Coronavirus jour 46

Il rêva d’une voix de femme, […] qui lui parlait de signes et de nombres et de quelque chose qu’Amalfitano ne comprenait pas et que la voix de son rêve appelait « histoire déréglée » ou « histoire démontée et remontée », même si évidemment, l’histoire remontée se transformait en autre chose, en un commentaire dans la marge, en une note savante, en un éclat de rire qui tardait à s’éteindre et sautait d’une roche andésite à une rhyolite et ensuite un tuf calcaire, et de cet ensemble de roches préhistoriques surgissait une sorte de vif-argent, le miroir américain, disait la voix, le triste miroir américain de la richesse et de la pauvreté, des continuelles métamorphoses inutiles, le miroir qui naviguait et dont les voiles sont la souffrance

Roberto Bolaño , 2666

Coronavirus jour 45

« Mon père, mon grand-père, qu’ont-ils vu ? Toute leur vie se passait dans l’uniformité. Une vie unique du commencement à la fin, sans élévations, sans chutes, sans ébranlements et sans périls, une vie avec de légères tensions, des passages insensibles ; d’un même rythme paisible et nonchalants, le flot du temps les portait du berceau à la tombe. Une guerre éclatait bien quelque part (…), elle se déroulait loin des frontières, on n’entendait pas le bruit des canons, au bout de six mois elle était éteinte, oubliée, elle n’était plus qu’une page d’histoire desséchée, et l’ancienne vie reprenait, toujours la même. » Stefan ZWEIG, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un européen, 1943

Coronavirus jour 44

« Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présente l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. »

Kant, Critique de la raison pratique

Coronavirus jour 43

À l’intérieur de la crise sanitaire, il y a une crise économique et sociale en germe, déjà en train de se développer, sauf que ses effets les plus graves sont pour le moment suspendus. À l’intérieur de cette deuxième poupée russe s’en loge une troisième : je cherche le bon mot, j’hésite. Une crise des valeurs, morale, très profonde, une crise de civilisation. Parfois je me dis que c’est une crise spirituelle, dans le choix qui va se présenter dans des termes radicaux, peut-être violents, entre plusieurs systèmes de valeurs, qui impliquent une représentation de la communauté, une conception de la mort dans la vie, et finalement une conception de ce qu’est l’humanité. Nous ressentons que nous sommes une espèce biologique, on l’avait oublié, on s’aperçoit qu’à la différence de toutes les autres espèces biologiques, nous sommes celle qui a établi, des systèmes de communication, le plus sophistiqué et le plus fragile entre tous les individus qui la constituent.
Etienne Balibar, entretien sur France Culture du 24 avril 2020 à écouter ici

Coronavirus jour 41

Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais aussitôt, ils ressentirent les atteintes de leurs piquants ; ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de ça et de là, entre les deux maux, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. Par ce moyen, le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena, (1851).

Coronavirus jour 40

Comment je suis devenue salonnière…

Afin de mener à bien la continuité pédagogique, j’ai expérimenté cette semaine une classe virtuelle. Nous sommes tous devenus imbattables pour les chats, vision conférences, partage d’écrans ou autres moyens de communication, mais la plateforme choisie propose un « salon vocal« . Cela n’est pas sans rappeler la bonne société, en particulier du XVIII° siècle, d’autant que nous avons étudié pendant cette semaine le texte de Kant « Qu’est-ce que les lumières ? » Je pourrai dire que j’ai « tenu salon » avec une belle jeunesse que je remercie pour leur écoute, leur intérêt et leur participation avisée.

« Un salon littéraire ou salon de conversation est une réunion à date ou convenue d’hommes et de femmes lettrés, bourgeois ou nobles à l’origine attirés vers les Belles-lettres et la poésie, la littérature et le théâtre, et souvent autrefois les arts et les sciences. Les participants sont des familiers habitués du salon ou bien choisis irrégulièrement ou parfois invités exceptionnellement, par les personnalités organisatrices qui s’efforcent de « tenir salon », souvent une ou plusieurs maîtresses de maison à tour de rôle. À l’instar de la puissance invitante, ils doivent s’engager à montrer de « belles manières » et éviter toute rancœur et toutes disputes aigres, rancunières et violentes, malgré des constats de différence et de désaccords évidents entre eux. Il s’y est développé un art de la conversation polie et de la discussion argumentée. »

La philosophie de l’échange, voire la philosophie tout court, trait essentiel des Lumières, gagne ses lettres de noblesse dans les « salons » parisiens, imités en province et à l’étranger, lieux de conversation où triomphe tout un art de vivre, voire un art de la parole.

Dans les salons du XVIII°, on donne la primauté non plus aux jeux littéraires ou aux jeux d’esprit comme au siècle précédent, mais à l’échange d’informations, la confrontation des idées, l’exercice de la critique et l’élaboration de projets philosophiques.

Coronavirus jour 39

C’est ainsi qu’une fois privé des divertissements que les gens affairés trouvent au cœur même de leurs occupations, on ne supporte plus d’être chez soi, seul, entre les murs de sa chambre, et que l’on a du mal à se voir abandonné à soi-même. De là cet ennui, ce dégoût de soi, ce tourbillon d’une âme qui ne se fixe jamais nulle part, cette sombre incapacité à supporter son propre loisir, surtout lorsqu’on rougit d’avouer le causes de cette insatisfaction (…) de là cet état d’esprit qui conduit les hommes à détester le loisir et à se plaindre de n’avoir rien à faire.

Sénèque, La Tranquillité de l’âme, (entre 47 et 62).

Coronavirus jour 38

Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
Il y a d’abord la droiture même du visage, son expression droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi: il y a dans le visage une pauvreté essentielle. La preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer.
Emmanuel LEVINAS, Éthique et Infini (entretiens de février-mars 1981), VII, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1982, pp.79-80.

Coronavirus jour 37

Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce qu’il vous plaît.

HANNAH ARENDT