Jugement de goût

« La définition dominante du mode d’appropriation légitime de la culture et de

l’oeuvre d’art favorise, jusque sur le terrain scolaire, ceux qui ont eu accès à la culture

légitime très tôt, dans une famille cultivée, hors des disciplines scolaires ; elle dévalue en

effet le savoir et l’interprétation savante, marquée comme « scolaire », voire « pédante »,

au profit de l’expérience directe et de la simple délectation.

La logique de ce que l’on appelle parfois, dans un langage typiquement

« pédant », la « lecture » de l’œuvre d’art, offre un fondement objectif à cette opposition.

L’œuvre d’art ne prend un sens et ne revêt un intérêt que pour celui qui est pourvu du

code selon lequel elle est codée […]. Le spectateur dépourvu du code spécifique se sent

submergé, « noyé » devant ce qui lui apparaît comme un chaos de sons et de rythmes, de

couleurs et lignes sans rime ni raison […] C’est dire que la rencontre avec l’oeuvre d’art

n’a rien du coup de foudre que l’on veut y voir d’ordinaire et que l’acte de fusion affective

[…] qui fait le plaisir d’amour de l’art, suppose un acte de connaissance, une opération de

déchiffrement, de décodage, qui implique la mise en oeuvre d’un patrimoine cognitif,

d’une compétence culturelle. Cette théorie typiquement intellectualiste de la perfection

artistique contredit très directement l’expérience des amateurs les plus conformes à la

définition légitime : l’acquisition de la culture légitime par la familiarisation insensible au

sein de la famille tend en effet à favoriser une expérience enchantée de la culture qui

implique l’oubli de l’acquisition et l’ignorance des instruments de l’appropriation. » Pierre

Bourdieu, La distinction, Critique sociale du jugement, 1979

La nature humaine

« En face des passions, telles que l’amour, la haine, la colère, l’envie, la vanité, la miséricorde, et autres mouvements de l’âme, j’y ai vu non des vices, mais des propriétés, qui dépendent de la nature humaine, comme dépendent de la nature de l’air ; le chaud, le froid, les tempêtes, le tonnerre, et autres phénomènes de cette espèce, lesquels sont nécessaires, quoique incommodes, et se produisent en vertu de causes déterminées par lesquelles nous nous efforçons de les comprendre. Et notre âme, en contemplant ces mouvements intérieurs, éprouve autant de joie qu’au spectacle des phénomènes qui charment les sens.
Si la raison peut beaucoup pour réprimer et modérer les passions, la voie qu’elle montre à l’homme est des plus ardues, en sorte que, s’imaginer qu’on amènera la multitude ou ceux qui sont engagés dans les luttes de la vie publique à régler leur conduite sur les seuls préceptes de la raison, c’est rêver l’âge d’or et se payer de chimères. »
– Spinoza, Traité Politique (1677)

La science ne pense pas



La raison de cette situation est que la science ne pense pas. Elle ne
pense pas, parce que sa démarche et ses moyens auxiliaires sont tels
qu’elle ne peut pas penser nous voulons dire penser à la manière
des penseurs. Que la science ne puisse pas penser, il ne faut voir là
aucun défaut, mais bien un avantage. Seul cet avantage assure à la
science un accès possible à des domaines d’objets répondant à ses
modes de recherches ; seul il lui permet de s’y établir. La science ne
pense pas : cette proposition choque notre conception habituelle de la
science. Laissonslui son caractère choquant, alors même qu’une
autre la suit, à savoir que, comme toute action ou abstention de
l’homme, la science ne peut rien sans la pensée. Seulement, la relation
de la science à la pensée n’est authentique et féconde que lorsque
l’abîme qui sépare les sciences et la pensée est devenu visible et
lorsqu’il apparaît qu’on ne peut jeter sur lui aucun pont. Il n’y a pas de
pont qui conduise des sciences vers la pensée, il n’y a que le saut. Là
où il nous porte, ce n’est pas seulement l’autre bord que nous
trouvons, mais une région entièrement nouvelle. Ce qu’elle nous
ouvre ne peut jamais être démontré, si démontrer veut dire : dériver
des propositions concernant une question donnée, à partir de
prémisses convenables, par des chaînes de raisonnements.


Martin Heidegger, Essais et conférences [1954], « Que veut dire penser ? »,
trad. de l’allemand par A. Préau, Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 157158

L’être humain parle

L’être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu’écouter ou lire ; nous parlons même si, n’écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire. Constamment nous parlons, d’une manière ou d’une autre. Nous parlons parce que parler nous est naturel. Cela ne provient pas d’une volonté de parler qui serait antérieure à la parole. On dit que l’homme possède la parole par nature. L’enseignement traditionnel veut que l’homme soit, à la différence de la plante et de la bête, le vivant capable de parole. Cette affirmation ne signifie pas seulement qu’à côté d’autres facultés, l’homme possède aussi celle de parler. Elle veut dire que c’est bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle.
HEIDEGGER, Acheminement vers la parole

On

Gatsby 3En usant des transports en commun ou des services d’information (des journaux par exemple), chacun est semblable à tout autre. Cet être-en-commun dissout complètement l’être-là qui est mien dans le mode d’être d’ « autrui », en telle sorte que les autres n’en disparaissent que davantage en ce qu’ils ont de distinct et d’expressément particulier. Cette situation d’indifférence et d’indistinction permet au « on » de développer sa dictature caractéristique. Nous nous amusons, nous nous distrayons, comme on s’amuse ; nous lisons, nous voyons, nous jugeons de la littérature et de l’art, comme on voit et comme on juge ; et même nous nous écartons des « grandes foules » comme on s’en écarte ; nous trouvons « scandaleux » ce que l’on trouve scandaleux. Le « on » qui n’est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu’il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d’être.
[…] Le « on » se mêle de tout, mais en réussissant toujours à se dérober si l’être-là est acculé à quelque décision. Cependant, comme il suggère en toute occasion le jugement à énoncer et la décision à prendre, il retire à l’être-là toute responsabilité concrète. Le « on » ne court aucun risque à permettre qu’en toute circonstance on ait recours à lui. Il peut aisément porter n’importe quelle responsabilité, puisque à travers lui personne jamais ne peut être interpellé. On peut toujours dire : on l’a voulu, mais on dira aussi bien que « personne » n’a rien voulu.

HEIDEGGER
L’Etre et le Temps, tr. fr. Boehms & Waelhens, I:1, §. 27,
éd. Gallimard, pp. 159-160

Justice, force

Réfléchir à partir de textes philosophiques :

Texte 1 : Justice ou règlement de compte ?

Justice, Force

Il est juste que ce qui est juste soit suivi; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.

Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste soit fort on a fait que ce qui est fort fût juste.

Pascal, Pensée103

Texte 2 :  Qu’est-ce que le droit ? Homme juste ou justicier ?

» Qu’est-ce que le droit ? Cette question pourrait embarrasser le jurisconsulte autant que le logicien est embarrassé par la question – Qu’est-ce que la vérité ? – au cas où le premier ne veut pas tomber dans la tautologie et, au lieu de présenter une solution générale, renvoyer aux lois d’un certains pays à une certaine époque. Ce qui est de droit, c’est-à-dire ce que disent et ont dit des lois en un certain lieu et à une certaine époque, il peut assurément le dire. Mais la question de savoir si ce qu’elles prescrivaient était juste et celle de savoir quel est le critère universel auquel on peut reconnaître le juste et l’injuste lui resteront obscures, s’il n’abandonne pas quelques temps ces principes empiriques et ne cherche pas la source de ces jugements dans la simple raison (quoique ces lois puissent de manière excellente lui servir en ceci de fil conducteur), afin d’établir une fondation pour une législation empirique possible. Une science simplement empirique du droit (…) est une tête, qui peut être belle ; mais il n’y a qu’un mal : elle n’a point de cervelle. «

Kant, Doctrine du droit

Désir, plaisir

Roland Barthes, écrivain, sémiologue, (dans la fumée de ses cigarettes !) à propos de la parution de son texte Le plaisir du texte, 1973

Il est « difficile de proposer une loi générale du plaisir de la lecture ».

« La notion même de plaisir est assez mal connue. Toute la philosophie occidentale a plus ou moins censuré le concept de plaisir ».

« Les philosophes du plaisir sont extrêmement rares : on peut citer des philosophes ou très anciens ou marginaux comme Épicure ou Sade ou peut-être même comme Diderot. Quand nous parlons de plaisir, nous devons lutter avec une certaine résistance culturelle »

« Je me suis servi d’une opposition, psychanalytique, entre le plaisir et la jouissance. Ce qui est du côté du plaisir, ce sont les textes qui apportent une forme d’euphorie, de confort, qui renforcent son moi. C’est pourquoi le plaisir est tout à fait compatible avec la culture. Il y a incontestablement un plaisir de la culture. La jouissance, c’est quelque chose de beaucoup plus radical, absolu, qui ébranle le sujet, qui le divise, qui le pluralise, qui le dépersonnalise. C’est une expérience de type très différente et qui va très souvent contre la culture en ce sens que les textes de jouissance, très rares et variables selon les sujets, ont la valeur d’expérience-limite et marginale ».

René Girard explique le désir mimétique créateur de rivalité. (Là, c’est le présentateur qui fume…)

Des algorithmes contre les images truquées

Chaque événement médiatique engendre aujourd’hui son lot d’images truquées relayant de fausses nouvelles ou « fake news ». Face à ce phénomène que les acteurs du Net tentent de juguler, les chercheurs élaborent de leur côté des algorithmes pour mieux détecter les informations douteuses circulant au moyen des images.

Article CNRS à lire ci-dessous

https://lejournal.cnrs.fr/articles/des-algorithmes-contre-les-images-truquees

La philo, est-ce intéressant ?

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Personne ne voudra contester qu’il existe aujourd’hui un intérêt pour la philosophie. Mais reste-t-il encore quelque chose aujourd’hui à quoi l’homme ne s’intéresse pas -au sens où il comprend ce mot ? Inter-esse* veut dire : être parmi et entre les choses, se tenir au cœur d’une chose et demeurer auprès d’elle. Mais pour l’inter-esse moderne ne compte que ce qui est « intéressant ». La caractéristique de ce qui est « intéressant », c’est que cela peut dès l’instant suivant nous être déjà devenu indifférent et être remplacé par autre chose, qui nous concerne alors tout aussi peu que la précédente. Il est fréquent de nos jours que l’on croie particulièrement honorer quelque chose du fait qu’on le trouve intéressant. En vérité, un tel jugement fait de ce qui est intéressant quelque chose d’indifférent, et bientôt d’ennuyeux. Heidegger.

 

* En latin inter : entre, esse : être.