Combien de millions d’hommes n’ont jamais ouï parler de Moïse, de Jésus-Christ, ni de Mahomet

Nos catholiques font grand bruit de l’autorité de l’Église ; mais que gagnentils à cela, s’il leur faut un aussi grand appareil de preuves pour établir cette autorité, qu’aux autres sectes pour établir directement leur doctrine ? L’Église décide que l’Église a droit de décider. Ne voilàtil pas une autorité bien prouvée ? Sortez de , vous rentrez dans toutes nos discussions.

Connaissezvous beaucoup de chrétiens qui aient pris la peine d’examiner avec soin ce que le judaïsme allègue contre eux ? Si quelquesuns en ont vu quelque chose, c’est dans les livres des chrétiens. Bonne manière de s’instruire des raisons de leurs adversaires ! Mais comment faire ? Si quelqu’un osait publier parmi nous des livres l’on favoriserait ouvertement le judaïsme, nous punirions l’auteur, l’éditeur, le libraire. Cette police est commode et sûre, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui n’osent parler.

Ceux d’entre nous qui sont à portée de converser avec des Juifs ne sont guère plus avancés. Les malheureux se sentent à notre discrétion ; la tyrannie qu’on exerce envers eux les rend craintifs ; ils savent combien peu l’injustice et la cruauté coûtent à la charité chrétienne : qu’oserontils dire sans s’exposer à nous faire crier au blasphème ? L’avidité nous donne du zèle, et ils sont trop riches pour n’avoir pas tort. Les plus savants, les plus éclairés sont toujours les plus circonspects. Vous convertirez quelque misérable, payé pour calomnier sa secte ; vous ferez parler quelques vils fripiers, qui céderont pour vous flatter ; vous triompherez de leur ignorance ou de leur lâcheté, tandis que leurs docteurs souriront en silence de votre ineptie. Mais croyezvous que dans des lieux ils se sentiraient en sûreté l’on eût aussi bon marché d’eux ? En Sorbonne, il est clair comme le jour que les prédictions du Messie se rapportent à JésusChrist. Chez les rabbins d’Amsterdam, il est tout aussi clair qu’elles n’y ont pas le moindre rapport. Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un État libre, des écoles, des universités, ils puissent parler et disputer sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire.

À Constantinople les Turcs disent leurs raisons, mais nous n’osons dire les nôtres ; c’est notre tour de ramper. Si les Turcs exigent de nous pour Mahomet, auquel nous ne croyons point, le même respect que nous exigeons pour JésusChrist des Juifs qui n’y croient pas davantage, les Turcs ontils tort ? avonsnous raison ? sur quel principe équitable résoudronsnous cette question ?

Les deux tiers du genre humain ne sont ni Juifs, ni Mahométans, ni Chrétiens ; et combien de millions d’hommes n’ont jamais ouï parler de Moïse, de JésusChrist, ni de Mahomet !

Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou De l’Éducation