Le héros de la médiation externe proclame bien haut la vraie nature de son désir. Il vénère ouvertement son modèle et s’en déclare le disciple. Nous avons vu Don Quichotte expliquer lui-même à Sancho le rôle privilégié que joue Amadis dans son existence. Mme Bovary et Léon confessent, eux aussi, la vérité de leurs désirs dans leurs confidences lyriques. Le parallèle entre Don Quichotte et Madame Bovary est devenu classique. Il est toujours facile de percevoir les analogies entre deux romans de la médiation externe.
Chez Stendhal, l’imitation paraît moins immédiatement ridicule car il n’y a plus, entre l’univers du disciple et celui du modèle, le décalage qui rendait grotesques un don Quichotte ou une Emma Bovary. L’imitation n’est pourtant pas moins étroite et littérale dans la médiation interne que dans la médiation externe. Si cette vérité nous paraît surprenante ce n’est pas seulement parce que l’imitation porte sur un modèle «rapproché»; c’est aussi parce que le héros de la médiation interne, loin de tirer gloire, cette fois, de son projet d’imitation, le dissimule soigneusement.
L’élan vers l’objet est au fond élan vers le médiateur; dans la médiation interne, cet élan est brisé par le médiateur lui-même puisque ce médiateur désire, ou peut-être possède, cet objet. Le disciple, fasciné par son modèle, voit forcément dans l’obstacle mécanique que ce dernier lui oppose la preuve d’une volonté perverse à son égard. Loin de se déclarer vassal fidèle, ce disciple ne songe qu’à répudier les liens de la médiation. Ces liens sont pourtant plus solides que jamais car l’hostilité apparente du médiateur, loin d’amoindrir le prestige de ce dernier ne peut guère que l’accroître. Le sujet est persuadé que son modèle s’estime trop supérieur à lui pour l’accepter comme disciple. Le sujet éprouve donc pour ce modèle un sentiment déchirant formé par l’union de ces deux contraires que sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C’est là le sentiment que nous appelons haine.
René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque