L’Argent, philosophie déroutante de la monnaie

L’argent, situé au sommet de la hiérarchie des objets, est disséqué par le philosophe médecin François Dagognet

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L’Argent, philosophie déroutante de la monnaie, de Francois Dagognet (Encre marine)

L’auteur n’entre pas dans les débats actuels de politique ou de science monétaire : il entend penser l’argent philosophiquement, s’inspirant des textes magistraux d’Aristote à Condillac, d’Adam Smith à Marx.

Il tient l’argent pour un objet qui n’en est pas un ; ce statut déjà l’originalise. De plus, celui qui en manque peut en emprunter (une richesse virtuelle, un avoir étrange qui est à moi sans y être vraiment). Cet ouvrage ne manquera pas de montrer que ce moyen de paiement n’a cessé de s’amenuiser (le papier remplacera le métal, on finira même par se contenter d’une simple signature). Il importe surtout que l’argent s’adosse à un référent, lequel doit même excéder ce qu’il garantit.

De nombreux problèmes seront abordés, notamment sur la gratuité (ou le don), sur l’impôt, sur l’usure, sur le commerce, sur le juste prix. Est fondée ici « une science de la richesse » inséparable du travail, à l’opposé de la spéculation.

Sommaire:

LES OBJETS ET DEJA L’UN D’EUX
L’ARGUMENT ARGUMENTATIF
L’ANCIEN RITUEL
L’EVOLUTION DU MEDIUM MONETAIRE
L’INEVITABLE RISQUE
LE JUSTE PRIX

ARTICLE DE LIBERATION DU 5/ 5/ 11; article de R. MAGGIORI

Le juste prix

A trop aimer l’argent, on mourrait de faim, comme on meurt de faim quand on en manque. Si, comme Bacchus l’a accordé au roi de Phrygie, on recevait le don de muer en or tout ce que l’on touche, on ne porterait que des aliments de métal à la bouche, et on crierait grâce. On irait plonger dans les flots du Pactole pour ne plus avoir ce privilège, comme l’a fait Midas, laissant ainsi, mêlées au sable du fleuve, les pépites d’or que, depuis, on recherche. Aussi faudrait-il apprendre tôt «la nocivité d’un argent qui trompe» : sa possession excessive «rend esclave celui qui croit, avec lui, gagner». Les cyniques et les épicuriens le savaient, qui d’une cruche d’eau et de quelques figues faisaient leur bonheur. «Gardez-vous de tout amour des richesses, car la vie d’un homme ne dépend pas de ses biens même s’il est très riche», disait Luc, l’apôtre. «On apprécie mieux les miettes», si on se contente de peu. Voilà de quoi consoler les pauvres.

Surfaces. Puisque tout s’achète, y compris ce qui n’a pas de prix, parler de l’argent n’est-ce pas parler de tout, du bien, du mal, du pouvoir, du juste, de l’injuste, de l’inégalité ? Quel discours tenir, économique, social, politique, moral, qui n’ait pas été tenu ? Sans prétendre à l’inédit, ou à l’inouï, François Dagognet emprunte une voie originale dans l’Argent – Philosophie déroutante de la monnaie (1), en considérant l’argent comme «objet». Cela fait longtemps (depuis 1953, il a publié près de soixante-dix ouvrages !) que Dagognet, médecin et philosophe, disciple de Gaston Bachelard et de Georges Canguilhem, s’applique à élaborer une «objetologie». Cela signifie, d’abord, qu’il récuse cette idée de la philosophie comme exploratrice du seul domaine du «cogito», du sujet pensant, de l’esprit, de la «profondeur», et qu’il préfère s’intéresser au monde naturel ou technique, à la matière, à l’extériorité, aux «enveloppes» – étudiant tour à tour les surfaces, la peau, les images, les mesures, les classifications, l’industrie, les machines, le papier, le tissage, les oeuvres et les ouvrages d’art, les langages de la chimie, les nomenclatures, l’ingénierie génétique, les médicaments, les outils d’enregistrement, les détritus, la poussière… Quant à l’«objetologie», elle exige qu’on distingue l’objet de la chose. La bougie est une chose, le fil incandescent disposé dans le vide, soit l’ampoule d’Edison, un objet. Mais la flamme de la chandelle, avec son aura, source d’inspiration poétique, est un objet. Une assiette est un objet, mais la terre ou l’argile qui la constituent comptent parmi les choses, tandis que, déposés sur l’étal, les plats en inox ou la vaisselle en carton jetable sont des produits ou des marchandises… Dans l’Eloge des objets Dagognet écrivait : «Telle serait la série : les substances naturelles (l’écorce, le cuir, etc.), les choses, les objets, les produits ou les marchandises», puis, vers le bas, les contrefaçons, le toc, les plagiats, lesquels «copient le réel sans lui équivaloir, comme le stuc des faux plafonds ou tant de plastiques qui imitent les substances (ex-vivantes) rares, la peau de lézard, la corne, l’ivoire et même le bois», et, vers le haut, juridiquement définis en tant qu’attachés à une propriété, les biens.

Métal. Il était inéluctable que, sans trop entrer dans le territoire des économistes, et après avoir étudié le transfert (de capitaux, de propriété, de marchandises, d’appel, de message, de souveraineté, de cendres, de footballeur, de population, d’embryon, etc.), il en vînt, en termes de philosophie «objetologique», à l’étude de l’argent. Il le situe au sommet de la hiérarchie des objets, ou le tient pour l’objet réalisant au mieux «l’enchevêtrement d’un substrat et de ce qu’il porte» (d’un métal précieux extrait des entrailles de la terre, et de la valeur, du commerce, de l’emprunt, de l’usure, de l’impôt, etc.), au sens où l’argent contient toutes les variations qui, de la chose, via le statut de marchandise et de non-marchandise substitutive de toutes les autres, conduisent aux biens.

«Comment concevoir qu’une marchandise ait pu aider à en évaluer une autre, bien que de nature, de forme et de dimensions sans rapport avec elle» ? Il y a d’abord eu le troc, freiné puis stoppé par ses insurpassables difficultés : «On gagne à ne retenir pour ces présents que ce qui est léger et favorable aux divisions ; on a dû vite renoncer à l’animal (et le pecus latin nous vaudra pécuniaire, pécule) parce qu’il fallait le découper pour solder un déficit minimal.» Puis la pratique du don (chez les peuplades du Pacifique étudiées par Marcel Mauss), le recours au cuivre et aux métaux précieux, l’usage du papier-monnaie (hanté par son double, la monnaie de papier, ou de singe), du billet de banque, de la carte, de la simple signature… Le philosophe médecin retrace toute l’évolution de la monnaie-argent. A chaque étape, il retient un problème qu’il intègre au questionnement philosophique : comment fixer le coût, soit de ce que l’on achète, soit de ce que l’on vend ? Est-ce le travail qui «définit l’unité de mesure de ce qui est fabriqué» et donne valeur à la chose ? Qu’est-ce qu’un «juste prix» ? Le commerce est-il indispensable, qui semble ne rien ajouter à la marchandise ? «La sphère de la cherté peut-elle annexer celle de la gratuité ?»

Stérilité. Les économistes éclairent aussi ces questions. Mais «dans le passé, ce sont des philosophes – depuis Aristote à Marx et au-delà – qui ont travaillé à analyser cette importante notion qu’est l’argent […] qui fonde les bases de la vie sociale». Dagognet ajoute que tout enrichissement n’est bon que s’il se déleste (par l’impôt par exemple) de ce qui, distribué aux plus défavorisés, leur offrirait une vie décente. Il suit, en cela, les leçons des philosophes de l’Antiquité, qui bornaient par une morale la «science de la richesse», ou chrématistique. Lorsqu’elle «correspond à un labeur productif», la richesse est valorisée : mais elle est vue comme perverse si le trésor gagné est soustrait à l’échange et au commerce, s’il consiste en «une accumulation de l’argent stérile et illimitée». Ceci dit, les penseurs se sont-ils eux-mêmes couverts d’or ? Le premier à se dire philosophe, Thalès de Milet, si distrait qu’il ne vit devant lui le puits où il se précipita, fut assez futé pour observer les astres et prévoir une année d’abondance : à bas prix, «il loua dès l’hiver tous les pressoirs à huile de la région […] Quand vint le temps des récoltes (on doit presser les olives), il se produisit une demande massive en faveur de ces pressoirs ; le savant s’enrichit comme nul autre».

(1) Paraît également : «D’où vient l’argent ?» suivi de «Pour une Banque centrale mondiale», de François Rachline (Hermann, 200 pp., 22 €.)

« L’homme n’est plus l’homme enfermé, mais l’homme endetté. »

ARGENT …

C’est peut-être l’argent qui exprime le mieux la distinction des deux sociétés, puisque la discipline s’est toujours rapportée à des monnaies moulées qui renfermaient de l’or comme nombre étalon, tandis que le contrôle renvoie à des échanges flottants, modulations qui font intervenir comme chiffre un pourcentage de différentes monnaies échantillons. La vieille taupe monétaire est l’animal des milieux d’enfermement, mais le serpent est celui des sociétés de contrôle. Nous sommes passés d’un animal à l’autre, de la taupe au serpent, dans le régime où nous vivons, mais aussi dans notre manière de vivre et nos rapports avec autrui.

(…)

..ET FRONTIERES

Il est vrai que le capitalisme a gardé pour constante l’extrême misère des trois quarts de l’humanité, trop pauvres pour la dette, trop nombreux pour l’enfermement : le contrôle n’aura pas seulement à affronter les dissipations de frontières, mais les explosions de bidonvilles ou de ghettos.

(…)

ll n’y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d’un élément en milieu ouvert, animal dans une réserve, homme dans une entreprise (collier électronique). Félix Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière ; mais aussi bien la carte pouvait être recrachée tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle.

Deleuze, à lire :  Post-scriptum sur les sociétés de contrôle

Désir de s’enrichir

Sujet 2 : Est-il raisonnable de désirer s’enrichir ?

Descartes, qui définit la raison comme « le bon sens », nous invite à « changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde » dans sa morale provisoire. Je peux désirer la richesse et acheter un billet de loterie, mais seul le sort décidera qu’il soit gagnant ; je peux aussi me lancer dans les affaires et l’économie, dont on connait les aléas. ne dépendant pas même des meilleures volontés. En désirant m’enrichir, je tends vers quelque chose qui ne dépend pas de ma volonté ni de mon pouvoir, mais de l’ordre général du monde. On peut donc se demander s’il est conforme au bon sens de vouloir s’enrichir ou bien si ce n’est pas pure folie dans la mesure où j’ai de fortes chances de ne pas obtenir la richesse espérée et, même en étant favorisé par le sort, d’en être épuisé et malheureux. La raison, faculté qui me permet de juger, de distinguer le bien du mal, peut-elle m’empêcher de désirer ce qui ne dépend pas de moi, de limiter mes désirs à ce que je suis certain de posséder ? Une action est raisonnable lorsqu’elle est conforme à la morale universelle, ne serait-ce que caprice et folie que de désirer ce qui subjectivement me procure du plaisir ?  Car telle est la richesse, objet sans limite de nos désirs et de ceux d’autrui. Un désir raisonnable est contradictoire car justement le sage fait taire ses désirs pour privilégier sa raison. Mais il faut alors se demander quel est le rôle de la raison dans cette lutte contre le désir de s’enrichir. Le désir de s’enrichir est-il à ce point contraire à la raison qu’elle pourrait « crier » sans « pouvoir mettre le prix au choses » (Pascal) ?

La toison d’or

Après avoir lu la métamorphose de Midas, Danaé et la pluie d’or, voici une nouvelle histoire tirée de la mythologie grecque qui évoque la richesse : Jason et la toison d’or.

En Géorgie, chez les populations montagnardes du nord (les Svanes), on utilise depuis des temps très anciens une technique d’orpaillage en usant des peaux de moutons que l’on fait tremper dans le lit des rivières, dans le but de récolter l’or qui s’y trouve en abondance. Peut-être faut-il voir là une explication de la légende grecque où la toison est celle d’un bélier ailé que Jason va conquérir.

L’histoire dans la mythologie grecque :  Jason fils d’Eson roi d’Iolcos en Thessalie, à été élevé par un centaure. Son oncle Pélias, qui a usurpé le trône, avait été prévenu par un oracle qu’il périra par sa famille, une personne qui ne porterait qu’une seule sandale. Il fut donc inquiet en voyant arriver Jason, ne portant qu’une seule sandale, et réclamant le trône légitime. Jason venait de perdre une sandale en aidant une vieille femme à traverser une rivière, cette femme était en fait la déesse Era. Pélias lui assura qu’il lui rendrait le trône si Jason se rendait en Colchide pour en ramener la Toison d’or. Il était bien sûr persuadé que Jason ne reviendrait jamais. La Toison d’or est la laine d’un bélier fabuleux gardée par un dragon. Ce bélier volant avait servi de monture à Phrixos et Hellé pour s’enfuir vers Colchide. Jason partit en navire vers la Colchide avec ses 52 compagnons, les Argonautes. Parmi les Argonautes, il y avait de nombreux héros grecs dont Castor, Héraclès, Pollux. Durant leur expédition, les Argonautes rencontrèrent les Harpyes, qui détruisirent leurs vivres. Après de nombreux combats ils arrivèrent enfin en Colchide chez le roi Aiétès, possesseur de la Toison d’or. Médée était magicienne et fille du roi, Jason réussit à s’emparer de la Toison d’or grâce à elle, elle devint par la suite sa femme. Médée donna une herbe magique à Jason pour combattre le dragon qui gardait l’arbre auquel était suspendue la Toison d’or, le dragon fût endormi et Jason prit la toison d’or. Jason rentra à Iolcos, ou il apprit que ses parents étaient morts à cause de Pélias. Jason demanda à Médée de l’aider à tuer Pélias, pour se faire elle raconta aux filles de Pélias qu’elle pouvaient rendre la jeunesse à leur père. Médée leur montra comment faire en découpant un bélier qu’elle fit bouillir. Elle formula une incantation et les morceaux se transformèrent en un jeune agneau. Les jeunes filles découpèrent leur père en petits morceaux, le firent bouillir, mais elles ne retrouvèrent pas Médée pour réciter la formule magique.

Que nous apprennent ces trois mythes ,MIDAS (1) , DANAE (2), JASON, sur le pouvoir de l’argent (ici symbolisé par l’or) ?

Comment utiliser un mythe, une allégorie ?

Ces récits ont-ils une valeur symbolique aujourd’hui ?

Or ou argent dans la mythologie ?

Danaé et la pluie d’or

Anselm Kiefer, peintre et sculpteur allemand, installe sa Danae dans une des niches de l’escalier nord de la Cour carrée du Louvre ( sur le palier de l’escalier nord de l’aile Sully).

Danaé, dans la mythologie grecque est la fille d’Acrisios (roi d’Argos) et d’Eurydice, mère de Persée.

Acrisios, son père, l’emprisonne dans une tour d’airain quand un oracle lui prédit que son propre petit fils mettrait sa vie en péril. Zeus lui-même parvint à séduire Danaé en se présentant à elle sous la forme d’une pluie de pièces d’or. De cette union naquit son fils Persée. Acrisios, dans sa crainte et sa colère mit sa fille et son petit fils dans un coffre qu’il jeta à la mer. Ils voguèrent à la dérive jusqu’à Sérifos, là où le roi Polydecte force Danaé à l’épouser, et voulant se débarrasser de Persée l’oblige à aller combattre les Gorgones (créatures monstrueuses). Persée revient triomphant avec la tête de l’une d’entre elle (Méduse), change le roi en pierre et réussit à ramener sa mère à Argos. C’est dans les métamorphoses d’Ovide que l’on trouve se récit.

Danaé et la pluie d’or est aussi mentionnée dans les tragédies grecques d’Eschyle, d’Euripide et de Sophocle. Elle est le symbole de la terre souffrant de sécheresse et qu’ une pluie bienfaisante, fertilisante vient apaiser.

« Il (Acrisius) ne pensait pas non plus que Jupiter était le père de Persée,

conçu par Danaé, visitée par une pluie d’or.

Pourtant – tant s’impose la vérité -, Acrisius bientôt regrette

et d’avoir outragé le dieu et de n’avoir pas reconnu son petit-fils.

Déjà l’un des deux avait été installé dans le ciel ; l’autre,

portant la dépouille mémorable du monstre vipérin,

s’envolait dans la douceur de l’air, à l’aide de ses ailes bruissantes. » OVIDE

Cette allégorie de la pluie d’or à donné de nombreuses représentations artistiques :

Danaé et la pluie d’or, cratère en cloche de Béotie, v. 450-425 av. J.-C., musée du Louvre.

Le thème de la pluie d’or a été représenté par par Giambattista Tiepolo (vers 1736, musée de Stockholm) ; par Rembrandt (1636, Musée de l’Ermitage) ;  par Orazio Gentileschi (vers 1621, Museum of Art de Cleveland) par Titien (1545, musée de Naples), par Tintoret (1580, musée des Beaux-Arts de Lyon), par Mabuse (1527, Alte Pinacotek de Munich), par Orazio Gentileschi (vers 1621, Museum of Art de Cleveland),par Mabuse (1527, Alte Pinacotek de Munich).

Gustav Klimt a également représenté en 1907-1908 le thème de manière érotique, la pluie d’or se glissant entre les cuisses fléchies d’une jeune femme dénudée, son visage suggérant l’extase amoureuse. Le positionnement de l’héroïne dans une forme blanche ovoïde symbolise la fécondité (voir ci-dessous).

L’or de Midas

Midas, métamorphoseur métamorphosé (11, 85-193)

Bacchus, escorté de sa troupe de Satyres et de Bacchantes, passe de Thrace en Phrygie. Des paysans phrygiens capturent le Satyre Silène, qu’ils livrent en état d’ivresse à Midas, leur roi. Celui-ci, heureux de retrouver celui qui l’avait jadis initié aux orgies bacchiques, l’accueille généreusement, puis le reconduit auprès de Bacchus. (11, 85-99)

Pour le remercier, Bacchus propose à Midas de se choisir une récompense. Peu avisé, Midas choisit de pouvoir transformer en or tout ce qu’il touchera. Mais ce pouvoir, qui le ravit dans un premier temps, s’avère très vite catastrophique : même les aliments que Midas porte à sa bouche se transforment en or, l’empêchant ainsi de se nourrir. (11, 100-130)

Midas reconnaît et regrette son erreur, et Bacchus le débarrasse de son pouvoir funeste, en lui recommandant d’aller se baigner dans le Pactole, fleuve dont les flots et les champs voisins ont depuis lors la couleur de l’or. (11, 131-145)

Après cela, Midas vécut dans les bois, près du Tmolus. Un jour, le dieu Pan, avec son simple pipeau, eut l’audace de se mesurer au brillant Apollon dans un concours de chant. Désigné comme arbitre, le mont Tmolus donna la palme à Apollon ; seul Midas prit parti pour Pan. Le dieu de Délos châtia Midas pour sa stupidité, en lui donnant des oreilles d’âne. (11, 146-179)

Son coiffeur surprend l’affreux secret du roi, qui cherche pourtant à le dissimuler. Ne pouvant s’empêcher de révéler ce qu’il a découvert, mais craignant la colère de son maître, le serviteur s’isole, creuse un trou auquel il confie son secret à voix basse, avant de le recouvrir de terre. Mais l’année suivante, des roseaux ont poussé à cet endroit et quand le vent les agite, ils parlent des oreilles d’âne de Midas. (11, 180-193)

Nec satis hoc Baccho est ; ipsos quoque deserit agros

cumque choro meliore sui uineta Timoli

Pactolonque petit, quamuis non aureus illo

tempore nec caris erat inuidiosus harenis.

Hunc adsueta cohors, satyri bacchaeque, frequentant,

Cela ne suffit pas à Bacchus ; il abandonne même son pays

et, suivi d’un choeur meilleur, rejoint les vignes de son Tmolus

et le Pactole, qui pourtant en ce temps-là ne chariait pas d’or

et n’éveillait pas l’envie par des plages de sable précieux.

Son cortège habituel de satyres et de bacchantes l’entoure en foule.

11, 90

at Silenus abest ; titubantem annisque meroque

ruricolae cepere Phryges uinctumque coronis

ad regem duxere Midan, cui Thracius Orpheus

orgia tradiderat cum Cecropio Eumolpo.

Qui simul agnouit socium comitemque sacrorum,

Mais Silène n’est pas présent. Il titubait sous l’effet du vin et des ans

quand des paysans de Phrygie l’ont pris, paré de guirlandes,

et conduit ligoté à Midas, leur roi, qui avait été initié jadis

aux orgies bacchiques par Orphée de Thrace et Eumolpe le Cercopien.

Dès que Midas reconnut un ami, un compagnon des rites sacrés,

11, 95

hospitis aduentu festum genialiter egit

per bis quinque dies et iunctas ordine noctes ;

et iam stellarum sublime coegerat agmen

Lucifer undecimus, Lydos cum laetus in agros

rex uenit et iuueni Silenum reddit alumno.

il célébra joyeusement l’arrivée de son hôte,

par une fête qui dura dix jours et autant de nuits.

Déjà, pour la onzième fois, Lucifer avait rassemblé dans le ciel

l’armée des étoiles, quand le roi satisfait arriva en terre de Lydie

et ramena Silène au jeune dieu qui avait été son nourrisson.

11, 100

Huic deus optandi gratum, sed inutile, fecit

muneris arbitrium, gaudens altore recepto.

Ille male usurus donis ait : « Effice, quicquid

corpore contigero, fuluum uertatur in aurum. »

Annuit optatis nocituraque munera soluit

Le dieu, tout à la joie d’avoir retrouvé son père nourricier, offrit à Midas,

présent agréable mais risqué, le libre choix d’une récompense.

Midas, qui allait faire bien mauvais usage de ce présent, dit :

« Fais que tout ce que touchera mon corps se mue en or fauve. »

Liber exauça son souhait et accorda un présent qui nuirait à Midas,

11, 105 Liber et indoluit, quod non meliora petisset.

Laetus abit gaudetque malo Berecyntius heros

pollicitique fidem tangendo singula temptat ;
;

tout en déplorant qu’il n’ait pas formulé un souhait plus sage.

Le héros du Bérécynthe s’en va content, réjoui du malheur qui l’attend,

et, touchant à tout, il vérifie s’il peut avoir foi en cette promesse.

L’origine de l’argent

Adam Smith, dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations explique l’origine de l ‘argent à partir de l’échange et du troc.

La division du travail une fois généralement établie, chaque homme ne produit plus par son travail que de quoi satisfaire une très-petite partie de ses besoins. La plus grande partie ne peut être satisfaite que par l’échange du surplus de ce produit qui excède sa consommation, contre un pareil surplus du travail des autres. Ainsi chaque homme subsiste d’échanges ou devient une espèce de marchand, et la société elle-même est proprement une société commerçante.

Mais dans les commencements de l’établissement de la division du travail, cette faculté d’échanger dut éprouver de fréquents embarras dans ses opérations. Un homme, je suppose, a plus d’une certaine denrée qu’il ne lui en faut, tandis qu’un autre en manque. En conséquence le premier serait bien aise d’échanger une partie de ce superflu, et le dernier ne demanderait pas mieux que de l’acheter. Mais si par malheur celui-ci ne possède rien dont l’autre ait besoin, il ne pourra pas se faire d’échange entre eux. Le boucher a dans sa boutique plus de viande qu’il n’en peut consommer; le brasseur et le boulanger en achèteraient volontiers une partie, mais ils n’ont pas autre

chose à offrir en échange que les différentes denrées de leur négoce, et le boucher est déjà pourvu de tout le pain et de toute la bière dont il a besoin pour le moment. Dans ce cas-là, il ne peut y avoir lieu entre eux à un échange. Il ne peut être leur vendeur, et ils ne peuvent être ses chalands; et tous sont dans l’impossibilité de se rendre mutuellement service. Pour éviter les inconvénients de cette situation, tout homme prévoyant, dans chacune des périodes de la société qui suivirent le premier établisse­ment de la division du travail, dut naturellement tâcher de s’arranger pour avoir par devers lui, dans tous les temps, outre le produit particulier de sa, propre industrie, une certaine quantité de quelque marchandise qui fût, selon lui, de nature à convenir à tant de monde, que peu de gens fussent disposés à la refuser en échange du produit de leur industrie.

Il est vraisemblable qu’on songea, pour cette nécessité, à différentes denrées qui furent successivement employées. Dans les âges barbares, on dit que le bétail fut l’instrument ordinaire du commerce; et quoique ce dût être un des moins commodes, cependant, dans les anciens temps, nous trouvons souvent les choses évaluées par le nombre de bestiaux donnés en échange pour les obtenir. L’armure de Diomède, dit Homère, ne coûtait que neuf bœufs; mais celle de Glaucos en valait cent. On dit qu’en Abyssinie, le sel est l’instrument ordinaire du commerce et des échanges; dans quelques contrées de la côte de l’Inde, c’est une espèce de coquillage; à Terre-Neuve, c’est de la morue sèche; en Virginie, du tabac; dans quelques-unes de nos colonies des Indes occidentales, on emploie le sucre à cet usage, et dans quelques autres pays, des peaux ou du cuir préparé; enfin il y a encore aujourd’hui un village en Écosse, où il n’est pas rare, à ce qu’on m’a dit, de voir un ouvrier porter au cabaret ou chez le boulanger, des clous au lieu de monnaie.

Cependant des raisons irrésistibles semblent, dans tous les pays, avoir déterminé les hommes à adopter les métaux pour cet usage, par préférence à toute autre denrée. Les métaux non-seulement ont l’avantage de pouvoir se garder avec aussi peu de déchet que quelque autre denrée que ce soit, aucune n’étant moins périssable qu’eux, mais encore ils peuvent se diviser sans perte en autant de parties qu’on veut, et ces parties, à l’aide de la fusion, peuvent être de nouveau réunies en masse; qualité que ne possède aucune autre denrée aussi durable qu’eux, et qui, plus que toute autre qualité, en fait les instruments les plus propres au commerce et à la circulation. Un homme, par exemple, qui voulait acheter du sel et qui n’avait que du bétail à donner en échange, était obligé d’en acheter pour toute la valeur d’un bœuf ou d’un mouton à la fois. Il était rare qu’il pût en acheter moins, parce que ce qu’il avait à donner en échange pouvait très-rarement se diviser sans perte; et s’il avait eu envie d’en acheter davantage, il était, par les mêmes raisons, forcé d’en acheter une quantité double ou triple, c’est-à-dire, pour la valeur de deux ou trois bœufs ou bien de deux ou trois moutons. Si, au contraire, au lieu de bœufs ou de moutons, il avait eu des métaux à donner en échange, il lui aurait été facile de proportionner la quantité du métal à la quantité précise de denrée dont il avait besoin pour le moment.

Différentes nations ont adopté pour cet usage différents métaux. Le fer fut l’instrument ordinaire du commerce chez les Spartiates, le cuivre chez les premiers Romains, l’or et l’argent chez les peuples riches et commerçants. Il paraît que, dans l’origine, ces métaux furent employés à cet usage, en barres informes, sans marque ni empreinte. Aussi Pline nous rapporte, d’après l’autorité de Timée, ancien historien, que les Romains, jusqu’au temps de Servius Tullius, n’avaient pas de monnaie frappée, mais qu’ils faisaient usage de barres de cuivre sans empreinte, pour acheter tout ce dont ils avaient besoin. Ces barres faisaient donc alors fonction de monnaie.

L’usage des métaux dans cet état informe entraînait avec soi deux grands incon­vénients, d’abord l’embarras de les peser, et ensuite celui de les essayer. Dans les métaux précieux, où une petite différence dans la quantité fait une grande différence dans la valeur, le pesage exact exige des poids et des balances fabriqués avec grand soin. C’est, en particulier, une opération assez délicate que de peser de l’or. A la vérité, pour les métaux grossiers, où une petite erreur serait de peu d’importance, il n’est pas besoin d’une aussi grande attention. Cependant nous trouverions excessive­ment incommode qu’un pauvre homme fût obligé de peser un liard chaque fois qu’il a besoin d’acheter ou de vendre pour un liard de marchandise. Mais l’opération de l’essai est encore bien plus longue et bien plus difficile; et à moins de fondre une portion du métal au creuset avec des dissolvants convenables, on ne peut tirer de l’essai que des conclusions fort incertaines. Pourtant, avant l’institution des pièces monnayées, à moins d’en passer par cette longue et difficile opération, on se trouvait à tout moment exposé aux fraudes et aux plus grandes friponneries, et on pouvait recevoir en échange de ses marchandises, au lieu d’une livre pesant d’argent fin ou de cuivre pur, une composition falsifiée avec les matières les plus grossières et les plus viles, portant à l’extérieur l’apparence de ces métaux. C’est pour prévenir de tels abus, pour faciliter les échanges et encourager tous les genres de commerce et d’industrie, que les pays qui ont fait quelques progrès considérables vers l’opulence, ont trouvé nécessaire de marquer d’une empreinte publique certaines quantités des métaux particuliers dont ils avaient coutume de se servir pour l’achat des denrées. De là l’origine de la monnaie frappée et des établissements publics destinés à la fabrication des monnaies; institution qui est précisément de la même nature que les offices des auneurs et marqueurs publics des draps et des toiles. Tous ces offices ont également pour objet d’attester, par le moyen de l’empreinte publique, la qualité uniforme ainsi que la quantité de ces diverses marchandises quand elles sont mises au marché.

Il paraît que les premières empreintes publiques qui furent frappées sur les métaux courants, n’eurent, la plupart du temps, d’autre objet que de rectifier ce qui était à la fois le plus difficile à connaître et ce dont il était le plus important de s’assurer, savoir la bonté ou le degré de pureté du métal. Elles devaient ressembler à cette marque sterling qu’on imprime aujourd’hui sur la vaisselle et les lingots d’argent, ou à cette empreinte espagnole qui se trouve quelquefois sur les lingots d’or; ces empreintes, n’étant frappées que sur un côté de la pièce et n’en couvrant pas toute la surface, certifient bien le degré de fin, mais non le poids du métal.

[…]

C’est de cette manière que la monnaie est devenue chez tous les peuples civilisés l’instrument universel du commerce, et que les marchandises de toute espèce se vendent et s’achètent, ou bien s’échangent l’une contre l’autre, par son intervention.

[…]


Salin, La vérité sur la monnaie, chap. II ; Bramoullé et Augey, Économie monétaire, pp. 8-10, 27-29 ; Ottavj, Monnaie et financement de l’économie, chap. 1 ; A. Smith, La richesse des nations, livre I, chap. IV ; Mises, « Le calcul économique dans la communauté socialiste » extrait de Le Socialisme (Paris : Librairie de Médicis, 1938) ; M. Weber, Economie et société (Paris : Agora, 1995), chap. II, §§ 9-12.