Jupiter vit d’ambroisie

« L’homme se retient. Il ne mange pas comme les bêtes, car il voudrait alors être pire qu’elles. Il ne tue point non plus comme les bêtes. Le sacrifice d’un bœuf à Jupiter ou à Neptune est absurde à première réflexion ; car Jupiter vit d’ambroisie ; et, au reste, après avoir brûlé quelques poils, on mange très bien l’animal. C’est que le sacrifice est moins une offrande qu’une manière de tuer ; et ce qui est sacrifié, comme il convient, c’est l’ivresse de tuer, le bain de sang et d’entrailles, et autres horreurs qui tuent le tueur. Par meilleure réflexion, il faut donc admirer au contraire, comme une pratique de raison, ce prélude du repas, et cette franchise d’amener au jour la boucherie et la cuisine, et de les faire cérémonieusement. Et ce n’est qu’artifice, non pas tout à fait artifice, si l’on imagine que le Dieu politique est le témoin et l’ordonnateur de ces choses. C’est porter la politesse jusqu’à son extrême contraire ; et la politesse, en cette situation difficile, est toujours très ornée. C’est pourquoi les cornes de la génisse sont dorées, pourquoi les bandelettes sont nouées, pourquoi c’est le prêtre ou le chef qui porte le coup ; et c’est mauvais présage si le coup ne tue pas net. La force est prise à ce piège, et civilisée au plus près. Nous sommes barbares, à côté, par hypocrisie : nous ne voulons pas voir tuer ; nous mettons toute notre politesse dans le manger. Toutefois elle est encore la même ; car il n’est pas séant d’empoigner son couteau comme pour tuer encore une fois le bœuf en daube ou le poulet rôti. Découper les viandes était un haut emploi du palais, il n’y a pas longtemps ; et c’est encore un geste de danseur. »