Première fois et métamorphoses du moi

on pourrait affirmer que les changements peuvent altérer notre identité, nous empêcher d’être
nous-mêmes, et engendrer une telle métamorphoses qu’ils rendent impossibles tant la connaissance de soi-même par soi-même que la reconnaissance de soi-même par les autres. C’est par exemple le cas des changements irréversibles ou de la maladie (qui fait que nous ne sommes plus nous-mêmes) ou des erreurs (qui font que nous ne savons pas très
bien qui nous sommes, que nous ne sommes pas ce que nous pensons être). Or, en prenant chacun de ces cas particuliers, on remarque toutefois que, loin d’annuler l’idée que le « moi » se trouve dans ses changements, ils sont eux-mêmes des moments où cette idée se vérifie et atteint sa puissance maximale :
– Les changements irréversibles.
Les analyses de Vladimir JANKELEVITCH permettent d’étudier la place que les changements irréversibles prennent dans notre identité. Dans L’irréversible et la nostalgie (1974),
Jankélévitch s’interroge sur notre rapport au temps. Il remarque que le temps est irréversible, c’est-à-dire que, contrairement à l’espace, il se définit comme une dimension qui ne peut être parcourue que dans un seul sens. Il en déduit notamment le concept de primultimité, à savoir l’idée que dans le temps, toute chose qui existe est à la fois la première et la dernière de ce genre. Cette irréversibilité affecte violemment notre identité en changement constant, car elle implique que quoi que nous ayons été, nous ne pourrons plus jamais l’être. Nous sommes un mouvement, une métamorphose, mais de fait nous ne savons jamais qui nous sommes, car lorsque nous nous retournons sur ce que nous avons été, nous ne le sommes déjà plus. Lorsque nous disons « je suis en colère », nous ne sommes plus véritablement cette personne en colère, car nous sommes devenu une personne consciente qu’elle est en colère, donc peut-être davantage quelqu’un de lucide que simplement quelqu’un en colère : c’est également
ce que remarque Sartre.
Cependant, Jankélévitch propose une comparaison avec le personnage d’Orphée, afin de montrer que cette perte de ce que nous sommes est ce qui fait notre identité. Le personnage d’Orphée, dans la, mythologie grecque, est considéré comme le premier poète, capable d’enchanter tant les dieux que les hommes et les animaux par ses récits. Amoureux de la dryade Eurydice, il sombre dans le désespoir lorsque celle-ci, le jour de leurs noces, est mordue au pied par un serpent qui cause ainsi sa mort. Il parvient cependant à enchanter
les gardiens des Enfers et Hadès, dieu des morts, lui-même, par ses poèmes, et obtient l’autorisation de ramener Eurydice parmi les vivants à une seule condition : il la guidera jusqu’à la sortie des Enfers, mais ne devra pas se retourner avant d’être sorti de terre, sans quoi il la perdra à jamais. Orphée, parvenu à l’orée des Enfers, ne résiste cependant pas et se retourne pour vérifier si Eurydice le suit bien, la perdant à tout jamais.
Jankélévitch remarque qu’à l’égard de notre vie, nous sommes tous Orphée. Nous pouvons regarder en arrière pour observer qui nous sommes, mais ce que nous voyons nous désespère car en nous retournant sur notre passé, nous en faisons justement notre passé, donc quelque chose que nous ne sommes plus. Toutefois, Jankélévitch se demande comment fonctionnerait un esprit qui ne ferait jamais ce retour en arrière sur ce qu’il a été, si douloureux soit-il. Il ne s’agirait en fait même pas d’une conscience, puisque la conscience est réflexive, elle opère un mouvement de retour sur soi. Comme Orphée, nous nous retournons en arrière et ce
que nous voyons disparaît justement parce que nous nous sommes retournés. Cependant, ça n’est qu’en sachant ce que nous ne sommes plus que nous pouvons être sûrs que nous l’avons été. En somme, soit on ne regarde pas ce que l’on n’est plus, et alors on n’est personne ; soit on le regarde pour accepter qu’on n’est plus cela, mais alors on accepte de perdre continuellement ce qu’on était. Dès lors, nous assistons chaque jour à la disparition de ce que nous avons été, mais c’est la condition pour que nous existions. Les
changements irréversibles de notre identité ne sont pas ce qui nous détruit, mais cela même qui fait ce que nous sommes. « L’irréversibilité absolument absolue exclut toute véritable conscience de l’irréversible : l’espace respirable qu’elle déblaie est tout juste insuffisant pour une conscience ponctuelle ou instantanée, dont le vrai nom serait plutôt inconscience. Cette conscience innocente, sans mémoire ni prévision anticipatrice, est privée de ce qui différencie, selon le Philèbe, l’existence humaine de l’existence d’un mollusque ; elle est pure de toute survivance comme de toute préexistence : ni le moment antérieur ne se conserve en elle, ni le moment ultérieur n’est en elle préformé, aucune postexistence, aucune préexistence ne se mêlent à son existence. Une conscience momentanée, soumise au régime de l’irréversibilité absolue, vivrait à chaque instant dans l’oubli continué de l’instant immédiatement antérieur. Il lui serait interdit, comme à Orphée, de regarder en arrière ! Orphée se retourne néanmoins pour s’assurer qu’Eurydice continue de le suivre, que c’est bien son Eurydice à lui, que c’est bien lui, Orphée, et qu’il est bien l’Orphée de cette Eurydice-là. Et la rançon de cette quadruple assurance, c’est la perte de l’aimée. Orphée a donc connu le dilemme fatal dans lequel
l’irréversible absolu enfermerait tous les hommes : ou il gardera Eurydice à condition de ne vérifier ni son existence, ni surtout sa présence, ou il vérifiera sa présence en renonçant à la garder ».
Vladimir JANKELEVITCH, L’irréversible et la nostalgie (1974)
– La maladie
On considère la maladie comme une « mauvaise métamorphose » du Moi, une situation que subit le « Moi » et qui vient l’impacter, l’invalider, l’empêcher d’être lui-même. Celui qui est malade nous semble être « l’ombre de lui-même », il n’est « plus ce qu’il était », il est devenu « une ruine de lui-même ». On pourrait alors dire qu’il est faux d’affirmer que le Moi est une métamorphose, que les métamorphoses nourrissent le Moi au lieu de l’affecter, puisque la maladie serait une métamorphose détruisant le Moi. Cela prouverait donc que le Moi a tout de même une certaine identité à conserver, qu’il y a certaines métamorphoses qu’il ne peut pas se permettre, et que finalement sa plasticité n’est pas totale. Cependant, le philosophe Georges CANGUILHEM, théoricien de la médecin et de la notion moderne de pathologie, propose une analyse différente de la maladie dans Le normal et le pathologique (1966). Il remarque qu’on considère la maladie comme étant l’inverse de la vie normale, qu’on oppose la santé et la maladie comme deux situations où, respectivement, l’homme est lui-même de façon normale, et l’homme n’est pas lui-même, il vit de façon anormale. Toutefois, Canguilhem remarque qu’en fait, la maladie fait partie de la vie : on ne peut pas dire que la maladie est de l’absence de vie normale, de l’annulation de la vie normale, de la disparition de l’identité ou de ce que la personne était, puisque la condition même pour tomber malade, c’est d’être vivant. Dans ces
conditions, la « pathologie » n’est pas totalement incompatible avec la « normalité » dans le vivant, puisqu’elles s’impliquent l’une et l’autre. La « normalité », pour le vivant, c’est de pouvoir tomber malade et de continuer à vivre : un être vivant anormal c’est un être mort. La vie ne s’oppose pas à la maladie, elle la contient : « ce qui caractérise la santé, c’est la possibilité de dépasser la norme, de tolérer des infractions à la norme et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles ». On peut donc dire, au terme de cette digression par la notion de pathologie, que la vie se définit par sa capacité à se définir elle-même, et à ne pas être définie par autre chose. En ce sens, la maladie n’affecte notre identité que dans la mesure où les autres, ou nous mêmes, la considérons comme une anormalité. Elle est pourtant la prolongation de la santé par d’autres moyens, et le témoignage non pas d’une rigidité de l’identité et de la norme de ce que nous sommes, mais plutôt d’une plasticité extrême du Moi.
« Si l’on reconnaît que la maladie reste une sorte de norme biologique, cela entraîne que l’état
pathologique ne peut être dit anormal absolument, mais anormal dans la relation à une situation déterminée. Réciproquement, être sain et être normal ne sont pas tout à fait équivalents, puisque le pathologique est une sorte de normal. Être sain c’est non seulement être normal dans une situation donnée, mais être aussi normatif, dans cette situation et dans d’autres situations éventuelles. Ce qui caractérise la santé, c’est la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles (…). La santé, c’est une marge de tolérance des infidélités du milieu (…). Parce que le vivant qualifié vit parmi un monde d’objets qualifiés, il vit parmi un monde d’accidents possibles. Rien n’est par hasard, mais tout arrive sous forme d’événements. Voilà en quoi le milieu est infidèle. Son infidélité, c’est proprement son devenir, son histoire. La vie n’est donc pas pour le vivant une déduction monotone, un mouvement rectiligne, elle ignore la rigidité géométrique, elle
est débat ou explication (…). Être en bonne santé, c’est pouvoir tomber malade et s’en relever, c’est un luxe biologique. Inversement, le propre de la maladie, c’est d’être une réduction de la marge de tolérance des infidélités du milieu (…). L’homme sain ne se dérobe pas devant les problèmes que lui posent les bouleversements parfois subits de ses habitudes, même physiologiquement parlant ; il mesure sa santé à sa capacité à surmonter les crises organiques pour instaurer un nouvel ordre » « Le pathologique doit être compris comme une espèce du normal, l’anormal n’étant pas ce qui n’est pas normal, mais ce qui est un autre normal » Georges CANGUILHEM, Le normal et le pathologique (1966)
– Les erreurs
Le dernier élément qui pourrait être invoqué pour montrer que les métamorphoses du Moi ont une limite, que le Moi n’est pas une métamorphose au sens où il ne peut pas être n’importe quoi, c’est l’ erreur. Dans l’erreur, nous avons l’impression que le Moi est pris en dégaut, qu’il fait ce qu’il ne faut pas faire. Lorsque quelqu’un fait une erreur, cela nous surprend, nous sommes même parfois déçus, puisque nous avons la sensation qu’il n’est pas là où nous l’attendions (« t’es bête ou quoi ? », « qu’est-ce qui t’a pris », etc). Les erreurs seraient les métamorphoses qu’une personne ne peut pas commettre sans se fourvoyer, sans s’annuler.
Or, Michel FOUCAULT, dans Dits et écrits (1988), propose une redéfinition de l’erreur qui va à l’encontre de cette conception. Il remarque que l’erreur est inhérente à la vie : au seul degré biologique, c’est par exemple l’erreur qui alimente l’évolution des espèces (selon Darwin, l’évolution fonctionne à partir des mutations, donc des erreurs génétiques, des « monstres » d’une espèce, dont la monstruosité, le caractère erroné, devient un avantage adaptatif et leur permet de transmettre davantage leur patrimoine génétique, faisant de leur monstruosité la norme). L’erreur n’est donc absolument pas un échec de la vie, mais un de ses moyens de
déploiement. Les êtres vivants, par exemple, sont des « erreurs » : ils sont des agencements de matière qui échappent aux strictes règles physiques et se développent selon leurs règles biologiques propres. La vie, c’est donc la capacité à faire une erreur, à être une erreur.
Dans ces conditions, il apparaît que les erreurs ne sont pas des échecs du Moi, des métamorphoses dégradantes, régressives ou mauvaises de ce que nous sommes, mais plutôt le signe de la vitalité de ce Moi. L’erreur témoigne non pas d’une limitation dans les métamorphoses que peut opérer un Moi, elle témoigne plutôt de ce caractère unique, inhérent au vivant et à la vitalité d’un Moi, qui est la possibilité d’être autre, de ne pas être ce qu’on attendait. Foucault constate ainsi la proximité entre erreur et errance : le fait, pour un homme, d’errer, de « ne jamais se trouver tout à fait à sa place », de ne jamais savoir qui il est, n’est pas un échec du Moi, mais bien sa qualité première, la plus imprescriptible et inaliénable. « À la limite, la vie, c’est ce qui est capable d’erreur. Et c’est peut-être à cette donnée ou plutôt à cette éventualité fondamentale qu’il faut demander compte du fait que la question de l’anomalie traverse de part en part toute la biologie. À elle aussi qu’il faut demander compte des mutations et des processus évolutifs qu’elle induit. À elle qu’il faut demander compte de cette mutation singulière, de cette « erreur héréditaire », qui fait que la vie a abouti avec l’homme à un vivant qui ne se trouve jamais tout à fait à sa place, à un vivant voué à « errer » et destiné finalement a l’« erreur ». »
Michel FOUCAULT, Dits et écrits (1988