Textes sur la vérité

La vérité 1 / Contre l’opinion

La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit.

Bachelard

La vérité 2 / Contre le relativisme des sophistes

– Sensation, dis-tu, est science ?
– Oui.
– Tu risques bien d’avoir prononcé, sur la science, une parole qui n’est pas sans valeur, mais celle que disait aussi Protagoras. Mais c’est d’une autre façon qu’il dit ces mêmes choses. Il dit en effet, n’est-ce pas, que l’homme est mesure de toutes choses, de celles qui sont, au sens où elles sont, de celles qui ne sont pas, au sens où elles ne sont pas. […] Voici donc à peu près ce qu’il dit : telle m’apparaît chaque chose, telle elle est pour moi, et telle elle t’apparaît à toi, telle à nouveau elle est pour toi. […]
Mais le début de son discours, j’en reste étonné : il n’a pas commencé La Vérité en disant : « De toutes choses, mesure est le cochon », ou « le babouin », ou, parmi les êtres pourvus de sensation, quelque autre plus étrange : ce qui l’aurait fait commencer à nous parler d’une façon appropriée à un grand personnage, d’une façon tout à fait méprisante, en indiquant que nous, de notre côté, nous l’admirions comme un dieu pour son savoir, quand lui, en conséquence de ce qu’il dit, se trouvait n’être, pour l’intelligence, en rien meilleur qu’un têtard de grenouille, pour ne rien dire de tel autre parmi les humains.
Ou bien comment devons-nous nous prononcer, Théodore ? Car, vraiment, si pour chacun doit être vraie l’opinion qu’il conçoit du fait de la sensation ; si, ce qu’éprouve un tel, tel autre n’en sera pas meilleur juge ; si, s’agissant d’opinion, l’un non plus ne sera pas mieux à même d’examiner si celle d’un autre est juste ou fausse ; si au contraire – c’est ce qui se dit souvent –, chacun, dans sa solitude, n’aura pour opinions que les choses qui lui sont propres, mais, celles-là, toutes justes et vraies : alors pourquoi donc, mon ami, Protagoras était-il un savant, ce qui fait qu’on le tenait pour maître des autres, avec, comme il est juste, un gros salaire ? Et pourquoi étions-nous, nous, moins intelligents, pourquoi nous fallait-il aller apprendre auprès de lui : nous dont chacun est lui-même mesure de son propre savoir ?
Platon, Théétète [IVe siècle av. J.-C.], 152 a et 161c-e, trad. du grec ancien par M. Narcy, GF Flammarion, 1994, p. 153-154 et 178.

3/ La vérité : La méthode de Descartes

Ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux / qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.
Ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entre-suivent en même façon, et que pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre.
René Descartes, Discours de la méthode [1637], AT VI, 18-19, GF Flammarion, 2016, p. 93.

QUESTIONS

  1. Qu’est-ce qu’une méthode ?
  2. Quelles sont les erreurs dont la méthode peut nous prémunir ? Retrouvez-les à partir de l’énoncé des quatre règles.
  3. Quel est le modèle de raisonnement que Descartes oppose ici aux préceptes de la logique ?