Les expressions de la sensibilité

L’ART EST-IL LE MEILLEUR MOYEN D’EXPRESSION DE
NOTRE SENSIBILITÉ ?

NIETZSCHE Friedrich, Par delà le bien et le mal §268, 1886


Qu’est-ce en fin de compte que l’on appelle « commun » ? Les mots sont des symboles sonores pour désigner des idées, mais les idées sont des signes imagés, plus ou moins précis, de sensations qui viennent fréquemment et simultanément, de groupes de sensations. Il ne suffit pas, pour se comprendre mutuellement, d’employer les mêmes mots ; il faut encore employer les mêmes mots pour désigner la même sorte d’expériences intérieures, il faut enfin avoir en commun certaines expériences. C’est pourquoi les gens d’un même peuple se comprennent mieux entre eux que ceux qui appartiennent à des peuples différents, même si
ces derniers usent de la même langue ; ou plutôt, quand des hommes ont longtemps vécu ensemble dans des conditions identiques, sous le même climat, sur le même sol, courant les mêmes dangers, ayant les mêmes besoins, faisant le même travail, il en naît quelque chose qui « se comprend » : un peuple. Dans toutes les âmes un même nombre d’expériences revenant fréquemment a pris le dessus sur des expériences qui se répètent plus rarement : sur elles on se comprend vite, et de plus en plus vite — l’histoire du langage est l’histoire d’un
processus d’abréviation. — […] On en fait l’expérience même dans toute amitié, dans toute liaison amoureuse : aucune n’est durable si l’un des deux découvre que son partenaire sent, entend les mêmes mots autrement que lui, qu’il y flaire autre chose, qu’ils éveillent en lui d’autres souhaits et d’autres craintes. […] A supposer à présent que la nécessité n’ait depuis toujours rapproché que des gens qui pouvaient indiquer par des signes identiques des besoins et des expériences identiques, il en résulte au total que la facilité avec laquelle une nécessité se laisse communiquer, c’est-à-dire, au fond, le fait de n’avoir que des expériences médiocres et communes, a du être la plus forte de toutes les puissances qui ont jusqu’ici déterminé l’homme.

MERLEAU-PONTY Maurice , « Le doute de Cezanne » in Sens et non-sens, 1967


Ses premiers tableaux, jusque vers 1870, sont des rêves peints, un Enlèvement, un Meurtre. Ils viennent des sentiments et veulent provoquer d’abord les sentiments. Ils sont donc presque toujours peints par grands traits et donnent la physionomie morale des gestes plutôt que leur aspect visible. C’est aux Impressionnistes, et en particulier à Pissaro, que Cézanne doit d’avoir conçu ensuite la peinture, non comme l’incarnation de scènes imaginées, la projection des rêves au dehors, mais comme l’étude précise des apparences, moins comme un travail d’atelier que comme un travail sur nature, et d’avoir quitté la facture baroque, qui cherche d’abord à rendre le mouvement, pour les petites touches juxtaposées et les hachures patientes. Mais il s’est vite séparé des Impressionnistes. L’Impressionnisme voulait rendre dans la peinture la manière même dont les objets frappent notre vue et attaquent nos sens. Il les représentait dans l’atmosphère où nous les donne la perception instantanée, sans contours absolus, liés entre eux par la lumière et l’air. Pour rendre cette enveloppe lumineuse, il fallait exclure les terres, les ocres, les noirs et n’utiliser que les sept couleurs du prisme. Pour représenter la couleur des ob-jets, il ne suffisait pas de reporter sur la toile leur ton local, c’est-à-dire la couleur qu’ils prennent quand on les isole de ce qui les entoure, il fallait tenir compte des phénomènes de contraste qui dans la nature modifient les couleurs locales.
De plus, chaque couleur que nous voyons dans la nature provoque, par une sorte de contrecoup, la vision de la couleur complémentaire, et ces complémentaires s’exaltent. Pour obtenir sur le tableau, qui sera vu dans la lumière faible des appartements, l’aspect même des couleurs sous le soleil, il faut donc y faire figurer non seulement un vert, s’il s’agit d’herbe, mais encore le rouge complémentaire qui le fera vibrer. Enfin, le ton local lui-même est dé-composé chez les Impressionnistes. On peut en général obtenir chaque couleur en juxtaposant, au lieu de les mélanger, les couleurs composantes, ce qui donne un ton plus vibrant. Il résultait de ces procédés que la toile, qui n’était plus comparable à la nature point par point, restituait, par l’action des parties les unes sur les autres, une vérité générale de l’impression.