoquant l’expérience de son cancer du sein : un sein unique, géant, est la cible de 888 flèches suspendues dans les airs, tirées depuis un arc immense. L’artiste invite les femmes atteintes du cancer à se représenter comme des amazones, figures guerrières mythologiques, mutilées d’un sein comme peuvent l’être les malades, et de penser cette amazone comme symbole du combat qu’elles livrent contre leur maladie.

En 2021, Prune Nourry propose à la galerie Templon à Paris une réécriture de la relation entre artiste et modèle. Le Projet Phénix est constitué d’un ensemble de huit bustes et d’un film réalisé avec le réalisateur Vincent Lorca. Dans la galerie, les visiteurs avancent dans le noir, guidés par une corde accrochée le long du mur, et sont parfois invités à toucher, en tendant le bras, un visage en argile. En même temps, un haut-parleur diffuse les dialogues de l’artiste et de ses modèles. Le court-métrage, proposé en audio-description, montre la rencontre et la création des bustes dans l’atelier de l’artiste.

Les modèles, tous aveugles ou malvoyants, sont modelés dans la terre à partir d’une longue étude tactile de leurs visages. Prune Nourry, les yeux bandés, fait glisser ses doigts sur le nez, les pommettes, la bouche, les yeux, et reproduit dans l’argile les traits qu’elle sent. N’ayant jamais vu ses modèles, seul le sens du toucher lui permet de les appréhender, et de réaliser leur portrait. Les autres sens aussi, sans doute, puisque l’artiste les écoute en même temps raconter leur histoire, leurs pensées, s’approche d’eux, les effleure constamment. Les modèles eux-mêmes posent leurs mains sur le visage de Prune Nourry et tentent de visualiser son visage grâce au toucher.

D’ordinaire, l’artiste observe son modèle, à distance, et le regard que ce dernier peut ou non poser sur l’artiste n’a d’importance que pour la position de son propre visage et de ses yeux, que l’artiste copie. Autrement dit, seule l’image du modèle compte, et seul le regard de l’artiste importe. Dans le cadre du Projet Phénix, le portrait est conçu comme une rencontre. La relation que crée Prune Nourry avec ces huit personnes se veut égale et équilibrée ; ce rapport à l’autre que les modèles, aveugles de naissance, à la suite d’une maladie ou d’un accident, entretiennent avec leur entourage, est partagé par leur interlocuteur voyant. L’artiste fait l’expérience de ce mode de relation, qui exclut la vue mais qui, comme l’expriment certains modèles, pousse à porter une attention plus particulière au timbre d’une voix, à la pression d’une poignée de main. L’idée du Projet Phénix est de remettre au centre le contact physique et le sens du toucher dans nos relations, généralement tabou et parfaitement aboli dans le contexte de la pandémie. Naturellement, ces bustes n’ont pas vocation à être vus, mais doivent être touchés, d’où le concept peu commun de l’exposition dans le noir…

On peut imaginer la difficulté d’un tel exercice, pour l’artiste ; et celui ou celle qui a déjà dessiné, peint, sculpté ou modelé un portrait d’un modèle vivant se représente facilement à quel point l’expérience doit être différente. Appréhender un autre corps sans la vue nous semble si peu naturel qu’il nous est assez difficile de nous rendre compte du quotidien d’une personne non-voyante. L’exposition s’est déroulée du 4 septembre au 23 octobre 2021 : il n’est donc plus possible de découvrir les bustes à tâtons, néanmoins le film de Vincent Lorca est disponible sur Youtube (https://www.youtube.com/watch?v=0oLByKfccEU) et donne une bonne idée de la démarche de Prune Nourry.

J’espère que cet article vous a intéressé, merci pour votre attention!

https://www.prunenourry.com/en/projects/projet-phenix

Lucille Gilbert, DNMADE 2 Jo, octobre 2022

Un cauchemar en papier mâché ?

Cristóbal León et Joaquín Cociña, le stop motion réinventé

L’un est formé en animation et l’autre en art, spécialisé dans le portrait géant. Tous deux chiliens, ils ont grandi sous la dictature de Pinochet dans les années 80. Leur coopération commence en 2007 et repose sur une idée de Joaquin Cociña : animer des dessins géants peints directement sur des murs, filmer objets et peintures ensemble, grandeur nature et en stop motion.

D’ordinaire, le stop motion ou animation en volume est réalisée à l’aide de miniatures – pâte à modeler, maquettes, figurines – et permet souvent d’intégrer à des films des scènes de grande ampleur qui demanderaient des moyens trop importants. Cristóbal León et Joaquín Cociña, quant à eux, ont choisi de faire des films intégralement en stop motion, utilisant uniquement de vieux objets au rebus, ou récupérés dans des brocantes, de la peinture, du ruban adhésif et du papier mâché. Ils s’installent dans des pièces prêtées par des musées ou des galeries et font vivre, image par image, des histoires qu’ils racontent. Presque 15 ans après leur premier court métrage commun, Lucia (disponible ici : https://www.youtube.com/watch?v=uAhjcsYn73M), ils ont réalisé une dizaine de films de ce type, récompensés de prix internationaux (Calgari Film Prize, Asifa Austria Award, Grand prix du Jury au festival de San Francisco…) et présentés dans de nombreux festivals.

Si leurs créations restent de l’ordre du film d’animation, l’utilisation de meubles et d’objets réels donnent un aspect étrangement réaliste aux décors. Ce sentiment d’étrangeté est amplifié par le mouvement volontairement saccadé permis par le stop motion ; les personnages apparaissent et disparaissent, se construisent sous les yeux du spectateur puis se déconstruisent, laissant voir le papier et le ruban adhésif qui les tient en place, mettant en valeur le côté profondément plastique de ces films. Tantôt peintures sur le mur, tantôt modelage en papier mâché ou moulage en plâtre, les héros ont une consistance et une existence insaisissable. L’enfance est au cœur de ces films en papier mâché – il faut y voir une référence au jeu d’enfant – qui se donnent des airs de contes… mais qu’on ne s’y trompe pas, ils sont souvent bien plus de l’ordre du film d’horreur que de celui du dessin animé.

Expressionnisme et cauchemar dans La casa Lobo (2018)

Leur long-métrage le plus important, filmé durant cinq ans en Amérique du Sud, est disponible en entier sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=e_YA-4TIwqw. Intitulé La Casa Lobo, « la maison loup » en français, il raconte l’histoire d’une petite fille, Maria, échappée d’une colonie allemande au Chili et pourchassée par « le Loup ». Elle se réfugie dans une maison visiblement abandonnée dans la forêt, où seuls deux cochons lui tiennent compagnie. Mais la maison n’est pas un refuge, puisqu’elle se confond avec le loup lui-même, qui observe chacun de ses gestes, depuis chaque recoin, des années durant. Le film se présente comme un huis clos, dont on ne sort à aucun moment : impossible de passer la porte, car la forêt est trop dangereuse, et parce que le loup l’interdit… mais l’intérieur de la maison est un cauchemar. En effet, si les références au conte pour enfant sont explicites (Le petit chaperon rouge, Les trois petits cochons), le film semble calquer ses limites sur celles du rêve et de l’imagination : les cochons se transforment en enfants, les personnages apparaissent par morceaux à partir des objets, les murs et les meubles bougent. Cette ambiance constamment oppressante fait du film entier une expression du sentiment d’angoisse. La Casa Lobo est bien un film « profondément expressionniste », comme l’indique la présentation du Festival international de cinéma de Marseille, car il donne à voir non pas une réalité physique mais mentale et psychologique, celle de l’enfermement, de l’oppression et de la manipulation.

La colonie Dignidad

Mais qui est donc le Loup ? Une courte introduction fait mine de présenter le film comme une vieille publicité pour une colonie allemande au sud du Chili, morale et heureuse. Il s’agit en réalité d’une secte religieuse constituée de descendants d’immigrés allemands, la Colonie Dignidad, fondée en 1961, où règnent le travail forcé, la manipulation psychologique et l’isolement total avec le reste du monde. A sa tête, un ancien dignitaire nazi, Paul Schäfer, accusé d’abus sexuels sur les enfants de la colonie, de rapts et de tortures ; en effet, sous la dictature d’Augusto Pinochet, la colonie tint lieu de centre de détention pour les opposants politiques, qui étaient torturés et enfermés dans des conditions sordides. La colonie parvint à exister jusqu’à la fin des années 1990, et Paul Schäfer ne fut jugé que dans les années 2000. Si le loup est le symbole du prédateur sexuel dans les contes pour enfants, celui de Cristóbal León et Joaquín Cociña s’inscrit bien dans cette tradition, et représente en même temps l’autorité omnisciente qui oblige et manipule l’esprit, pouvant même inciter les deux cochons-enfants, Pedro et Anna, à dévorer Maria qui les a élevés. Enfin, la critique porte plus généralement sur le régime dictatorial de Pinochet, décennies que nombre de Chiliens ont vécu comme un long cauchemar…

Merci pour votre lecture.

Bibliographie

https://fidmarseille.org/film/la-casa-lobo/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Colonie_Dignidad

 

Lucille GILBERT, DNMADe Jo 1, Avril 2022.

 

Le street artist et l’enfant

 

Ericailcane et Bastardilla, Iconozo, Colombie

Ericailcane, ou Erica Il Cane, est un artiste de rue et graffeur italien originaire de Belluno, en Vénétie. On retrouve son travail un peu partout dans le monde, en Italie, en France, en Grande Bretagne, en Colombie, en Palestine, aux États-Unis… Ses œuvres sont, la plupart du temps, monumentales, et recouvrent les murs de nombreuses villes. Reconnu aujourd’hui comme l’un des grands noms du street art, compagnon de travail du graffeur italien Blu, il est aussi à l’origine de nombreuses illustrations, vidéos et livres.

Ericailcane est né d’un père naturaliste, et cela a son importance : l’artiste a hérité d’un goût obsessionnel pour le vivant, et particulièrement pour le règne animal. Ses peintures murales et ses dessins représentent de façon récurrente des animaux, ou plutôt des créatures inspirées d’animaux, immenses et terrifiantes, des fresques tout droit venues des peintures médiévales de Jérôme Bosch. Ses animaux sont souvent anthropomorphes, ou du moins ont-ils des comportements ou des attributs humains : l’artiste les met en scène dans des situations proprement humaines, les habille, les dote d’objets et d’accessoires. Son pseudo, d’ailleurs, signifie « Erica le Chien » en italien : l’artiste se situe lui-même d’emblée du côté animal. L’objectif semble souvent être de parler de l’homme à travers l’animal, mais aussi de parler du rapport qu’entretient l’homme avec le vivant non-humain.

Ericailcane confronte, au cœur de la ville, le sauvage et le domestique ; il introduit dans l’espace urbain, tout à fait apprivoisé et humanisé, des crocodiles gigantesques et des ours, prédateurs qui en sont normalement exclus. Au milieu des bâtiments en béton et des poteaux électriques de Bogota en Colombie, se dressent un loup et un dinosaure de plusieurs mètres, portant sur un brancard un homme blessé par des grues et des pelleteuses qui creusent son corps. Les deux animaux, disparu depuis longtemps pour l’un et pendant un temps quasiment exterminé par l’homme pour l’autre, encadrent ce personnage qui se détruit lui-même et qui va droit à sa fin.

Bogota, Colombie

Comment reconnaître la patte d’Ericailcane ? Une iconographie fantastique composée d’animaux, un trait à la fois précis et déformant, un dessin qui se tient entre l’illustration jeunesse et le dessin scientifique. L’animal est son domaine : lors de ses collaborations avec Blu, Blu dessine les humains, et lui les animaux. En général, ses peintures murales sont engagées : il y parle d’aliénation, de liberté, d’écologie, mais aussi de prédation, de la place de l’animal domestique dans la société, du rapport à l’animal sauvage. Si vous souhaitez voir un exemple en vrai, une de ses peintures se trouve sur un mur de Besançon : un mouton noir tente de libérer un mouton blanc parqué dans un enclos, en coupant ses barbelés à l’aide d’une pince sur laquelle est écrite une citation de l’anarchiste Alexandre Marius Jacob, « le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend ».

Le blog de la galerie Strip Art écrit ainsi : « Globalement, ses œuvres sont monumentales. Si, dans leur style, elles semblent sorties de l’imaginaire d’un enfant, leur interprétation, elle, reste du domaine de l’adulte ». Et ce lien avec l’enfance n’est ni involontaire, ni inconscient. C’est lors d’une exposition au Musée du Temps de Besançon il y a quelques années, en 2017, que j’ai découvert Ericailcane, une exposition dont le nom était « Leonardo/Ericailcane. Potente di fuoco ». Leonardo, c’est le prénom qui se cache derrière le pseudo Ericailcane, et c’est, de fait, l’enfant qu’il était avant d’être un artiste. L’exposition reposait sur une idée tout à fait intéressante : à la suite d’un rangement ou d’un déménagement, le père d’Ericailcane avait retrouvé des dizaines de dessins de Leonardo. Il était assez étonnant de voir que les thèmes du monstre, de l’humain et du non-humain, de l’étrange, questionnaient déjà le petit Leonardo : les dessins d’enfants montrent des hybrides, des êtres composés d’éléments naturels et artificiels – un avion croisé avec un poisson par exemple -, des robots, des monstres, des animaux imaginaires en pagaille. A l’occasion de l’exposition, Ericailcane avait repris chacune de ces créatures et les avait redessinées, presque à l’identique, mais avec son œil d’adulte et son trait d’artiste accompli. Le musée du Temps était bien choisi pour cette évocation du temps écoulé entre l’enfance et la vie adulte, à la fois pour montrer l’évolution et le chemin parcouru, mais aussi pour voir qu’en fin de compte, Ericailcane dessine toujours les mêmes monstres que Leonardo, avec le regard critique et l’expérience de l’adulte en plus. Il affirmait ainsi sa volonté d’exploiter un imaginaire et un visuel fantastiques inspirés de l’enfance, révélant en même temps la capacité de l’enfant à créer et imaginer de l’étrange à partir du familier et de la vie quotidienne, à inventer ce qui n’existe pas. L’imaginaire de l’enfant reste une source d’inspiration toujours abondante.

L’exposition n’existe plus depuis des années, mais il est toujours possible d’aller voir les œuvres murales d’Ericailcane en vrai – à Bogota, mais aussi à Besançon, ou encore à Niort, si on n’a pas le temps d’aller jusqu’en Colombie – ainsi que sur le site de l’artiste, www.ericailcane.org, sur instagram : @potentedifuoco ou encore sur facebook : Ericailcane.

Merci pour votre lecture !

GILBERT Lucille, DNMADe Jo 1, Février 2022

https://www.juxtapoz.com/news/street-art/ericailcane-paints-anarchist-sheep-in-besancon/

http://www.ericailcane.org/

https://www.blog.stripart.com/art-urbain/ericailcane/

Changer de sexe en 1930, c’était possible…

… Mais pas sans danger. Le film de Tom Hooper, Danish Girl, sorti en 2015, raconte le parcours de l’artiste danoise Lili Elbe, l’une des premières personnes à avoir subi une chirurgie de réassignation sexuelle au début des années 1930.

On découvre l’histoire d’amour sincère entre Einar Wegener, peintre obnubilé par les paysages des tourbières danoises de son enfance et que l’on considère souvent comme un peu original, et sa femme Gerda, artiste dessinatrice et portraitiste à la recherche du succès. Gerda peint des femmes, danseuses ou dames mondaines, et lorsque son modèle ne peut être présent, Einar enfile une robe et pose à sa place. Mais le vêtement féminin lui va si bien, et les peintures que Gerda fait de lui en femme lui plaisent tant, que semble naître et grandir en lui ce personnage, Lili, dans la peau de qui il se sent vraiment lui.

Peu à peu, il sort vêtu comme une femme, change sa voix, se maquille, laisse pousser ses cheveux, et Gerda, déstabilisée par le changement de son mari, accepte néanmoins de le peindre, encore et encore. Les portraits de Lili, que Gerda fait passer pour la sœur d’Einar, rencontrent un franc succès, et offrent à l’artiste une certaine renommée en Europe. La situation devient cependant douloureuse au sein du couple : malgré le désespoir de Gerda, Einar s’est effacé et ne reviendra pas, il n’y a plus que Lili et celle-ci ne peut se résoudre à prendre une identité qu’elle sait n’être pas la sienne. Parmi l’incompréhension et la violence de ses contemporains, les visites médicales où l’on suggère de l’interner et la culpabilité d’avoir brisé le cœur de Gerda, demeure cette conviction : Einar n’était qu’une apparence, et Lili a toujours été là. A ses yeux, Dieu a fait d’elle une femme, et la nature lui a par erreur donné un corps d’homme. Elle s’engage alors, soutenue par Gerda, dans l’une des premières opérations de ré-attribution sexuelle de l’histoire, réalisée par le docteur Kurt Warnekros, dont elle finira par mourir.

Le biopic se nourrit du récit historique de la vie de Lili Elbe ainsi que de la version romancée du roman de David Ebershoff, mêlant éléments réels et fictifs. Les deux rôles principaux sont interprétés par Alicia Vikander et Eddie Redmayne, ce dernier choix ayant été remis en question par la suite, certains considérant que le choix d’un acteur ou d’une actrice transgenre aurait été plus pertinent. Quoi qu’il en soit, la question de la recherche du genre reste bien posée, dans toute sa complexité. Ce film a déjà été traité dans l’article de Julie Villain du 19 juin 2019, je souhaite néanmoins y ajouter deux éléments, celui de la problématique de la double identité, et celui du rôle du portrait et de l’art en général dans la construction ou la découverte de soi.

D’abord, le personnage est sujet à une forme de dédoublement de soi, mis en scène à travers la façon dont Einar parle de Lili et Lili d’Einar, à la troisième personne, comme s’ils ne se confondaient pas. Cette idée est traduite par le double jeu de l’acteur, conduit à jouer pour un seul personnage deux rôles différents. A cela s’ajoute la détresse psychologique du personnage, tragiquement déterminé à affirmer une identité que tout le monde lui refuse. Danish Girl fait vivre au spectateur la souffrance d’un individu en contradiction avec son corps et les conventions qui y sont attachées, et appelle à une empathie qu’on ne peut lui refuser.

Portrait de Lili Elbe et Gerda Wegener, par Gerda Wegener, fin des années 1920

On remarque par ailleurs le rôle que jouent les peintures de Gerda dans la conversion d’Einar en Lili : le déclic a lieu lorsqu’il se découvre changé en femme sous le pinceau de son épouse. Ce que le film raconte, c’est la capacité du portrait à rendre compte avec précision de l’identité visuelle d’une personnalité ; si les peintures de Gerda rencontrent un tel succès, c’est peut-être parce qu’elles représentent de façon étrange cet individu inhabituel, à la fois homme et femme – elles représentent Lili. Ainsi Gerda ébauche, dans les années 1920, une esthétique de l’identité transgenre, défiant les codes de la représentation genrée. Et on doit, d’ailleurs, reconnaître au film le mérite de nous faire découvrir ou redécouvrir les beaux portraits et dessins de Gerda Wegener, aux accents art déco si colorés.

Rédigé par Lucille Gilbert – DNMADe 14JO – Décembre 21

L’art, une quête de l’autre

La création est un constant renouvellement. Créer, ça n’est jamais partir de rien mais toujours puiser dans l’autre existant pour construire l’inédit. Cet autre, c’est parfois l’ancien, parfois l’ailleurs, et parfois les deux… Le Musée des Arts décoratifs de Paris (MAD) nous en offre cette année un exemple : la haute joaillerie française du début du XXe siècle, désireuse de bousculer l’esthétique vieillissante du XIXe siècle, se tourne vers les harmonies fortes des arts musulmans, toutes de rondeurs, de couleurs vives et de courbes élégantes, pour faire éclore des éléments nouveaux.

L’objectif de l’exposition Cartier et les arts de l’Islam, aux sources de la modernité, actuellement présentée au Musée des arts décoratifs de Paris, est de mettre en lumière les inspirations que la maison Cartier a pu emprunter aux arts de l’Islam. On entend par arts de l’Islam les « productions artistiques produites du milieu du VIIe siècle jusqu’au XIXe siècle dans un territoire où la religion musulmane s’est imposée progressivement comme la religion dominante ou comme celle des élites au pouvoir », comme l’indique un panneau explicatif à l’entrée de l’exposition. L’Islam s’est diffusé au rythme de l’histoire et des conquêtes depuis sa naissance en Arabie au VIIe siècle, et les inspirations exposées proviennent donc d’œuvres issues d’une zone géographique très étendue : de l’Espagne à la Perse et de la Sicile à l’Afrique subsaharienne, jusqu’à l’Asie du Sud-Est.

On suppose dans l’ensemble de ces œuvres des arts de l’Islam une certaine cohérence esthétique, que l’on décèle dans les motifs, les techniques utilisées, les couleurs. C’est de cet art de l’Islam que le début du XXe siècle en Occident, avide de nouveautés, s’est nourri artistiquement pour se réinventer.

A gauche : Nécessaire, Cartier, 1924 / à droite : Coffret, Iran, XIXe siècle

L’exposition explore l’influence directe des motifs islamiques dans l’art décoratif des années 1900-1910, en confrontant explicitement pièces joaillières et éléments décoratifs des arts de l’Islam. En effet, plusieurs expositions conséquentes en Europe, notamment celle de 1903 au même Musée des arts décoratifs de Paris, présentent alors des objets rapportés d’Inde, d’Iran, ou encore d’Égypte ; les collectionneurs se multiplient. Un grand nombre d’objets utilisés comme sources par les créateurs travaillant pour Cartier à l’époque, au premier chef Charles Jacqueau, sont d’ailleurs issus de la collection d’art islamique et de la bibliothèque personnelle de Louis Cartier. Jacques Cartier, quant à lui, organise un voyage en Inde puis à Barheïn afin de rapporter des éléments d’inspiration.

L’exposition propose ainsi trois types d’objets : d’abord, des objets de l’art décoratif islamique provenant des pays cités plus haut : étoffes, bijoux, objets du quotidien, éléments architecturaux, meubles ; d’autre part, un grand nombre de croquis et peintures, réalisés par les dessinateurs Cartier du XXe siècle, destinés à étudier dans le détail les courbes et les formes des objets décoratifs ; enfin, les bijoux et maquettes issus de ces études.

Étude de motifs décoratifs, vers 1910

Les bijoux et objets décoratifs des différentes époques sont mis en valeur par des jeux de clair-obscur et d’ombres, mais aussi par la projection du processus de fabrication des pièces Cartier sur des écrans géants, permettant d’en saisir la structure et les différents détails. Une part spécifique de l’exposition est dédiée aux motifs caractéristiques de l’art islamique ; on découvre et repère des techniques spécifiques (ikat, apprêts, technique de sertissage kundan), et des motifs (fleuron, collier de nuages, tigrures, ocelles, cyprès, feuilles saz, boteh, arabesques) qui, à y bien regarder, sont des formes que l’on retrouve tout au long du XXe siècle et encore aujourd’hui dans les arts décoratifs.

Cartier et les arts de l’Islam est une exposition qui émerveillera les amateurs de haute joaillerie comme les passionnés d’histoire de l’art, mais aussi n’importe quel public sensible à la beauté des décors colorés et à l’éclat des bijoux travaillés avec le plus grand soin. Une exposition qui semble vouloir attiser l’inspiration des créateurs d’aujourd’hui ; et, dans un siècle, on présentera peut-être ce qui deviendra à sa suite une nouvelle vague d’intérêt pour ces bijoux Cartier des années 1910… Et l’histoire de l’art se poursuit.

https://madparis.fr/cartier-et-les-arts-de-l-islam-aux-sources-de-la-modernite-2028

Lucille Gilbert – DNMADe 1 – Octobre 21