« Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne »

En tant que telle, la richesse constitue un danger grave; ses tentations sont incessantes; la recherche est insensée, si l’on considère l’importance suprême du royaume de Dieu, mais avant tout elle est moralement douteuse. (…)

Des écrits puritains ont peut tirer d’innombrables exemples de la malédiction qui pèse, sur la poursuite de l’argent et des biens matériels, exemples qu’on opposera à la littérature éthique de la fin du Moyen Age, beaucoup plus accommodante.

Ces scrupules étaient des plus sérieux; il ne faut pas moins y regarder de plus près pour en pénétrer la signification éthique véritable et les implications. Ce qui est réellement condamnable, du point de vue moral, c’est le repos dans la possession, la jouissance de la richesse et ses conséquences : oisiveté, tentation de la chair, risque surtout de détourner son énergie ‘ de la recherche d’une vie « sainte ». Et ce n’est que dans la mesure où elle implique le danger de ce repos que la possession est tenue en suspicion. En effet, le repos éternel des saints a son siège, lui, dans l’au-delà ; sur terre, l’homme doit, pour assurer son salut, « faire la besogne de Celui qui l’a envoyé, aussi longtemps que dure le jour » (Jean IX,4). Ce n’est ni l’oisiveté, ni la jouissance, mais l’activité seule qui sert à accroître la gloire de Dieu, selon les manifestations sans équivoque de sa volonté.

Gaspiller son temps est donc le premier, en principe le plus grave, de tous les péchés. Notre vie ne dure qu’un moment, infiniment bref et précieux, qui devra « confirmer » notre propre élection. Passer son temps en société, le perdre en « vains bavardages », dans le luxe, voire en dormant plus qu’il n’est nécessaire à la santé -six à huit heures au plus-, est passible d’une condamnation morale absolue. (…) Le temps est précieux, infini- ment, car chaque heure perdue est soustraite au travail qui concourt à la gloire divine. Aussi la contemplation inactive, en elle-même dénuée de va- leur, est-elle directement répréhensible lorsqu’elle survient aux dépens de – la besogne quotidienne. Car elle plaît moins à Dieu que l’accomplissement de sa volonté dans un métier. Le dimanche n’est-il pas là d’ailleurs pour la contemplation « . (…)

– Le travail cependant est autre chose encore; il constitue surtout le but mime de la vie, tel que Dieu l’a fixé. Le verset de Saint Paul : »Si quelqu’ un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » vaut pour chacun, et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d’une absence de la grâce. (…)

La richesse elle-même ne libère pas de ces prescriptions. Le possédant, lui non plus, ne doit pas manger sans travailler, car même s’il ne lui est pas nécessaire de travailler pour couvrir ses besoins’, le commandement divin n’en subsiste pas moins, et il doit lui obéir au même titre que le pauvre. Car la divine Providence a prévu pour chacun sans exception un métier qu’il doit reconnaître et auquel il doit se consacrer. Et ce métier ne constitue pas (…) un destin auquel on doit se soumettre et se résigner, mais un commandement que Dieu fait à l’individu de travailler à la gloire divine.

Partant, le bon chrétien doit répondre à cet appel : « Si Dieu vous désigne tel chemin dans lequel vous puissiez légalement gagner plus que dans tel autre (cela sans dommage pour votre âme ni pour celle d’autrui) et que vous refusiez le plus profitable pour choisir le chemin qui l’est moins, vous contrecarrez l’une des fins de votre vocation, vous refusez de vous faire l’intendant de Dieu et d’accepter ses dons, et de les employer à son service s’il vient à l’exiger. Travaillez donc à être riches pour Dieu, non pour ta chair et le péché. (…)

Pour résumer ce que nous avons dit jusqu’à présent, l’ascétisme protes- tant, agissant à l’intérieur du monde, s’opposa avec une grande efficacité à la jouissance spontanée des richesses et freina la consommation, notamment celle des objets de luxe. En revanche, il eut pour effet psychologique de débarrasser des inhibitions de l’éthique traditionaliste le désir d’acquérir. Il a rompu les chaînes qui entravaient pareille tendance à acquérir, non seulement en la légalisant, mais aussi (…) en la considérant comme directement voulue par Dieu. (…)

Plus important encore, l’évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l’expansion de cette conception de la vie que nous avons appelée, ici, l’esprit du capitalisme. »

Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, (1920), Pion 1964, pp. 205-236.

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