Les expressions de la sensibilité TEXTES



TEXTE 1

On ne comprend pas d’abord comment il s’est pu former des sociétés, des républiques et des royaumes de cette multitude de gens pleins de passions si contraires à l’union, et qui ne tendent qu’à se détruire les uns les autres ; mais l’amour-propre qui est la cause de cette guerre saura bien le moyen de les faire vivre en paix. Il aime la domination, il aime à s’assujettir tout le monde, mais il aime encore plus la vie et les commodités, et les aises de la vie, que la domination ; et il voit clairement que les autres ne sont nullement disposés à se laisser dominer, et sont plutôt prêts de lui ôter les biens qu’il aime le mieux. Chacun se voit donc dans l’impuissance de réussir par la force dans les desseins que son ambition lui suggère, et appréhende même justement de perdre par la violence des autres les biens essentiels qu’il possède. C’est ce qui oblige d’abord à se réduire au soin de sa propre conservation, et l’on ne trouve point d’autre moyen pour cela que de s’unir avec d’autres hommes pour repousser par la force ceux qui entreprendraient de nous ravir la vie ou les biens. Et pour affermir cette union on fait des lois, et on ordonne des châtiments contre ceux qui les violent. Ainsi par le moyen des roues et des gibets qu’on établit en commun, on réprime les pensées et les desseins tyranniques de l’amour-propre de chaque particulier. La crainte de la mort est donc le premier lien de la société civile, et le premier frein de l’amour-propre.

Pierre Nicole, Essais de morale, contenus en divers traités sur plusieurs devoirs importants (1675), G. Desprez, Paris, 1701, volume III, p. 151-156.

Texte 2

La connaissance de soi, Monseigneur, n’eût pas été difficile si l’homme fût demeuré dans l’état de son innocence ; car ses paroles auraient toujours été l’image de ses pensées, et ses actions celle de ses désirs et de ses intentions. Mais depuis qu’il s’est mis en la place de Dieu, qui devait être l’objet unique de son amour, et qu’il est devenu amoureux et adorateur de lui-même ; depuis que son intérêt est la règle de ses actions et le maître de sa conduite ; son cœur qui se laissait voir, se cache dans sa profondeur et apprend à l’homme à y cacher ses desseins. De sorte que l’homme s’étant instruit et perfectionné depuis tant de siècles, en l’art de dissimuler et de feindre, ce long usage de feintes et d’artifices lui a donné une pente presque invincible à se déguiser. Il a été forcé en quelque manière de se servir de ruses et de finesses, parce que son amour-propre, qui lui est si cher, est si odieux aux autres qu’il n’ose se montrer tel qu’il est, de peur de trahir ses propres desseins ; il est même obligé, pour les faire réussir, de se présenter aux autres sous plusieurs figures différentes qu’il sait leur être agréables, et de donner la gêne à son esprit pour imaginer celles qui sont les plus propres à le faire paraître entièrement dévoué à leurs intérêts. De là vient que tous les hommes sont autant d’énigmes qu’il est si malaisé d’expliquer, et que ce qui paraît de l’homme est si différent de l’homme.

Jacques Esprit, La Fausseté des vertus humaines, P. Mortier, Amsterdam, 1710, p. V-VI.

Texte 3


Il y a d’ailleurs un autre principe qui, ayant été donné à l’homme pour adoucir, en certaines circonstances, la férocité de son amour-propre, tempère l’ardeur qu’il a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable. Je parle de la pitié vertu d’autant plus universelle et d’autant plus utile à l’homme qu’elle précède en lui l’usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles.[…]

Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion: telle est la force de la pitié naturelle, que les moeurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu’on voit tous les jours dans nos spectacles s’attendrir et pleurer aux malheurs d’un infortuné tel, qui, s’il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi. De cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu’il veut disputer aux hommes. En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l’espèce humaine en général? La bienveillance et l’amitié même sont, à le bien prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particulier: car désirer que quelqu’un ne souffre point, qu’est-ce autre chose que désirer qu’il soit heureux ?   C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir; c’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée: « Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse », inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente: « Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible ». C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire.

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, lère Partie.

Texte 4

Il ne faut pas confondre l’amour-propre et l’amour de soi-même […] L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation, et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment relatif, factice, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l’honneur.

L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l’amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l’amour-propre.

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

Texte 5

On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins; cette opinion me paraît insoutenable. L’effet naturel des premiers besoins fut d’écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l’espèce vînt à s’étendre, et que la terre se peuplât promptement; sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert.

De cela il suit avec évidence que l’origine des langues n’est point due aux premiers besoins des hommes; il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D’où peut donc venir cette origine? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim, ni la soif mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains; on peut s’en nourrir sans parler: on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune coeur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques.

Rousseau, Essai sur l’origine des langues.

Texte 6

Le premier langage de l’homme, le langage le plus universel, le plus énergique, et le seul dont il eut besoin, avant qu’il fallût persuader des hommes assemblés, est le cri de la nature. Comme ce cri n’était arraché que par une sorte d’instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux violents, il n’était pas d’un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où règnent des sentiments plus modérés. Quand les idées des hommes commencèrent à s’étendre et à se multiplier, et qu’il s’établit entre eux une communication plus étroite, ils cherchèrent des signes plus nombreux et un langage plus étendu: ils multiplièrent les inflexions de la voix, et y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sont plus expressifs, et dont le sens dépend moins d’une détermination antérieure. Ils exprimaient donc les objets visibles et mobiles par des gestes, et ceux qui frappent l’ouïe, par des sons imitatifs: mais comme le geste n’indique guère que les objets présents, ou faciles à décrire, et les actions visibles; qu’il n’est pas d’un usage universel, puisque l’obscurité, ou l’interposition d’un corps le rendent inutile, et qu’il exige l’attention plutôt qu’il ne l’excite, on s’avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués; substitution qui ne peut se faire que d’un commun consentement, et d’une manière assez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes grossiers n’avaient encore aucun exercice, et plus difficile encore à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dû être motivé, et que la parole paraît avoir été fort nécessaire, pour établir l’usage de la parole. »

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.


Texte 7

Le moi touche au monde extérieur par sa surface et comme cette surface conserve l’empreinte des choses, il associera par contiguïté des termes qu’il aura perçus juxtaposés : c’est à des liaisons de ce genre, liaisons de sensations tout à fait simples et pour ainsi dire impersonnelles, que la théorie associationniste convient. Mais à mesure que l’on creuse au-dessous de cette surface, à mesure que le moi redevient lui-même, à mesure aussi ses états de conscience cessent de se juxtaposer pour se pénétrer, se fondre ensemble, et se teindre chacun de la coloration de tous les autres. Ainsi chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage.

Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, Chapitre III : De l’organisation des états de conscience. La liberté, PUF, 2011, p. 123-124.

Texte 8

Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’effet du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect le plus banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. »

BERGSON, Le Rire (1900), chapitre III 


Texte 9

Nous n’avons savoir de nos pensées – nous n’avons des pensées déterminées, effectives – que quand nous leur donnons la forme de l’objectivité, de l’être différencié d’avec notre intériorité, donc la figure de l’extériorité, et à la vérité, d’une extériorité telle qu’elle porte, en même temps, l’empreinte de la suprême intériorité. Un extérieur intérieur, seul l’est le son articulé, le mot. C’est pourquoi vouloir penser sans mots – comme Mesmer l’a tenté une fois – apparaît comme une déraison, qui avait conduit cet homme, d’après ce qu’il assura, presque à la manie délirante. Mais il est également risible de regarder le fait, pour la pensée, d’être liée au mot, comme un défaut de la première et comme une infortune ; car, bien que l’on soit d’avis ordinairement que l’inexprimable est précisément ce qui est le plus excellent, cet avis cultivé par la vanité n’a pourtant pas le moindre fondement, puisque l’inexprimable est, en vérité, seulement quelque chose de trouble, en fermentation, qui n’acquiert de la clarté que lorsqu’il peut accéder à la parole. Le mot donne, par suite, aux pensées, leur être-là le plus digne et le plus vrai. Assurément on peut aussi – sans se saisir de la Chose –se battre avec les mots. Cependant ce n’est pas là la faute du mot, mais celle d’une pensée défectueuse, indéterminée, sans teneur. De même que la pensée vraie est la Chose, de même le mot l’est aussi, lorsqu’il est employé par la pensée vraie. C’est pourquoi, en se remplissant du mot, l’intelligence accueille en elle l’intelligence de la Chose.

HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, III « Philosophie de l’Esprit », addition au §462, trad. B. Bourgeois, Vrin



Texte 10

Tout ce qu’il y a eu jamais de gens sages et éclairés sur la nature des choses et sur celle de l’homme en particulier, ont reconnu que l’un des plus grands obstacles que l’on trouve dans la recherche de la vérité est que les passions viennent nous obscurcir les objets, ou faire une diversion perpétuelle aux forces de notre esprit. C’est pour cela qu’ils ont tant recommandé d’être les maîtres de ses passions, de les faire taire, et de les chasser. C’est pour cela qu’ils ont dit que l’office d’un bon juge est d’écouter les raisons des deux partis froidement et sans passion, et ils ont cru que sans cela il ne serait pas en état de rendre bonne justice. Il n’est pas jusqu’à la pitié et à la miséricorde, qualité très nécessaire dans la société civile et dan la religion, qu’ils n’aient cru capable d’obscurcir l’esprit d’un juge, et de le faire pencher du côté du faux. Il est fort certain qu’un esprit qui demeurerait tranquille dans son assiette naturelle, et qui regarderait le misérables sans ces émotions de commisération qui attendrissent le cœur, serait bien plus propre à dérouiller les artifices du mensonge, et à donner dans le point de vue de la vérité ; car enfin un misérable dont l’équipage lugubre nous fait pitié, et nous émeut toutes les entrailles, peut avoir fait le crime dont on l’accuse ; et s’il y avait des obscurités et des brouilleries dan le fait qu’un juge intelligent et sans passion pourrait dissiper par la pénétration de son génie, il s’en trouverait incapable, lorsque la pitié l’attendrirait, et le préviendrait de bonne opinion en faveur de l’accusé. En un mot rien n’est plus vrai que cette maxime d’un historien romain : Tous ceux qui consultent de choses douteuses doivent être vides de haine, d’amitié, de colère et de compassion ; car lorsque ces dispositions empêchent l’âme, elle ne discerne pas facilement la vérité.

Pierre BayleCommentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer», 1686, II, 1, Champion Classiques, 2014, p. 175-176.


Texte 11

À quoi vise l’art ? Sinon à montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur (. . .). Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas – Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais crée, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous ont tracée ? C’est vrai dans une certaine mesure ; mais, s’il était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres – celles des maîtres qu’elles sont vraies ? Où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu sans apercevoir. (. . .) Remarquons que l’artiste a toujours passé pour un « idéaliste ». On entend par là qu’il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C’est, au sens propre, un « distrait ». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était qu’une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision. »

Henri Bergson, La pensée et le mouvant


Texte 12

Il est évident que les sentiments moraux se transmettent par le fait que les enfants remarquent chez les adultes des prédilections violentes et de fortes antipathies à l’égard de certaines actions, et que ces enfants, étant des singes de naissance, imitent les prédilections et les antipathies ; plus tard, au cours de leur existence, alors qu’ils sont pleins de ces sentiments bien appris et bien exercés, ils considèrent un examen tardif, une espèce d’exposé des motifs qui justifieraient ces prédilections et ces antipathies comme affaire de convenance. Mais cet « exposé des motifs » n’a rien à voir chez eux ni avec l’origine, ni avec le degré des sentiments : on se contente de se mettre en règle avec la convenance, qui veut qu’un être raisonnable connaisse les arguments de son pour et de son contre, des arguments qu’il puisse indiquer et qui soient acceptables. […]

« Fie-toi à ton sentiment ! » — Mais les sentiments ne sont rien de définitif, rien d’original ; derrière les sentiments il y a les jugements et les appréciations qui nous sont transmis sous forme de sentiments (prédilections, antipathies). L’inspiration qui découle d’un sentiment est petite-fille d’un jugement — souvent d’un jugement erroné ! — et, en tous les cas, pas d’un jugement qui te soit personnel. — C’est obéir plus à son grand-père, à sa grand-mère et aux grands-parents de ceux-ci, qu’aux dieux qui sont en nous, notre raison et notre expérience.

Nietzsche, Aurore, §34-35.

Texte 13

es artistes ont intérêt à ce que l’on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette choisit, combine ; on voit ainsi aujourd’hui, par les Carnets de Beethoven, qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. Quand à celui qui est moins sévère dans son choix et s’en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c’est un bas niveau que celui de l’improvisation artistique au regard de l’idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger.

Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, § 155, trad. R. Rovini, p. 138.