Religion et vie sociale

« S’il y est une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. A l’origine, elle s’étend à tout ; tout ce qui est social est religieux : ces deux mots sont synonymes. Puis, peu à peu, les fonctions politique, économique, scientifique s’affranchissent de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui était d’abord présent à toutes les relations humaines, s’en retire progressivement : il abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes. Du moins, s’il continue à les dominer, c’est de haut et de loin et l’action qu’il exerce, devenant plus générale et plus indéterminée, laisse plus de place au libre jeu des forces humaines. L’individu se sent donc, il est réellement moins agi ; il devient davantage une source d’activité spontanée. En un mot, non seulement le domaine de la religion ne s’accroît pas en même temps que celui de la vie temporelle et dans la même mesure, mais il va de plus en plus en rétrécissant. Sans doute, si cette décadence était, comme on est souvent porté à le croire, un produit original de notre civilisation la plus récente, et un événement unique dans l’histoire des sociétés, on pourrait se demander si elle sera durable ; mais en réalité elle se poursuit d’une manière ininterrompue depuis les temps les plus lointains. C’est ce que nous nous sommes attachés à démontrer. L’individualisme, la libre pensée, ne datent ni de nos jours , ni de 1789, ni de la Réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin, ou des théocraties orientales. C’est un phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se développe sans s’arrêter tout au long de l’histoire ».
Emile Durkheim, De la division du travail social, 1893, pp 143 et 146, Ed. PUF, Collection Quadrige, 1986.