HUMANITÉS, LITTÉRATURE et PHILOSOPHIE jour 2


SUJET 1


Quand je vois chacun de nous sans cesse occupé de l’opinion publique étendre pour ainsi
dire son existence tout autour de lui sans en réserver presque rien dans son propre cœur,
je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il
paraît sensible tandis qu’on le croirait mort dans son trou. La vanité de l’homme est la toile
d’araignée qu’il tend sur tout ce qui l’environne. L’une est aussi solide que l’autre, le

moindre fil qu’on touche met l’insecte en mouvement, il mourrait de langueur si l’on laissait
la toile tranquille, et si d’un doigt on la déchire il achève de s’épuiser plutôt que de ne la
pas refaire à l’instant. Commençons par redevenir nous, par nous concentrer en nous, par
circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être,
commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu’en cherchant à

nous connaître tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi,
je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la
sagesse et que comme le premier trait d’un dessin se forme des lignes qui le terminent, la
première idée de l’homme est de le séparer de tout ce qui n’est pas lui.

Mais comment se fait cette séparation ? Cet art n’est pas si difficile qu’on pourrait croire,

ou du moins la difficulté n’est pas où on la croit, il dépend plus de la volonté que des
lumières, il ne faut point un appareil d’études et de recherches pour y parvenir. Le jour
nous éclaire, et le miroir est devant nous ; mais pour le voir il faut jeter les yeux et le
moyen de les y fixer est d’écarter les objets qui nous en détournent. Recueillez-vous,
cherchez la solitude, voilà d’abord tout le secret et par celui-là seul on découvre bientôt les

vôtres. Pensez-vous en effet que la philosophie nous apprenne à rentrer en nous-
mêmes ? Ah combien l’orgueil sous son nom nous en écarte ! C’est tout le contraire ma
charmante amie, il faut commencer par rentrer en soi pour apprendre à philosopher.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Lettres morales, VI (1758)

Première partie : interprétation philosophique

Dans quelle mesure pouvons-nous redevenir nous-mêmes ?

Deuxième partie : essai littéraire

Lire permet-il d’accéder à une meilleure connaissance de soi ?


SUJET 2


Ce récit s’ouvre sur l’annonce de la mobilisation générale en septembre 1939.

Il est cinq heures d’un après-midi de septembre tiède et gris.

Le tocsin sonne.

On arrête de jouer.

Robe noire fermée jusqu’au cou, les bras levés, des mains blanches osseuses, le
regard fixe, la vieille femme crie sur la place du village que c’est la mobilisation générale.

Il n’y a pas un souffle d’air dans les feuilles du gros arbre.

Des oiseaux chantent.

Au garde-à-vous dans sa salopette de travail, les mains dans les poches, un homme
pleure.

Il est en sabots.

Il y a du bruit et du silence, mais le silence absorbe le bruit. C’est comme aux
enterrements.

Un long chat noir est étiré sur le rebord d’une fenêtre.

Deux femmes âgées s’étreignent, chacune la tête dans le cou de l’autre. Le chignon
de la plus petite s’est défait, ses cheveux grisonnants tombent en longues mèches

ondulantes de chaque côté de ses épaules. On dirait des anguilles vivantes. J’ai envie de
faire pipi.

Quelque part, au loin, une génisse appelle d’un meuglement plaintif.

Des villageois restent adossés à la façade jaune sale d’une maison.

Assise sur une pierre, la petite fille bleue tient à deux mains son ballon sur ses

genoux. Ses chaussettes blanches sont en boules molles sur ses chevilles. Elle se mord
les lèvres.

Devant le muret de pierres sèches, une femme s’est agenouillée sur le sable de la
place. Elle a les mains jointes, le dos voûté, la tête baissée. C’est comme une statue
d’église, mais noire.

Ma culotte est trop courte, elle me tire entre les jambes, j’ai de grosses croûtes aux
genoux, ça sanguinole toujours un peu et ça brûle.

En blouses grises, l’épicier et sa femme se tiennent sur le pas de leur porte.

Un cerf-volant rouge clignote dans le ciel.

Des hommes arrivent. Ils se serrent la main. On les voit se parler, hocher la tête, la

secouer, hausser les épaules.

Les bras ballants, deux femmes ont déposé devant elles leurs seaux de fer pleins
d’eau.

Je n’ai pas goûté. J’ai faim.

Le petit rouquin se traîne à quatre pattes dans la poussière en faisant des bulles de

salive avec ses lèvres. Il reçoit un coup de pied, tombe en avant sur le ventre et éclate de
rire. C’est sa mère qui lui a donné le coup de pied. Elle le relève en le tirant brutalement
par le bras. Elle époussette du bout des doigts son tablier d’écolier noir. Elle lui donne une
gifle. Il pleure.

– On ne tape pas les petits aujourd’hui, dit un vieux, c’est la guerre.

Je ne sais pas ce que c’est que la mobilisation générale, mais je suis bien content
que ce soit la guerre.

J’ai onze ans.

– Les salauds dit un homme.

J’aime les tartines épaisses avec dessus du beurre salé et un sucre.

Une grande femme surgit soudainement.
– Je le savais ! Je le savais !

Ses cheveux courts semblent grésiller autour de sa tête.

– Ce matin j’ai écrit une lettre à quelqu’un. Au lieu de mettre la bonne date j’ai mis
deux fois 1914 !

Je la regarde, étroite, nerveuse, les yeux écarquillés, cette voix criarde. Je ne
comprends pas ce qu’elle est en train de dire, mais je la trouve bête.

– Papa a fait 14 !

– Mon père aussi, dit un jeune paysan, le torse nu avec des poils blonds.

– Et nous voilà bons encore une fois dit l’homme à la moustache.

Il faut que j’aille chercher mon goûter à la maison.

Louis CALAFERTE, C’est la guerre (1993).

Première partie : interprétation littéraire
« C’est la guerre » : ce texte vous en donne-t-il l’impression ?

Deuxième partie : essai philosophique

Qu’est-ce qu’être en guerre ?