Textes sur le travail cours 7

TEXTE 1 MARX, Le CAPITAL, livre I, 3° section, chap.7

Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’être humain et la nature.  L’être humain y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle.  Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie.  En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent.

Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif.  Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’être humain.  Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille dépasse par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte.  Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche.  Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur.

Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de formes dans les matières naturelles; il  y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée.  L’oeuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension constante de la volonté.  Elle l’exige d’autant plus que par son objet et son mode d’exécution, le travail entraîne moins le travailleur, qu’il se fait moins sentir à lui comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles, en un mot, qu’il est moins attrayant.

Texte 2 NIETZSCHE, AURORE

Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue dutravail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir – , qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’« individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum* !

* Individuum : individu

Texte 3 MARX Manuscrits de 1844 

Nous partons d’un fait économique actuel . L’ouvrier devient d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse, que sa production croit en puissance et en volume. L’ouvrier devient une marchandise d’autant plus vile qu’il crée plus de marchandises. La dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses . Le travail ne produit pas que des marchandises ; il se produit lui-même et produit l’ouvrier en tant que marchandise, et cela dans la mesure où il produit des marchandises en général . Ce fait n’exprime rien d’autre que ceci : l’objet que le travail produit, son produit, l’affronte comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s’est fixé, concrétisé dans un objet, il est l’objectivation du travail. L’actualisation du travail est son objectivation. Au stade de l’économie, cette actualisation du travail apparaît comme la perte pour l’ouvrier de sa réalité, l’objectivation comme la perte de l’objet ou l’asservissement à celui-ci, l’appropriation comme l’aliénation, le dessaisissement. Toutes ces conséquences se trouvent dans cette détermination : l’ouvrier est à l’égard du produit de son travail dans le même rapport qu’à l’égard d’un objet étranger. Car ceci est évident par hypothèse : plus l’ouvrier s’extériorise dans son travail, plus le monde étranger, objectif, qu’il crée en face de lui, devient puissant, plus il s’appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. Il en va de même dans la religion . Plus l’homme met de choses en Dieu, moins il en garde en lui-même. L’ouvrier met sa vie dans l’objet. Mais alors, celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l’objet. Donc plus cette activité est grande, plus l’ouvrier est sans objet. Il n’est pas ce qu’est le produit de son travail. Donc, plus ce produit est grand, moins il est lui-même. L’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, et devient une puissance autonome vis-à-vis de lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile ou étrangère.

Texte 4 Hegel La Phénoménologie de l’esprit + commentaire de Kojève

« Il semblait que, dans et par le travail, l’Esclave est asservi à la Nature, à la chose, à la « matière première », tandis que le Maître, qui se contente de consommer la chose préparée par l’Esclave et d’en jouir, est parfaitement libre vis-à-vis d’elle. Mais en fait il n’en est rien. Certes, le Désir du Maître s’est réservé le pur acte-de­-nier l’objet en le consommant, et il s’est réservé – par cela même – le sentiment­ de-soi-et-de-sa-dignité non mélangé éprouvé dans la jouissance. Mais pour la même raison cette satisfaction n’est elle-même qu’un évanouissement ; car il lui manque l’aspect objectif-ou-chosiste, c’est-à-dire le maintien-stable. Le Maître, qui ne travaille pas, ne produit rien de stable en dehors de soi. Il détruit seule­ment les produits du travail de l’Esclave. Sa jouissance et sa satisfaction restent ainsi purement subjectives : elles n’intéressent que lui et ne peuvent donc être reconnues que par lui ; elles n’ont pas de « vérité », de réalité objective révélée à tous. Aussi, cette « consommation », cette jouissance oisive de Maître, qui résulte de la satisfaction « immédiate » du désir, peut tout au plus procurer quelque plai­sir à l’homme ; elle ne peut jamais lui donner la satisfaction complète et défini­tive. Le travail est par contre un Désir refoulé, un évanouissement arrêté ; ou en d’autres termes, il forme et éduque. Le travail trans-forme le Monde et civilise, éduque l’Homme. L’homme qui veut – ou doit – travailler, doit refouler son ins­tinct qui le pousse à « consommer » « immédiatement » l’objet « brut ».

Et l’esclave ne peut travailler pour le Maître, c’est-à-dire pour un autre que lui, qu’en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ; ou si l’on préfère, il s’éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. D’autre part, il ne détruit pas la chose telle qu’elle est donnée. Il diffère la destruction de la chose en la trans-formant d’abord par le travail ; il la prépare pour la consommation ; c’est-à-dire il la « forme ». Dans le travail, il transforme les choses et se transforme en même temps lui-même : il forme les choses et le monde en se transformant, en s’éduquant soi-même ; et il s’éduque, il se forme, en trans­formant des choses et le Monde. »

 

Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, 1807, trad. commentée par A. Kojève dans Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1967, p. 28.

 

« Le Maître force l’Esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la Nature. Or, il n’est devenu l’Esclave du Maître que parce que – au prime abord – il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave : il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, transformé par son travail, il règne – ou, du moins, règnera un jour – en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise « immédiate » du Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu’il laisse – ne travaillant pas – intact. Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait. […]

Le travail transforme le Monde et civilise, éduque l’Homme. L’homme qui veut – ou doit – travailler, doit refouler son instinct qui le pousse à « consommer » immédiatement l’objet « brut ». Et l’Esclave ne peut travailler pour le Maître, c’est-à-dire pour un autre que lui, qu’en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ; ou si l’on préfère, il s’éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. […] Il transforme les choses et se transforme en même temps lui-même : il forme les choses et le Monde en se transformant, en s’éduquant soi-même ; et il s’éduque, il se forme, en transformant des choses et le Monde. »

Alexandre Kojève, Commentaire de la Phénoménologie de l’Esprit (Section A du Chap. IV) in Introduction à la lecture de Hegel, 1947, éd. Gallimard, coll. Tel, pp. 28-30.

Texte 6 Arendt Condition de l’homme moderne

L’œuvre de nos mains, par opposition au travail de nos corps — l’homo faber qui fait, qui « ouvrage » par opposition à l’animal laborans qui peine et « assimile » -, fabrique l’infinie variété des objets dont la somme constitue l’artifice humain. Ce sont surtout, mais non exclusivement, des objets d’usage; ils ont la durabilité dont Locke avait besoin pour l’établissement de la propriété, la « valeur » que cherchait Adam Smith pour le marché, et ils témoignent de la productivité où Marx voyait le test de la nature humaine. L’usage auquel ils se prêtent ne les fait pas disparaître et ils donnent à l’artifice humain la stabilité, la solidité qui, seules, lui permettent d’héberger cette instable et mortelle créature, l’homme.

La durabilité de l’artifice humain n’est pas absolue; l’usage que nous en faisons l’use, bien que nous ne le consommions pas. Le processus vital qui imprègne tout notre être l’envahit aussi, et si nous n’utilisons pas les objets du monde, ils finiront par se corrompre, par retourner au processus naturel global d’où ils furent tirés, contre lequel ils furent dressés. Laissée à elle-même, ou rejetée du monde humain, la chaise redeviendra bois, le bois pourrira et retournera au sol d’où l’arbre était sorti avant d’être coupé pour devenir un matériau à ouvrer, avec lequel bâtir. Mais si telle est sans doute la fin inévitable de chaque objet au monde et ce qui le désigne comme produit d’un auteur mortel, ce n’est pas aussi sûrement le sort éventuel de l’artifice humain lui-même où chaque objet peut constamment être remplacé à mesure que changent les générations qui viennent habiter le monde fait de main d’homme, et s’en vont. En outre, si forcément l’usage use ces objets, cette fin n’est pas leur destin dans le même sens que la destruction est la fin inhérente de toutes les choses à consommer. Ce que l’usage use, c’est la durabilité.

C’est cette durabilité qui donne aux objets du monde une relative indépendance par rapport aux hommes qui les ont produits et qui s’en servent, une « objectivité » qui les fait « s’opposer », résister, au moins quelque temps, à la voracité de leurs auteurs et usagers vivants. A ce point de vue, les objets ont pour fonction de stabiliser la vie humaine, et – contre Héraclite affirmant que l’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve – leur objectivité tient au fait que les hommes, en dépit de leur nature changeante, peuvent recouvrer leur identité dans leurs rapports avec la même chaise, la même table. En d’autres termes, à la subjectivité des hommes s’oppose l’objectivité du monde fait de main d’homme bien plus que la sublime indifférence d’une nature vierge dont l’écrasante force élémentaire, au contraire, les oblige à tourner sans répit dans le cercle de leur biologie parfaitement ajustée au vaste cycle de l’économie de la nature. C’est seulement parce que nous avons fabriqué l’objectivité de notre monde avec ce que la nature nous donne, parce que nous l’avons bâtie en l’insérant dans l’environnement de la nature dont nous sommes ainsi protégés, que nous pouvons regarder la nature comme quelque chose d’« objectif ».