« Fenêtre ouverte »

   

  Aimer est avant tout vouloir être aimé, d’où une certaine propension dans l’amour à sacrifier sa subjectivité pour se faire objet de l’autre. Pour Lacan, ce sont les femmes qui, le plus souvent, aiment follement. 

     Artiste torturée au cœur brisé Aloïse Corbaz nous emmène dans son univers. Celui du couple amoureux, associé à sa passion pour le théâtre et l’opéra. Vieille dame digne, sur les rares photographies la représentant Aloïse Corbaz apparaît avec grâce. Celle ci cache un secret. En effet, l’autre facette du personnage souffrant de schizophrénie lui amenant des idées délirantes et un comportement agité. Cependant, elle n’a pas toujours été ainsi. Avant de souffrir de cette maladie qui ne la quittera jamais elle fut une jeune fille, une femme tourmentée. 

     Elle alla à l’école jusqu’à ses 18 ans. Puis après l’obtention de son certificat d’études secondaires, comme ses sœurs l’avaient fait avant elle, elle fréquenta l’école professionnelle de couture. Même si elle n’a jamais exercé ce métier, mis à part pour la confection de ses propres vêtements, on retrouve l’influence de cette formation dans ses dessins notamment avec des drapés, des nœuds, des petits plissés… 

     Aloïse avait alors une vingtaine d’années lorsqu’elle rencontra son premier amour, un étudiant de la faculté de théologie libre de Lausanne, qui fut en réalité un prêtre défroqué français vivant en pension chez le frère de cette dernière. Cet homme fut le point de départ de toute cette histoire, de toute sa vie et de tout cet article. Elle alla à la rencontre de son amant le soir, consumée d’un amour brûlant. A travers celui-ci, elle y perdit ses ailes et son innocence. Ainsi, quand sa sœur découvrit cela, elle l’envoya en Allemagne. Engagée comme gouvernante auprès des enfants du chapelain de Guillaume II, elle alla vivre au château de Potsdam dans l’atmosphère fastueuse de la cour impériale où elle tomba une seconde fois amoureuse. Âme damnée ou simple farce de la vie ? Elle s’éprit à nouveau d’un homme qu’elle ne put jamais aimer librement. Elle écrit dans son journal : « L’amour pour l’empereur Guillaume II bienfaiteur a pris tout mon être dès qu’il est arrivé chez Monsieur Pacha entrepreneur. » A la suite de cet amour elle sombra dans les méandres de ses maux. En 1914, après la déclaration de la Première Guerre Mondiale, elle rentra à Lausanne. Cependant, sa famille ne la reconnaissait plus, étant devenue  irascible, agitée et même dissociée. Suite à cela, elle s’isola pour rédiger des écrits religieux ou pacifistes et elle n’oublia jamais Guillaume II qu’elle appelait « sa majesté l’empereur de paix Wilhelm II » (l’amour dans sa psychose resta inséparablement lié à la vision idéalisée d’elle-même. Celui ci, si puissant se substitua alors à l’autre qui fût réduit, lui aussi, à une figure idéale).

     L’amour dans la psychose reste inséparablement lié à la figure de l’idéal du moi du sujet qui prend une telle force, qu’il vient se substituer à l’autre réel, réduit à une figure idéale. Elle fût finalement internée en 1918, étant diagnostiquée schizophrène. Là bas, elle se dit soumise « à la télépathie presse à fruits qui décapite pourtant à distance ». Elle souffrit de synesthésies, se considérant comme morte à genoux devant son cercueil et celui de son père. Puis elle écrivit « Quel cri de douleur j’ai étouffé dans ce parloir où j’ai juré en falot éteint toute ma vie de bonne vaudoise sans fantasme de la folie amoureuse du monde qui m’a arraché tout du corps ». Elle n’est alors plus Aloïse mais « cette matière, cette boue… cette terre noire… un épouvantail à moineaux presque infirme, une terre endormie unique » comme elle dit.
Voici comment Aloïse vécut ses passions amoureuses infructueuses. Dans les mois qui suivirent son internement, son état se dégrada. 

« Puis, elle découvrit l’art »

     Elle décida alors de créer son propre monde, de découvrir de nouvelles choses de la vie. La vie qui lui avait elle-même refusé tant de choses à son tour. C’est donc en créant qu’elle put sortir de cette douleur et de cette peine qui la submergeait. Pour elle, l’art lui permettait de retrouver un peu de sens à sa vie. Elle commença en dessinant des fleurs tirées de ses souvenirs entremêlés. Cela lui permit de calmer ses tourments et par conséquent, dans cette même optique, elle commença à représenter des choses qui furent plus significatives pour elle. D’ailleurs, Aloïse déclara « quand on a été brisé complètement il est dur de ressortir de soi-même et le dessin lui a enlevé tous ces soucis. ».

     Au début elle le fit en cachette en utilisant de la mine de plomb et de l’encre, puis le personnel médical ainsi que des visiteurs finirent par s’intéresser à ses œuvres et lui offrirent même du matériel, notamment des crayons de couleur, de la gouache et des craies grasses. Elle créa tout au long de sa vie. Au total cela représente pas loin d’un millier d’œuvres en noir et blanc. Un monument vivant à elle seule. Elle se tourna ensuite vers la couleur, avec des techniques bien particulières l’installant ainsi dans l’art brut. Elle est l’auteur d’une cosmogonie personnelle peuplée de personnages princiers et d’héroïnes historiques au regard noyé de bleu, comme Marie Stuart, la reine Élisabeth ou encore Cléopâtre. Elle y écrit et y peignit l’amour, la saga des grandes amoureuses de l’histoire. Là, la femme n’y était pas détruite, elle y était prépondérante. Aloïse délira sur sa « résurrection ». Le « ricochet solaire », explication qu’elle donna à ses hallucinations cénesthésiques, la raviva elle, terre morte, et la projeta sur les toiles qu’elle dessinait, véritable morcellement qu’elle fit tenir grâce à une autre certitude délirante, un principe qu’elle nomma « Trinité en consubstantialité alternative » qui permit d’être plusieurs choses à la fois. 

     Finalement, les grands débats que nous avons sur le processus psychologique des artistes ne s’appliquerait-ils pas parfaitement à cette femme ? 

     Aloïse Corbaz est donc une très belle façon de s’initier à l’art brut, de découvrir ce qu’est la pureté des sentiments, des émotions, des souvenirs. Comment est-ce que nous allons retracer tout cela en y mêlant les envies, les rêves, tout ce que nous avons pu vivre, tout ce que nous avons imaginé vivre et tout ce que nous rêverions aussi de vivre avec des personnages qui eux sont bien réels. Il s’agit donc d’une retranscription à l’état pur de son tumulte intérieur, de retracer la vie comme elle a été mais sous l’angle souhaité par l’artiste. Que cela soit volontaire ou non. vous pouvez dès lors découvrir ce qu’est l’art brut et ce que Aloïse Corbaz en a fait. Comprendre comment est-ce qu’il a si bien représenté sa vie et ce nouvel art. Connaître les raisons de sa renommée et de la pureté de celui-ci. 

  Rendez-vous donc aux prochaines vacances car c’est une affaire à suivre, que je vous ferai découvrir avec plaisir. 

VILLAIN JULIE – DNMADe BIJ 01/03/2020