HUMANITÉS, LITTÉRATURE et PHILOSOPHIE jour 2


SUJET 1


Quand je vois chacun de nous sans cesse occupé de l’opinion publique étendre pour ainsi
dire son existence tout autour de lui sans en réserver presque rien dans son propre cœur,
je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il
paraît sensible tandis qu’on le croirait mort dans son trou. La vanité de l’homme est la toile
d’araignée qu’il tend sur tout ce qui l’environne. L’une est aussi solide que l’autre, le

moindre fil qu’on touche met l’insecte en mouvement, il mourrait de langueur si l’on laissait
la toile tranquille, et si d’un doigt on la déchire il achève de s’épuiser plutôt que de ne la
pas refaire à l’instant. Commençons par redevenir nous, par nous concentrer en nous, par
circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être,
commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu’en cherchant à

nous connaître tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi,
je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la
sagesse et que comme le premier trait d’un dessin se forme des lignes qui le terminent, la
première idée de l’homme est de le séparer de tout ce qui n’est pas lui.

Mais comment se fait cette séparation ? Cet art n’est pas si difficile qu’on pourrait croire,

ou du moins la difficulté n’est pas où on la croit, il dépend plus de la volonté que des
lumières, il ne faut point un appareil d’études et de recherches pour y parvenir. Le jour
nous éclaire, et le miroir est devant nous ; mais pour le voir il faut jeter les yeux et le
moyen de les y fixer est d’écarter les objets qui nous en détournent. Recueillez-vous,
cherchez la solitude, voilà d’abord tout le secret et par celui-là seul on découvre bientôt les

vôtres. Pensez-vous en effet que la philosophie nous apprenne à rentrer en nous-
mêmes ? Ah combien l’orgueil sous son nom nous en écarte ! C’est tout le contraire ma
charmante amie, il faut commencer par rentrer en soi pour apprendre à philosopher.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Lettres morales, VI (1758)

Première partie : interprétation philosophique

Dans quelle mesure pouvons-nous redevenir nous-mêmes ?

Deuxième partie : essai littéraire

Lire permet-il d’accéder à une meilleure connaissance de soi ?


SUJET 2


Ce récit s’ouvre sur l’annonce de la mobilisation générale en septembre 1939.

Il est cinq heures d’un après-midi de septembre tiède et gris.

Le tocsin sonne.

On arrête de jouer.

Robe noire fermée jusqu’au cou, les bras levés, des mains blanches osseuses, le
regard fixe, la vieille femme crie sur la place du village que c’est la mobilisation générale.

Il n’y a pas un souffle d’air dans les feuilles du gros arbre.

Des oiseaux chantent.

Au garde-à-vous dans sa salopette de travail, les mains dans les poches, un homme
pleure.

Il est en sabots.

Il y a du bruit et du silence, mais le silence absorbe le bruit. C’est comme aux
enterrements.

Un long chat noir est étiré sur le rebord d’une fenêtre.

Deux femmes âgées s’étreignent, chacune la tête dans le cou de l’autre. Le chignon
de la plus petite s’est défait, ses cheveux grisonnants tombent en longues mèches

ondulantes de chaque côté de ses épaules. On dirait des anguilles vivantes. J’ai envie de
faire pipi.

Quelque part, au loin, une génisse appelle d’un meuglement plaintif.

Des villageois restent adossés à la façade jaune sale d’une maison.

Assise sur une pierre, la petite fille bleue tient à deux mains son ballon sur ses

genoux. Ses chaussettes blanches sont en boules molles sur ses chevilles. Elle se mord
les lèvres.

Devant le muret de pierres sèches, une femme s’est agenouillée sur le sable de la
place. Elle a les mains jointes, le dos voûté, la tête baissée. C’est comme une statue
d’église, mais noire.

Ma culotte est trop courte, elle me tire entre les jambes, j’ai de grosses croûtes aux
genoux, ça sanguinole toujours un peu et ça brûle.

En blouses grises, l’épicier et sa femme se tiennent sur le pas de leur porte.

Un cerf-volant rouge clignote dans le ciel.

Des hommes arrivent. Ils se serrent la main. On les voit se parler, hocher la tête, la

secouer, hausser les épaules.

Les bras ballants, deux femmes ont déposé devant elles leurs seaux de fer pleins
d’eau.

Je n’ai pas goûté. J’ai faim.

Le petit rouquin se traîne à quatre pattes dans la poussière en faisant des bulles de

salive avec ses lèvres. Il reçoit un coup de pied, tombe en avant sur le ventre et éclate de
rire. C’est sa mère qui lui a donné le coup de pied. Elle le relève en le tirant brutalement
par le bras. Elle époussette du bout des doigts son tablier d’écolier noir. Elle lui donne une
gifle. Il pleure.

– On ne tape pas les petits aujourd’hui, dit un vieux, c’est la guerre.

Je ne sais pas ce que c’est que la mobilisation générale, mais je suis bien content
que ce soit la guerre.

J’ai onze ans.

– Les salauds dit un homme.

J’aime les tartines épaisses avec dessus du beurre salé et un sucre.

Une grande femme surgit soudainement.
– Je le savais ! Je le savais !

Ses cheveux courts semblent grésiller autour de sa tête.

– Ce matin j’ai écrit une lettre à quelqu’un. Au lieu de mettre la bonne date j’ai mis
deux fois 1914 !

Je la regarde, étroite, nerveuse, les yeux écarquillés, cette voix criarde. Je ne
comprends pas ce qu’elle est en train de dire, mais je la trouve bête.

– Papa a fait 14 !

– Mon père aussi, dit un jeune paysan, le torse nu avec des poils blonds.

– Et nous voilà bons encore une fois dit l’homme à la moustache.

Il faut que j’aille chercher mon goûter à la maison.

Louis CALAFERTE, C’est la guerre (1993).

Première partie : interprétation littéraire
« C’est la guerre » : ce texte vous en donne-t-il l’impression ?

Deuxième partie : essai philosophique

Qu’est-ce qu’être en guerre ?

HUMANITÉS, LITTÉRATURE et PHILOSOPHIE Jour 1


SUJET 1

L’AFFAIRE NARCISSE
Narcisse fils de Céphise 1 n’est plus depuis des montagnes de temps
En nos âges il n’est plus de ces Narcisse-là
Seule une fleur nous reste
Et pourtant nous avons des miroirs autrement plus parfaits que la fontaine
Où s’admira ce trop joli garçon
Ne dirai point que ne suis jamais venu devant ma glace
Au cours de mon printemps de mon été même des froides saisons qui suivent
Mais pas une fois ne me suis dit celui-là c’est moi
Or bien hier
Sans doute disons
Glace parfaite
Lumière magnifique
Et temps à perdre
Celui-là fut moi
Je l’ai vu totalement vu
Et j’ai dû me dire et me redire tant que j’ai pu
Cet homme qui est là devant c’est toi complètement toi
De la tête aux pieds et quelle découverte moi je suis fait comme tout homme est fait
Et pourtant ne ressemble à aucun
Toutefois ne sais si vais m’aimer autant que je m’aimais avant de me connaître
Enfin c’est agréable tout de même de se savoir pièce unique
Et n’oublions pas que chaque être humain peut en dire autant
A bien regarder Narcisse avait raison
Un homme ça vaut la peine d’être vu
Pierre ALBERT-BIROT, « L’affaire Narcisse », Poésies (1926)
1 Personnage de la mythologie grecque, fils de la nymphe Liriope et du fleuve Céphise, Narcisse est doté
d’une grande beauté. Indifférent à l’admiration qu’on lui voue, il aperçoit un jour son reflet dans l’eau et en tombe amoureux. A force d’auto-contemplation, il finit par mourir, et est métamorphosé en fleur.
Première partie : interprétation littéraire
« L’affaire Narcisse » : comment votre lecture du poème éclaire-t-elle ce titre ?
Deuxième partie : essai philosophique
Se connaître soi-même, est-ce se découvrir « pièce unique » ?


SUJET 2

Que la violence soit de toujours et de partout, il n’est que de regarder comment s’édifient et s’écroulent les empires, s’installent les prestiges personnels, s’entre-déchirent les religions, se perpétuent et se déplacent les privilèges de la propriété et du pouvoir, comment même se consolide l’autorité des maîtres à penser, comment se juchent 1 les jouissances culturelles des élites sur le tas des travaux et des douleurs des déshérités.
On ne voit jamais assez grand quand on prospecte l’empire de la violence ; c’est pourquoi
une anatomie de la guerre qui se flatterait d’avoir découvert trois ou quatre grosses ficelles
qu’il suffirait de couper pour que les marionnettes militaires retombent inertes sur les
tréteaux condamnerait le pacifisme à rester superficiel et puéril. Une anatomie de la guerre
requiert la tâche plus vaste d’une physiologie de la violence.
Il faudrait aller chercher très bas et très haut les complicités d’une affectivité humaine
accordée au terrible dans l’histoire. La psychologie sommaire de l’empirisme qui gravite
autour du plaisir et de la douleur, du bien-être et du bonheur, omet l’irascible 2 , le goût de
l’obstacle, la volonté d’expansion, de combat et de domination, les instincts de mort et
surtout cette capacité de destruction, cet appétit de catastrophe qui est la contrepartie de
toutes les disciplines qui font de l’édifice psychique de l’homme un équilibre instable et
toujours menacé. Que l’émeute explose dans la rue, que la patrie soit proclamée en danger, quelque chose en moi est rejoint et délié, à quoi ni le métier, ni le foyer, ni les quotidiennes tâches civiques ne donnaient issue ; quelque chose de sauvage, quelque chose de sain et de malsain, de jeune et d’informe, un sens de l’insolite, de l’aventure, de la disponibilité, un goût pour la rude fraternité et pour l’action expéditive, sans médiation juridique et administrative. L’admirable est que ces dessous de la conscience resurgissent au niveau des plus hautes couches de la conscience : ce sens du terrible est aussi le sens idéologique ; soudain la justice, le droit, la vérité prennent des majuscules en prenant les armes et en s’auréolant de sombres passions.
Paul RICOEUR, Histoire et vérité (1955).
1 « se juchent » : se hissent
2 « irascible » : qui se met facilement en colère

Première partie : interprétation philosophique
D’après l’auteur, qu’est-ce qui explique la permanence de la violence dans l’histoire ?
Deuxième partie : question d’essai littéraire
La littérature et les arts naissent-ils de « l’appétit de catastrophe » des hommes ?

HUMANITÉS, LITTÉRATURE et PHILOSOPHIE Jour 2

Chateaubriand raconte comment, étant enfant, son père l’oblige à dormir dans une
vieille tour sinistre.
Quelques martinets 1 , qui durant l’été s’enfonçaient en criant dans les trous des
murs, étaient mes seuls compagnons. La nuit, je n’apercevais qu’un petit morceau de
ciel et quelques étoiles. Lors que la lune brillait et qu’elle s’abaissait à l’occident, j’en
étais averti par ses rayons, qui venaient à mon lit au travers des carreaux losangés de
la fenêtre. Des chouettes, voletant d’une tour à l’autre, passant et repassant entre la
lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l’ ombre mobile de leurs ailes. Relégué dans
l’endroit le plus désert, à l’ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des
ténèbres. Quelquefois le vent semblait courir à pas légers ; quelquefois il laissait
échapper des plaintes ; tout à coup ma porte était ébranlée avec violence, les
souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour
recommencer encore. À quatre heures du matin, la voix du maître du château,
appelant le valet de chambre à l’ entrée des voûtes séculaires 2, se faisait entendre
comme la voix du dernier fantôme de la nuit. Cette voix remplaçait pour moi la douce
harmonie au son de laquelle le père de Montaigne éveillait son fils.
L’entêtement du comte de Chateaubriand à faire coucher un enfant seul au haut d’une
tour pouvait avoir quelque inconvénient ; mais il tourna à mon avantage. Cette manière
violente de me traiter me laissa le courage d’un homme, sans m’ôter cette sensibilité
d’imagination dont on voudrait aujourd’hui priver la jeunesse. Au lieu de chercher à me
convaincre qu’il n’y avait point de revenants on me força de les braver. Lorsque mon
père me disait, avec un sourire ironique : « Monsieur le chevalier aurait-il peur ? » il
m’eût fait coucher avec un mort. Lorsque mon excellente mère me disait : « Mon
enfant, tout n’arrive que par la permission de Dieu ; vous n’avez rien à craindre des
mauvais esprits, tant que vous serez bon chrétien ; » j’étais mieux rassuré que par
tous les arguments de la philosophie. Mon succès fut si complet que les vents de la
nuit, dans ma tour déshabitée, ne servaient que de jouets à mes caprices et d’ailes à
mes songes. Mon imagination allumée, se propageant sur tous les objets, ne trouvait
nulle part assez de nourriture et aurait dévoré la terre et le ciel.
François-René de CHATEAUBRIAND, Mémoires d’outre-tombe, livre troisième,
chapitre IV (1809-1841).
1 “martinets” : petits oiseaux
2 “séculaires” : vieilles de plusieurs siècles


Première partie : interprétation littéraire
Comment l’auteur s’approprie-t-il une expérience de l’enfance ?
Deuxième partie : essai philosophique
La sensibilité est-elle formée par les seules épreuves de la vie ?


SUJET 2

L’État en guerre se permet toutes les injustices, toutes les violences, dont la
moindre déshonorerait l’individu. Il a recours, à l’égard de l’ennemi, non seulement à
la ruse permise, mais aussi au mensonge conscient et voulu, et cela dans une mesure
qui dépasse tout ce qui s’était vu dans des guerres antérieures . L’État impose aux
citoyens le maximum d’obéissance et de sacrifices, mais les traite en mineurs, en leur
cachant la vérité et en soumettant toutes les communications et toutes les expressions
d’opinions à une censure qui rend les gens, déjà déprimés intellectuellement,
incapables de résister à une situation défavorable ou à une sinistre nouvelle. Il se
dégage de tous les traités et de toutes les conventions qui le liaient à d’autres États,
avoue sans crainte sa rapacité et sa soif de puissance que l’individu doit approuver et
sanctionner par patriotisme.
Qu’on ne vienne pas nous dire que l’État ne peut pas renoncer à avoir recours à
l’injustice, car s’il y renonçait, il se mettrait en état d’infériorité. Se conformer aux
normes morales, renoncer à l’activité brutale et violente est pour l’individu aussi peu
avantageux que pour l’État, et celui-ci se montre rarement disposé à dédommager le
citoyen des sacrifices qu’il exige de lui. Il ne faut pas, en outre, s’étonner de constater
que le relâchement des rapports moraux entre les grands individus de l’humanité ait
eu ses répercussions sur la morale privée, car notre conscience, loin d’être le juge
implacable dont parlent les moralistes, est, par ses origines, de l’« angoisse sociale »,
et rien de plus. Là où le blâme de la part de la collectivité vient à manquer, la
compression des mauvais instincts cesse, et les hommes se livrent à des actes de
cruauté, de perfidie, de trahison et de brutalité, qu’on aurait crus impossibles, à en
juger uniquement par leur niveau de culture.
Freud Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915)


Première partie : Interprétation philosophique
Quels sont les effets de la violence de l’État sur les individus ?
Deuxième partie : Essai littéraire
Dans quelle mesure la littérature permet-elle de s’interroger sur le rapport de
l’individu au pouvoir ?

HUMANITÉS, LITTÉRATURE et PHILOSOPHIE Jour 1


SUJET 1

Le véritable sujet de l’Iliade, c’est l’emprise de la guerre sur les guerriers, et, par
leur intermédiaire, sur tous les humains ; nul ne sait pourquoi chacun se sacrifie, et
sacrifie tous les siens, à une guerre meurtrière et sans objet, et c’est pourquoi, tout au
long du poème, c’est aux dieu x qu’est attribuée l’influence mystérieuse qui fait échec
aux pourparlers de paix, rallume sans cesse les hostilités, ramène les combattants5
qu’un éclair de raison pousse à abandonner la lutte.
Ainsi dans cet antique et merveilleux poème apparaît déjà le mal essentiel de
l’humanité, la substitution des moyens aux fins. Tantôt la guerre apparaît au premier
plan, tantôt la recherche de la richesse, tantôt la production ; mais le mal reste le
même. Les moralistes vulgaires se plaignent que l’homme soit mené par son intérêt
personnel ; plût au ciel qu’il en fût ainsi ! L’intérêt est un principe d’action égoïste, mais
borné, raisonnable, qui ne peut engendrer des maux illimités. La loi de toutes les
activités qui dominent l’existence sociale, c’est au contraire, exception faite pour les
sociétés primitives, que chacun y sacrifie la vie humaine, en soi et en autrui, à des
choses qui ne constituent que des moyens de mieux vivre. Ce sacrifice revêt des
formes diverses, mais tout se résume dans la question du pouvoir. Le pouvoir, par
définition, ne constitue qu’un moyen ; ou pour mieux dire posséder un pouvoir, cela
consiste simplement à posséder des moyens d’action qui dépassent la force si
restreinte dont un individu dispose par lui-même. Mais la recherche du pouvoir, du fait
même qu’elle est essentiellement impuissante à se saisir de son objet, exclut toute
considération de fin, et en arrive, par un renversement inévitable, à tenir lieu de toutes
les fins. C’est ce renversement du rapport entre le moyen et la fin, c’est cette folie
fondamentale qui rend compte de tout ce qu’il y a d’insensé et de sanglant tout au long
de l’histoire. L’histoire humaine n’est que l’histoire de l’asservissement qui fait des
hommes, aussi bien oppresseurs qu’opprimés, le simple jouet des instruments de
domination qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l’humanité vivante à être la
chose de choses inertes.
Simone WEIL, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale
(1934)
Première partie : interprétation philosophique
Pourquoi Simone Weil en vient-elle à affirmer que « tout se résume dans la question
du pouvoir » ?
Deuxième partie : essai littéraire
La littérature permet-elle de comprendre la violence dont l’homme est capable ?


SUJET 2

Le narrateur et sa famille sont les voisins à la campagne d’un homme nommé Swann.
Ils le reçoivent avec simplicité, sans savoir que ce dernier côtoie également des
personnes de la haute société parisienne.
Mais même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne
sommes pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont
chacun n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou d’un
testament ; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même
l’acte si simple que nous appelons « voir une personne que nous connaissons » est
en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l’apparence physique de l’être que
nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que
nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles
finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte
la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si
celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce
visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons,
que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu’ils s’étaient constitué, mes parents
avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de particularités de sa vie
mondaine qui étaient cause que d’autres personnes, quand elles étaient en sa
présence, voyaient les élégances régner dans son visage et s’arrêter à son nez
busqué 1 comme à leur frontière naturelle ; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce
visage désaffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés,
le vague et doux résidu — mi-mémoire, mi-oubli — des heures oisives passées
ensemble après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin,
durant notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe corporelle de notre ami
en avait été si bien bourrée, ainsi que de quelques souvenirs relatifs à ses parents,
que ce Swann-là était devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’impression de
quitter une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand, dans ma
mémoire, du Swann que j’ai connu plus tard avec exactitude, je passe à ce premier
Swann — à ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma
jeunesse et qui d’ailleurs ressemble moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues
à la même époque, comme s’il en était de notre vie ainsi que d’un musée où tous les
portraits d’un même temps ont un air de famille, une même tonalité — à ce premier
Swann rempli de loisir, parfumé par l’odeur du grand marronnier, des paniers de
framboises et d’un brin d’estragon.
PROUST, Du Côté de chez Swann (1913).
1“Busqué” : courbé


Première partie : interprétation littéraire
En quoi l’identité du personnage de Swann se métamorphose-t-elle ?
Deuxième partie : essai philosophique
Notre personnalité sociale n’est-elle qu’une création de la pensée des autres ?

La guerre est un fait humain

La guerre est un fait humain, purement humain, dont toutes les causes sont des opinions. Et observons que l’opinion la plus dangereuse ici est justement celle qui fait croire que la guerre est imminente et inévitable. Sans qu’on puisse dire pourtant qu’elle soit jamais vraie, car si beaucoup d’hommes l’abandonnaient, elle cesserait d’être vraie. Considérez bien ce rapport singulier, que l’intelligence paresseuse ne veut jamais saisir. Voilà une opinion assurément nuisible, et qui peut-être se trouvera vraie, seulement parce que beaucoup d’hommes l’auront eue. C’est dire que, dans les choses humaines qui sont un tissu d’opinions, la vérité n’est pas constatée, mais faite. Ainsi il n’y a point seulement à connaître, mais à juger, en prenant ce beau mot dans toute sa force.Pour ou contre la guerre. Il s’agit de juger ; j’entends de décider au lieu d’attendre les preuves. Situation singulière ; si tu décides pour la guerre, les preuves abondent, et ta propre décision en ajoute encore une ; jusqu’à l’effet, qui te rendra enfin glorieux comme un docteur en politique. « Je l’avais bien prévu. » Eh oui. Vous étiez milliers à l’avoir bien prévu ; et c’est parce que vous l’avez prévu que c’est arrivé.

ALAIN,Mars ou la guerre jugée, 1921

Une relation d’État à État

« La guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes, ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin chaque État ne peut avoir pour ennemis que d’autres États, et non pas des hommes, attendu qu’entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai rapport. » (J.-J. Rousseau, Du Contrat social, 1,4)
« … Il ne me semble pas hors de propos de montrer qu’il y a deux espèces de guerres. L’une procède de l’ambition des princes ou des républiques, qui cherchent à étendre leur empire. C’est ce que firent Alexandre le Grand et les Romains, et ce que font tous les jours les différentes puissances. Ces guerres sont périlleuses, mais elles ne chassent pas totalement les habitants d’une région. Car le vainqueur se suffit de la soumission des peuples ; il les laisse vivre le plus souvent sous leurs lois, et toujours dans leurs maisons et leurs biens. L’autre espèce de guerre, c’est quand un peuple entier, avec l’ensemble de ses familles, quitte un endroit, poussé par la faim ou par la guerre, et va chercher une nouvelle implantation et un nouveau pays, non pour le gouverner, mais pour s’en emparer totalement, en chasser ou en tuer les anciens habitants. Cette guerre est extrêmement cruelle et effrayante… » Machiavel, Discours, II, 8, p. 310.

 

Violence et brutalité Jean Genet

« Les journalistes jettent à la volée des mots qui en mettent plein la vue sans trop se préoccuper de la lente germination de ces mots dans les consciences. Violence – et son complément non-violence, sont un exemple. Si nous réfléchissons à n’importe quel phénomène vital, selon même sa plus étroite signification qui est : biologique, nous comprenons que violence et vie sont à peu près synonymes. Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin qui brise la coquille de l’œuf, la fécondation de la femme, la naissance d’un enfant relèvent d’accusation de violence. Et personne ne met en cause l’enfant, la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé. Le procès qui est fait à la «R.A.F.» (Rote Armee Fraction [Fraction armée rouge plus connue sous le nom de «Bande à Baader»]), le procès de sa violence est bien réel, mais l’Allemagne fédérale et, avec elle toute l’Europe et l’Amérique veulent se duper. Plus ou moins obscurément, tout le monde sait que ces deux mots : procès et violence, en cachent un troisième : la brutalité. La brutalité du système. Et le procès fait à la violence c’est cela même qui est la brutalité. Et plus la brutalité sera grande, plus le procès infamant, plus la violence devient impérieuse et nécessaire. Plus la brutalité est cassante, plus la violence qui est vie sera exigeante jusqu’à l’héroïsme. Voici une phrase d’Andréas [Baader] : «la violence est un potentiel économique».

Quand la violence est définie ou décrite comme plus haut, il faut dire ce qu’est la brutalité : le geste ou la gesticulation théâtraux qui mettent fin à la liberté, et cela sans autre raison que la volonté de nier ou d’interrompre un accomplissement libre.

Le geste brutal est le geste qui casse un acte libre.

En faisant cette distinction entre violence et brutalité, il ne s’agit pas de remplacer un mot par un autre en laissant à la phrase sa fonction accusatrice à l’égard des hommes qui emploient la violence. Il s’agit plutôt de rectifier un jugement quotidien et de ne pas permettre aux pouvoirs de disposer à leur gré, pour leur confort, du vocabulaire, comme ils l’ont fait, le font encore avec le mot brutalité qu’ils remplacent ici, en France, par «bavures» ou «incidents de parcours».

Comme les exemples de violence nécessaire sont incalculables, les faits de brutalité le sont aussi puisque la brutalité vient s’opposer toujours à la violence. Je veux dire encore à une dynamique ininterrompue qui est la vie même. La brutalité prend les formes les plus inattendues, pas décelables immédiatement comme brutalité : l’architecture des H.L.M., la bureaucratie, le remplacement du mot – propre ou connu – par le chiffre, la priorité, dans la circulation, donnée à la vitesse sur la lenteur des piétons, l’autorité de la machine sur l’homme qui la sert, la codification des lois prévalant sur la coutume, la progression numérique des peines, l’usage du secret empêchant une connaissance d’intérêt général, l’inutilité de la gifle dans les commissariats, le tutoiement policier envers qui a la peau brune, la courbette obséquieuse devant le pourboire et l’ironie ou la grossièreté s’il n’y a pas de pourboire, la marche au pas de l’oie, le bombardement d’Haïphong [port du Viet-Nam ravagé entre 1967 et 1973 par les bombardements américains], la rolls-Royce de quarante millions… » (Jean Genet, Violence et brutalité, L’ennemi déclaré, Gallimard, pp 199-200).

La nature humaine

« En face des passions, telles que l’amour, la haine, la colère, l’envie, la vanité, la miséricorde, et autres mouvements de l’âme, j’y ai vu non des vices, mais des propriétés, qui dépendent de la nature humaine, comme dépendent de la nature de l’air ; le chaud, le froid, les tempêtes, le tonnerre, et autres phénomènes de cette espèce, lesquels sont nécessaires, quoique incommodes, et se produisent en vertu de causes déterminées par lesquelles nous nous efforçons de les comprendre. Et notre âme, en contemplant ces mouvements intérieurs, éprouve autant de joie qu’au spectacle des phénomènes qui charment les sens.
Si la raison peut beaucoup pour réprimer et modérer les passions, la voie qu’elle montre à l’homme est des plus ardues, en sorte que, s’imaginer qu’on amènera la multitude ou ceux qui sont engagés dans les luttes de la vie publique à régler leur conduite sur les seuls préceptes de la raison, c’est rêver l’âge d’or et se payer de chimères. »
– Spinoza, Traité Politique (1677)