Jupiter vit d’ambroisie

« L’homme se retient. Il ne mange pas comme les bêtes, car il voudrait alors être pire qu’elles. Il ne tue point non plus comme les bêtes. Le sacrifice d’un bœuf à Jupiter ou à Neptune est absurde à première réflexion ; car Jupiter vit d’ambroisie ; et, au reste, après avoir brûlé quelques poils, on mange très bien l’animal. C’est que le sacrifice est moins une offrande qu’une manière de tuer ; et ce qui est sacrifié, comme il convient, c’est l’ivresse de tuer, le bain de sang et d’entrailles, et autres horreurs qui tuent le tueur. Par meilleure réflexion, il faut donc admirer au contraire, comme une pratique de raison, ce prélude du repas, et cette franchise d’amener au jour la boucherie et la cuisine, et de les faire cérémonieusement. Et ce n’est qu’artifice, non pas tout à fait artifice, si l’on imagine que le Dieu politique est le témoin et l’ordonnateur de ces choses. C’est porter la politesse jusqu’à son extrême contraire ; et la politesse, en cette situation difficile, est toujours très ornée. C’est pourquoi les cornes de la génisse sont dorées, pourquoi les bandelettes sont nouées, pourquoi c’est le prêtre ou le chef qui porte le coup ; et c’est mauvais présage si le coup ne tue pas net. La force est prise à ce piège, et civilisée au plus près. Nous sommes barbares, à côté, par hypocrisie : nous ne voulons pas voir tuer ; nous mettons toute notre politesse dans le manger. Toutefois elle est encore la même ; car il n’est pas séant d’empoigner son couteau comme pour tuer encore une fois le bœuf en daube ou le poulet rôti. Découper les viandes était un haut emploi du palais, il n’y a pas longtemps ; et c’est encore un geste de danseur. »

Ce qui se prépare à un rythme incalculable et très rapide, c’est un nouvel homme bien sûr, un nouveau corps de l’homme, un nouveau rapport du corps de l’homme aux machines. On aperçoit déjà cette transformation. Quand je parle des machines, je pense aussi bien aux machines à signes qu’aux machines de mouvement, de déplacement. C’est même la station debout qui se trouve changée, ledit « homme » est en train de traverser une zone de grande turbulence. Là encore, je n’ai pas de réponse unilatérale. Tous les éléments de cette mutation en cours me font peur et en même temps me paraissent devoir être salués et affirmés. Ce que je dois faire dans ces cas-là, c’est avouer, déclarer, rendre manifeste de la façon la plus formalisée possible, cette contradiction de mon désir. Je suis attachés aux formes existantes ou héritées de la condition humaine, du corps de l’homme, de ce qui lui est proche, de son rapport au politique, aux signes, aux livres, au vivant, et en même temps je ne veux pas dire non à tout ce qui vient de l’avenir. Qu’il s’agisse du vivant, des prothèses, des greffes, du génome, de toute l’aventure technologique de communication, des médias qui transforment profondément l’espace public et privé. Jacques Derrida, Sur Parole, ed de l’Aube, 1999

Faire passer le temps…

Considérés globalement les hommes sont d’autant plus des comédiens qu’ils sont davantage civilisés ; ils prennent l’apparence de la sympathie, du respect des autres, de la décence, de l’altruisme, sans pour autant tromper qui que ce soit, parce qu’il est entendu pour tout le monde que rien n’est ici conçu du fond du cœur ; et en fait, il est très bien qu’il en aille ainsi dans le monde. Car, dans la mesure où des hommes jouent ces rôles, les vertus dont ils ont ainsi simplement, pour un certain temps, produit l’apparence, se sont peu à peu véritablement éveillées et s’intègrent dans leur disposition d’esprit. Mais tromper ce qui est en nous une puissance trompeuse, à savoir le penchant, cela équivaut en revanche à revenir à l’obéissance à la loi de la vertu, et ce n’est pas une tromperie, mais au contraire une manière innocente de nous illusionner sur nous-mêmes.
Ainsi, le dégoût vis-à-vis de sa propre existence procède-t-il de la façon dont l’esprit se trouve vide de sensations auxquelles il tend sans cesse : il est dû à l’ennui où l’on ressent en même temps la pesanteur de l’inertie, c’est-à-dire à la nausée que produit toute occupation qui pourrait s’appeler travail et serait capable de chasser cet écœurement, dans la mesure où elle s’associe à de la peine ; il s’agit là d’un sentiment extrêmement odieux, dont la cause est simplement le penchant naturel à la nonchalance (à un repos que ne précède aucune fatigue). Mais ce penchant est trompeur, même en ce qui concerne les fins dont la raison fait à l’homme une loi, dans la mesure où il l’incite à être satisfait de lui-même quand il ne fait absolument rien (quand il mène une existence végétative dépourvue de tout but), parce qu’alors, en tout cas, il ne fait rien de mal. En ce sens, tromper à son tour un tel penchant (ce qui se peut faire en jouant à pratiquer les beaux-arts, mais aussi, dans la plupart des cas, en se livrant à l’usage social de la conversation), cela s’appelle faire passer le temps (tempus fallere). L’expression, ici, indique déjà l’intention : tromper le penchant au repos oisif, quand l’esprit se divertit en s’adonnant par jeu aux beaux-arts, quand, ne serait-ce que par un simple jeu, en lui-même dépourvu de but, dans un combat pacifique, la culture de l’esprit, du moins, se trouve favorisée ; dans le cas contraire, cela s’appellerait : tuer le temps. Par la violence, on ne peut rien contre la sensibilité en ce qui concerne les penchants ; on est contrait d’en triompher par la ruse et, comme dit Swift, de donner à la baleine une tonneau pour la faire jouer, de manière à pouvoir sauver le navire (1).
Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798). Livre I §14 « De ce qui est permis en matière d’apparence morale ».

(1) Allusion à la Préface du Conte du tonneau (1704) de Jonathan Swift : l’auteur y présente son récit comme une allégorie ayant pour fonction d’écarter un danger, tels les marins jetant un tonneau à la mer pour leurrer une baleine.

Hommage Samuel Paty

Simone Weil,
L’Enracinement, 1949


Une nourriture indispensable à l’âme humaine est la liberté. La liberté, au sens concret
du mot, consiste dans une possibilité de choix. Il s’agit, bien entendu, d’une possibilité
réelle. Partout où il y a vie commune, il est inévitable que des règles, imposées par
l’utilité commune, limitent le choix.
Mais la liberté n’est pas plus ou moins grande selon que les limites sont plus étroites ou
plus larges. Elle a sa plénitude à des conditions moins facilement mesurables.
Il faut que les règles soient assez raisonnables et assez simples pour que quiconque le
désire et dispose d’une faculté moyenne d’attention puisse comprendre, d’une part
l’utilité à laquelle elles correspondent, d’autre part les nécessités de fait qui les ont
imposées. Il faut qu’elles émanent d’une autorité qui ne soit pas regardée comme
étrangère ou ennemie, qui soit aimée comme appartenant à ceux qu’elle dirige. Il faut
qu’elles soient assez stables, assez peu nombreuses, assez générales, pour que la pensée
puisse se les assimiler une fois pour toutes, et non pas se heurter contre elles toutes les
fois qu’il y a une décision à prendre.
À ces conditions, la liberté des hommes de bonne volonté, quoique limitée dans les
faits, est totale dans la conscience.


Simone Weil, L’enracinement, 1ere partie (Les besoins de l’âme),
section « La liberté », 1949.

HAINE / AMOUR

Eth. III, PROPOSITION 44
La Haine qui est totalement vaincue par l’Amour se change en Amour (63) ; et cet Amour est par là plus grand que si la Haine ne l’avait précédé.
DÉMONSTRATION
On procède de la même façon qu’à la Proposition 38 de cette Partie. Car celui qui commence à aimer l’objet qu’il hait, c’est-à-dire qu’il avait l’habitude de considérer avec Tristesse, se réjouira par cela seul qu’il aime, et à cette Joie que l’Amour enveloppe (voir sa Déf. dans le Scol. de la Prop. 13) s’ajoute celle qui provient du fait que l’effort pour supprimer la Tristesse que la Haine enveloppe est totalement secondé (comme nous l’avons montré à la Prop. 37), accompagné qu’il est, comme par sa cause, de l’idée de celui qu’on haïssait.
SCOLIE
Malgré cela, personne ne s’efforcera de haïr quelqu’un ou d’être affecté de Tristesse, dans le but de jouir de cette Joie plus grande ; c’est-à-dire que personne ne désirera se nuire à luimême dans l’espoir d’une compensation, et ne souhaitera la maladie dans l’espoir de la guérison. Car chacun s’efforcera toujours de conserver son être, et, autant qu’il le peut, d’éloigner la Tristesse. Si l’on pouvait concevoir au contraire qu’un homme ait la possibilité de vouloir haïr quelqu’un afin d’éprouver ensuite pour lui un plus grand amour, alors il faut dire qu’il désirerait le haïr toujours. Car plus grande aura été la Haine, plus grand sera l’Amour, et par suite il désirera que la Haine croisse sans cesse ; pour la même raison, un homme s’efforcera d’être de plus en plus malade pour ensuite jouir par son rétablissement d’une plus grande Joie ; il s’efforcera donc d’être toujours malade, ce qui (par la Prop. 6 ) est absurde.
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(63) Cf. note précéd. (III, n. 43 n. 62 ). C’est toujours dans le sujet considéré que sa propre haine peut être totalement vaincue par l’amour neuf, en lui. L’implication réciproque est évidente : en l’autre aussi, sa haine pour nous peut être totalement vaincue par son propre amour pour nous. Dans les deux cas, le mouvement initiateur est la prise de conscience et donc l’idée que l’autre (que nous haïssions) nous aime. C’est, en nous, l’amour de l’autre (issu de l’autre, puis tourné vers lui) qui induit le renversement de notre haine en amour (Dém. de III, 43).

 

Sujets Bac Général Alger et Tunis


Le candidat traitera, au choix, l’un des trois sujets suivants :

Sujet 1

Le bonheur nous échappetil inévitablement ?

Sujet 2

N’y atil de foi que religieuse ?

Sujet 3

Expliquer le texte suivant :

S’imposer des limites est la première obligation de toute liberté, la condition même
de son existence, car c’est seulement ainsi qu’une société sans laquelle l’homme ne peut pas être, pas plus qu’il ne peut asseoir sa domination sur la nature est possible. Plus la société ellemême est libre, c’estàdire moins la liberté naturelle de l’espèce sera
compromise par la domination de l’homme sur les autres hommes, et plus l’obligation d’une limitation volontaire dans la relation entre les hommes apparaîtra évidente et indispensable.
Or c’est désormais quelque chose de semblable qui intervient dans la relation de l’humanité à la nature. Notre puissance nous a rendus plus libres, et cette liberté comporte précisément ses obligations, de façon unilatérale1 cette foisci, il est vrai. Du fait qu’elle accompagne d’une même allure les actions engendrées par notre puissance, notre obligation s’étend désormais à la terre tout entière et au lointain futur. Elle constitue une obligation pour nous tous car nous participons tous aux profits de la puissance collective et nous en jouissons.
Or, notre obligation nous dit qu’il nous faut réfréner notre puissance ici et maintenant, c’estàdire qu’il nous faut réduire notre consommation pour le bien d’une humanité future, que nous ne serons plus là pour voir.

Hans JONAS, Une éthique pour la nature, 19801990

Sujets séries techno Alger et Tunis 2022


Le candidat traitera, au choix, l’un des trois sujets suivants.

Sujet 1

Faut-il préférer le naturel à l’artificiel ?

Sujet 2

Suffit-il de connaître la vérité pour nous débarrasser de nos préjugés ?

Sujet 3

Expliquer le texte suivant :

Nous avons dit que les lois étaient des institutions particulières et précises du législateur ;
et les mœurs
1 et les manières, des institutions de la nation en général. De là il suit que
lorsqu’on veut changer les mœurs et les manières, il ne faut pas les changer par les lois :
cela paraîtrait trop tyrannique ; il vaut mieux les changer par d’autres mœurs et d’autres
manières.
Ainsi lorsqu’un prince veut faire de grands changements dans sa nation, il faut qu’il réforme par les lois ce qui est établi par les lois, et qu’il change par les manières ce qui est établi par les manières : et c’est une très mauvaise politique de changer par les lois ce qui doit être changé par les manières. La loi qui obligeait les Moscovites
2 à se faire couper la barbe et les habits, et la violence de Pierre I er 3, qui faisait tailler jusqu’aux genoux les longues robes de ceux qui entraient dans les villes, étaient tyranniques. II y a des moyens pour empêcher les crimes : ce sont les peines ; il y en a pour faire changer les manières : ce sont les exemples.
MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois I (1748).

1 « mœurs » : habitudes, coutumes, manières de vivre

2 « Moscovites » : habitants de Moscou

3 « Pierre I er » : Empereur de Russie (1672-1725)


Questions de l’option n°1

A. Éléments d’analyse

1. Montesquieu distingue le « législateur » de la « nation en général ». Comment
expliquez-vous la différence entre les deux ?

2. Selon le texte, en quoi les lois de Pierre I er en Russie sont-elles « tyranniques » ?

3. Quelle est la différence que le texte établit entre l’usage des « peines » et l’usage des
« exemples » ? Expliquez en illustrant votre propos par des exemples précis.

B. Éléments de synthèse

1. Quelle est la question à laquelle l’auteur tente ici de répondre ?

2. Dégagez les différents moments de l’argumentation.

3. En vous appuyant sur les éléments précédents, dégagez l’idée principale du texte.

C. Commentaire

1. Diriez-vous, avec Montesquieu, que les manières de vivre ne doivent pas être changées
par les lois ?

2. Sur quoi un changement des manières de vivre pourrait-il prendre appui ?

 

Sujets du bac 2022

Les sujets de philosophie concernant la session avancée de Tunisie.

 


Le candidat traitera, au choix, l’un des trois sujets suivants.

Sujet 1

Travailler, estce seulement se rendre utile ?

Sujet 2

La science peutelle tout expliquer ?

Sujet 3

Expliquer le texte suivant :

A partir d’un certain seuil, variable selon les individus, l’homme âgé prend
conscience de son destin biologique : le nombre des années qui lui restent à vivre
est limité. Si à 65 ans une année lui semblait aussi longue que dans son enfance, le
laps de temps sur lequel il peut raisonnablement compter dépasserait encore son
imagination ; mais il n’en est pas ainsi. Ce délai lui paraît tragiquement court parce
que le temps ne coule pas de la même manière aux divers moments de notre
existence : il se précipite à mesure qu’on vieillit.

Pour l’enfant, les heures semblent longues. Le temps dans lequel il se meut lui
est imposé, c’est celui des adultes ; il ne sait ni le mesurer ni le prévoir, il est perdu
au sein d’un devenir sans commencement ni fin. J’ai maîtrisé le temps quand je l’ai
animé de mes projets, découpé selon mes programmes : mes semaines se sont
organisées autour des aprèsmidi où j’allais au cours : alors chaque journée avait un
passé, un avenir. Mes souvenirs datés et cohérents remontent à cette époque.
D’autre part, les moments se traînent quand nous les vivons dans la tension ou la
lassitude. Or, l’enfant à cause de sa faiblesse, de son émotivité, de la fragilité de son
système nerveux se fatigue vite. Soixante minutes de lecture, c’est un effort plus
soutenu à 5 ans qu’à 10 ans, à 10 qu’à 20. Les distances sont longues à parcourir,
l’attention difficile à fixer : les journées ne se laissent pas franchir sans peine. Enfin,
surtout, le monde est alors si neuf, les impressions qu’il produit en nous si fraîches et
si vives que, évaluant la durée par la richesse de son contenu, elle nous paraît
beaucoup plus étendue qu’aux époques où l’accoutumance nous appauvrit.

Simone de Beauvoir, La Vieillesse (1970)