Faire passer le temps…

Considérés globalement les hommes sont d’autant plus des comédiens qu’ils sont davantage civilisés ; ils prennent l’apparence de la sympathie, du respect des autres, de la décence, de l’altruisme, sans pour autant tromper qui que ce soit, parce qu’il est entendu pour tout le monde que rien n’est ici conçu du fond du cœur ; et en fait, il est très bien qu’il en aille ainsi dans le monde. Car, dans la mesure où des hommes jouent ces rôles, les vertus dont ils ont ainsi simplement, pour un certain temps, produit l’apparence, se sont peu à peu véritablement éveillées et s’intègrent dans leur disposition d’esprit. Mais tromper ce qui est en nous une puissance trompeuse, à savoir le penchant, cela équivaut en revanche à revenir à l’obéissance à la loi de la vertu, et ce n’est pas une tromperie, mais au contraire une manière innocente de nous illusionner sur nous-mêmes.
Ainsi, le dégoût vis-à-vis de sa propre existence procède-t-il de la façon dont l’esprit se trouve vide de sensations auxquelles il tend sans cesse : il est dû à l’ennui où l’on ressent en même temps la pesanteur de l’inertie, c’est-à-dire à la nausée que produit toute occupation qui pourrait s’appeler travail et serait capable de chasser cet écœurement, dans la mesure où elle s’associe à de la peine ; il s’agit là d’un sentiment extrêmement odieux, dont la cause est simplement le penchant naturel à la nonchalance (à un repos que ne précède aucune fatigue). Mais ce penchant est trompeur, même en ce qui concerne les fins dont la raison fait à l’homme une loi, dans la mesure où il l’incite à être satisfait de lui-même quand il ne fait absolument rien (quand il mène une existence végétative dépourvue de tout but), parce qu’alors, en tout cas, il ne fait rien de mal. En ce sens, tromper à son tour un tel penchant (ce qui se peut faire en jouant à pratiquer les beaux-arts, mais aussi, dans la plupart des cas, en se livrant à l’usage social de la conversation), cela s’appelle faire passer le temps (tempus fallere). L’expression, ici, indique déjà l’intention : tromper le penchant au repos oisif, quand l’esprit se divertit en s’adonnant par jeu aux beaux-arts, quand, ne serait-ce que par un simple jeu, en lui-même dépourvu de but, dans un combat pacifique, la culture de l’esprit, du moins, se trouve favorisée ; dans le cas contraire, cela s’appellerait : tuer le temps. Par la violence, on ne peut rien contre la sensibilité en ce qui concerne les penchants ; on est contrait d’en triompher par la ruse et, comme dit Swift, de donner à la baleine une tonneau pour la faire jouer, de manière à pouvoir sauver le navire (1).
Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798). Livre I §14 « De ce qui est permis en matière d’apparence morale ».

(1) Allusion à la Préface du Conte du tonneau (1704) de Jonathan Swift : l’auteur y présente son récit comme une allégorie ayant pour fonction d’écarter un danger, tels les marins jetant un tonneau à la mer pour leurrer une baleine.