TEXTE 1
« Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même.
Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. »
PASCAL, Pensées (1670)
TEXTE 2
« Sur quoi repose l’identité de la personne ? Non pas sur la matière du corps, celle-ci se renouvelle au bout de quelques années. Non plus sur la forme de ce corps : elle change dans son ensemble et dans ses diverses parties, sauf toutefois dans l’expression du regard. C’est au regard qu’après un grand nombre d’années même, on peut encore reconnaître une personne.
Preuve que, malgré toutes les modifications que le temps provoque dans l’homme, quelque chose en lui reste immuable, et nous permet ainsi, après un très long intervalle même, de le reconnaître et de le retrouver intact. C’est ce que nous observons également en nous-mêmes : nous avons beau vieillir, dans notre for intérieur, nous nous sentons toujours le même que nous
étions dans notre jeunesse, dans notre enfance même. Cet élément immuable qui demeure toujours identique à soi sans jamais vieillir, c’est précisément le noyau de notre être qui n’est pas dans le temps.
On admet généralement que l’identité de la personne repose sur celle de la conscience. Si on entend uniquement par celle-ci le souvenir coordonné du cours de notre vie, elle ne suffit pas à expliquer [cette identité]. Sans doute, nous savons un peu plus de notre vie passée que d’un roman lu autrefois ; mais ce que nous en savons est pourtant peu de choses. Les événements
principaux, les scènes intéressantes se sont gravées dans notre mémoire ; quant au reste, pour un événement retenu, mille autres sont tombés dans l’oubli. Plus nous vieillissons, et plus les faits de notre vie passent sans laisser de trace. Un âge très avancé, une maladie, une lésion du cerveau peuvent nous priver complètement de mémoire. Mais l’identité de la personne ne
s’est pas perdue avec cet évanouissement progressif du souvenir. Elle repose sur la volonté identique, sur le caractère immuable que celle-ci présente. C’est cette même volonté qui confère sa persistance à l’expression du regard. L’homme se trouve dans le coeur, non dans la tête. Sans doute, par suite de nos relations avec le dehors, nous sommes habitués à
considérer que notre moi véritable, c’est le sujet de la connaissance, le moi connaissant, qui s’alanguit le soir, s’évanouit dans le sommeil, pour briller le lendemain, avec des forces renouvelées d’un plus vif éclat. Mais ce moi-là est une simple fonction de notre cerveau, et non pas notre moi véritable. Le moi véritable, ce noyau de notre être, c’est ce qui est caché
derrière l’autre (…) ».
SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, 1818
TEXTE 3
« De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n’ai éprouvé de sentiment de bonheur ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait
disparaître (…). La violence ne m’était pourtant pas étrangère, loin de là. J’avais depuis toujours, aussi loin que remontent mes souvenirs, vu mon père ivre se battre à la sortie du café contre d’autres hommes ivres, leur casser le nez ou les dents. Des hommes qui avaient regardé ma mère avec trop d’insistance et mon père, sous l’emprise de l’alcool, qui fulminait Tu te prends pour qui à regarder ma femme comme ça sale bâtard. Ma mère qui essayait de le calmer Calme-toi chéri, calme-toi mais dont les protestations étaient ignorées. Les copains de mon père, qui à un moment finissaient forcément par intervenir, c’était la règle, c’était ça aussi être un vrai ami, un bon copain, se jeter dans la bataille pour séparer mon père et l’autre, la
victime de sa saoulerie au visage désormais couvert de plaies. Je voyais mon père, lorsqu’un de nos chats mettait au monde des petits, glisser les chatons tout juste nés dans un sac plastique de supermarché et claquer le sac contre une bordure de béton jusqu’à ce que le sac se remplisse de sang et que les miaulements cessent. Je l’avais vu égorger des cochons dans le jardin, boire le sang encore chaud qu’il extrayait pour en faire du boudin (le sang sur ses lèvres, son menton, son tee-shirt) C’est ça qu’est le meilleur, c’est le sang quand il vient juste de sortir de la bête qui crève. Les cris du cochon agonisant quand mon père sectionnait sa trachée-artère étaient audibles dans tout le village ».
« Chez mes parents, nous ne dînions pas, nous mangions. La plupart du temps, même, nous utilisions le verbe bouffer. L’appel quotidien de mon père c’est l’heure de bouffer. Quand des années plus tard je dirai « dîner » devant mes parents, ils se moqueront de moi. Comment il parle l’autre, pour qui il se prend. Ca y est il va à la grande école il se la joue au monsieur, il
nous sort sa philosophie. Parler philosophie, c’était parler comme la classe ennemie, ceux qui ont les moyens, les riches.
Parler comme ceux-là qui ont la chance de faire des études secondaires et supérieures et, donc d’étudier la philosophie. Les autres enfants, ceux qui dînent, c’est vrai, boivent des bières parfois, regardent la télévision et jouent au football. Mais ceux qui jouent au football, boivent des bières et regardent la télévision ne vont pas au théâtre ».
« J’ai senti leur haleine quand ils se sont approchés de moi, comme les miennes, n’étaient probablement jamais lavées. Les mères du village ne tenaient pas beaucoup à l’hygiène dentaire de leurs enfants. Le dentiste coûtait trop cher et le manque d’argent finissait toujours par se transformer en choix. Les mères disaient de toutes façons y a plus important dans la vie. Je paye encore actuellement d’atroces douleurs, de nuits sans sommeil, cette négligence de ma famille, de ma classe sociale, et j’entendrai des années plus tard, en arrivant à paris, à l’école normale, des camarades me demander mais pourquoi tes parents ne t’on pas emmené chez un orthodontiste. Mes mensonges. Je leur répondrai que mes parents, des intellectuels un peu bohèmes, s’étaient tant souciés de ma formation littéraire qu’ils en avaient parfois négligé ma santé ». « Les autres femmes s’interrogent à la sortie de l’école L’autre elle a toujours pas fait de gosses à son âge, c’est qu’elle est pas normale. Ça doit être une gouinasse. Ou une frigide, une mal-baisée. Plus tard je comprendrai que, ailleurs, une femme
accomplie est une femme qui s’occupe d’elle, d’elle-même, de sa carrière, qui ne fait pas d’enfants trop vite, trop jeune. Elle a même parfois le droit d’être lesbienne le temps de l’adolescence, pas trop longtemps mais quelques semaines, quelques jours,
simplement pour s’amuser ».
« [Mon père] souhaitait éviter que mon petit frère ne devienne à son tour, comme moi, une gonzesse. Et j’avais vécu la même angoisse. […] Je ne voulais pas que Rudy reçoive des coups à l’école et j’étais obsédé par l’idée de faire de lui un hétérosexuel. J’avais entrepris dès son plus jeune âge un véritable travail : je lui répétais sans arrêt que les garçons aimaient
les filles, parfois même que l’homosexualité était quelque chose de dégoûtant, de carrément dégueulasse, qui pouvait mener à la damnation, à l’enfer ou à la maladie. (…) [Ma mère] formulait la thèse de la folie pour ne pas laisser échapper cet autre mot, pédé, ne pas penser à l’homosexualité, l’écarter, se convaincre que c’est de la folie qu’il s’agit, préférable au fait d’avoir pour fils une tapette. ».
« J’étais maigre, ils avaient dû estimer ma capacité à me défendre faible, presque nulle. À cet âge mes parents me surnommaient fréquemment Squelette et mon père réitérait sans cesse les mêmes blagues Tu pourrais passer derrière une affiche sans la décoller. Au village, le poids était une caractéristique valorisée. Mon père et mes deux frères étaient obèses, plusieurs femmes de la famille, et l’on disait volontiers Mieux vaut pas se laisser mourir de faim, c’est une bonne maladie. (L’année d’après, fatigué par les sarcasmes de ma famille sur mon poids, j’entrepris de grossir. J’achetais des paquets de chips à la sortie de l’école avec de l’argent que je demandais à ma tante – mes parents n’auraient pas pu m’en donner – et m’en
gavais. Moi qui avais jusque-là refusé de manger les plats trop gras que préparait ma mère, précisément par crainte de devenir comme mon père et mes frères – elle s’exaspérait : Ça va pas te boucher ton trou du cul –, je me mis soudainement à tout avaler sur mon passage, comme ces insectes qui se déplacent en nuages et font disparaître des paysages entiers. Je pris une vingtaine de kilos en un an.) »
EDOUARD LOUIS, En finir avec Eddy Bellegueule (2014)
TEXTE 4
« On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. Seule la médiation d’autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu’il existe pour soi, l’enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les garçons, le corps est d’abord le rayonnement d’une subjectivité,
l’instrument qui effectue la compréhension du monde : c’est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu’ils appréhendent l’univers.
Jusqu’à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n’y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n’est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c’est que l’intervention d’autrui dans la vie de l’enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa
vocation lui est impérieusement insufflée. C’est ici que les petites filles vont d’abord apparaître comme privilégiées. Un second sevrage, moins brutal, plus lent que le premier, soustrait le corps de la mère aux étreintes de l’enfant ; mais c’est aux garçons surtout qu’on refuse peu à peu baisers et caresses ; quant à la fillette, on continue à la cajoler, on lui permet de vivre dans les jupes de sa mère, le père la prend sur ses genoux et flatte ses cheveux ; on l’habille avec des robes douces comme des baisers, on est indulgent à ses larmes et à ses caprices, on la coiffe avec soin, on s’amuse de ses mines et de ses coquetteries : des contacts charnels et des regards complaisants la protègent contre l’angoisse de la solitude. Au petit garçon, au
contraire, on va interdire même la coquetterie, ses manoeuvres de séduction, ses comédies agacent. « Un homme ne demande pas qu’on l’embrasse… Un homme ne se regarde pas dans les glaces… Un homme ne pleure pas », lui dit-on. Cependant si le garçon apparaît d’abord comme moins favorisé que ses soeurs, c’est qu’on a sur lui de plus grands projets. On persuade l’enfant que c’est à cause de la supériorité des garçons qu’il leur est demandé davantage ; pour l’encourager dans le chemin difficile qui est le sien, on lui insuffle l’orgueil de sa virilité ».
DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, 1949
TEXTE 5
« Il y a certains philosophes qui imaginent que nous sommes à tout moment intimement conscients de ce que nous appelons notre « Moi », que nous sentons son existence et sa continuité d’existence, et que nous sommes en sommes certains (…). Il faut bien qu’il y ait quelque impression qui donne naissance à toute idée réelle. Mais le moi, ou personne, n’est pas une impression, c’est ce à quoi sont supposées se rattacher nos différentes impressions et idées. Si une impression donne naissance à l’idée du moi, cette impression doit demeurer invariablement la même durant le cours entier de notre vie, puisque le moi est supposé exister de cette manière. Mais il n’existe aucune impression constante et invariable. Douleur et plaisir, chagrin et joie, passions et sensations se succèdent les uns aux autres, et ils n’existent jamais tous en même temps. Ce ne peut donc être d’aucune de ces impressions que l’idée du moi est dérivée, et par conséquent, une telle idée n’existe pas.
(…) Pour ma part, quand j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur quelque perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception. Quand mes perceptions sont supprimées pour un temps, comme par un sommeil profond, aussi longtemps que je suis sans conscience de moi-même, on peut vraiment dire que je n’existe pas ».
HUME, Traité de la nature humaine (1740)
TEXTE 6
« ’’Qui suis-je ?. Je regarde le bureau, je regarde le cahier. Je m’appelle Lucien Fleurier, mais ça
n’est qu’un nom (…). Je ne sais pas, ça n’a pas de sens. Je suis un bon élève. Non. C’est de la frime : un bon élève aime travailler – moi pas. J’ai de bonnes notes, mais je n’aime pas travailler.
Je ne déteste pas ça non plus, je m’en fous. Je me fous de tout. Je ne serai jamais un chef’’.
Il pensa avec angoisse : ’’Mais qu’est-ce que je vais devenir ?’’. Un moment passa, il se gratta la joue et cligna de l’oeil gauche parce que le soleil l’éblouissait : ’’Qu’est-ce que je suis, moi ?’’. Il y avait cette brume, enroulée sur elle-même, indéfinie. ’’Moi !’’ Il regarda au loin ; le mot sonnait dans sa tête (…). Lucien frissonna et ses mains tremblaient : ’’Ca y est, pensa-t-il, ça y est ! J’en étais sûr : je n’existe pas !’’ ».
SARTRE, L’Enfance d’un chef
TEXTE 7
« Lorsqu’on considère un objet fabriqué, comme par exemple un coupe-papier, cet objet a été
fabriqué par un artisan qui s’est référé au concept de coupe-papier (…). Ainsi, le coupe-papier est un objet qui (…) a une utilité définie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe papier sans savoir à quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que pour le coupe-papier, l’essence (c’est-à-dire l’ensemble des qualités qui permettent de le définir) précède l’existence ; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier, est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans lequel nous pouvons dire que la production précède l’existence. [la théorie précède la pratique, l’essence précède l’existence, l’idée précède le fait] Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur (…). Ainsi, le concept d’homme, dans l’esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe papier dans l’esprit de l’artisan ; et Dieu produit l’homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l’artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique. Ainsi l’homme
individuel réalise un certain concept qui est dans l’entendement divin. Au XVIIIe siècle, dans l’athéisme des philosophes, la notion de Dieu est supprimée, mais non pas pour autant l’idée que l’essence précède l’existence. (…) L’homme est possesseur d’une nature humaine ; cette nature humaine, qui est le concept humain, se retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d’un concept universel, l’homme (…) Ainsi, là encore, l’essence de l’homme précède cette existence historique que nous rencontrons dans la nature. L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme (…). Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence ; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait ».
SARTRE, L’existentialisme est un humanisme (1946)
TEXTE 8
« Le je ne sais-quoi. Le charme est essentiellement chose problématique, et chacun sait qu’il n’y a pas de recettes pour en avoir, l’idée même d’une « technique » du charme ayant, comme celle de charmeur professionnel, quelque chose de burlesque qui fait peine ; on ne peut à la fois avoir du charme et le dire, encore moins le professer. Le charme est une de ces qualités évanescentes, précaires, qui, comme l’humour, l’intelligence ou la modestie, n’existent que dans la parfaite innocence et dans la méconnaissance de soi.
C’est le cas de dire, avec Angelus Silesius : ce que je suis, je ne le sais pas ; et ce que je sais, je ne le suis pas. De cet impalpable il n’y a donc pas philosophie, sinon négative ou apophatique, les prédicats par lesquels on le qualifierait n’exprimant jamais que des privations : le charme est inexplicable ; le charme, en tant que qualité simple, est irréductible ; en tant que non subsumable sous un concept, il est indéductible ; le charme est indivisible ; le charme est indéfinissable, ne se définissant que par soi ; le charme enfin est inexprimable, c’est-à-dire à la fois indicible et ineffable. Quelque nature qu’on lui assigne (par exemple la grâce, le naturel
ou la simplicité), il est toujours autre chose, pour la bonne raison qu’il n’est pas « chose ». En soi il n’est rien, et même il n’est pas : fait de rien, comme on dit, il est lui-même un pur rien. Toujours autre que ce qu’il est, comme la liberté, le mouvement et la vie, il est aussi toujours ailleurs. Est-il plutôt dans le sourire, ou plutôt dans le regard ? En vérité le charme n’est pas localisable et repérable. Le charme, étant inassignable, est l’alibi perpétuel (…). Le charme récuse donc la question Où comme il élude la question Quoi. Le charme, qui ne tient pas à ceci-ou-cela, ne gît pas non plus ici-ou-là . Il est donc essentiellement évasif, – c’est-à-dire
qu’il s’échappe, invisible et intangible, et pourtant toujours présent, comme le sont la musique et les parfums, qu’on ne peut ni voir ni toucher; il nous oblige à un jeu de cache-cache irritant. Aussi arrive-t-il qu’en désespoir de cause l’intelligence, lasse d’analyser l’inanalysable, baptise du nom de Je-ne-sais-quoi ce résidu insaisissable et décevant qui est comme le parfum de l’esprit autour de l’existence ».
Vladimir JANKELEVITCH, « Du charme », Fauré et l’inexprimable (1974)