On

Gatsby 3En usant des transports en commun ou des services d’information (des journaux par exemple), chacun est semblable à tout autre. Cet être-en-commun dissout complètement l’être-là qui est mien dans le mode d’être d’ « autrui », en telle sorte que les autres n’en disparaissent que davantage en ce qu’ils ont de distinct et d’expressément particulier. Cette situation d’indifférence et d’indistinction permet au « on » de développer sa dictature caractéristique. Nous nous amusons, nous nous distrayons, comme on s’amuse ; nous lisons, nous voyons, nous jugeons de la littérature et de l’art, comme on voit et comme on juge ; et même nous nous écartons des « grandes foules » comme on s’en écarte ; nous trouvons « scandaleux » ce que l’on trouve scandaleux. Le « on » qui n’est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu’il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d’être.
[…] Le « on » se mêle de tout, mais en réussissant toujours à se dérober si l’être-là est acculé à quelque décision. Cependant, comme il suggère en toute occasion le jugement à énoncer et la décision à prendre, il retire à l’être-là toute responsabilité concrète. Le « on » ne court aucun risque à permettre qu’en toute circonstance on ait recours à lui. Il peut aisément porter n’importe quelle responsabilité, puisque à travers lui personne jamais ne peut être interpellé. On peut toujours dire : on l’a voulu, mais on dira aussi bien que « personne » n’a rien voulu.

HEIDEGGER
L’Etre et le Temps, tr. fr. Boehms & Waelhens, I:1, §. 27,
éd. Gallimard, pp. 159-160

La philo, est-ce intéressant ?

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Personne ne voudra contester qu’il existe aujourd’hui un intérêt pour la philosophie. Mais reste-t-il encore quelque chose aujourd’hui à quoi l’homme ne s’intéresse pas -au sens où il comprend ce mot ? Inter-esse* veut dire : être parmi et entre les choses, se tenir au cœur d’une chose et demeurer auprès d’elle. Mais pour l’inter-esse moderne ne compte que ce qui est « intéressant ». La caractéristique de ce qui est « intéressant », c’est que cela peut dès l’instant suivant nous être déjà devenu indifférent et être remplacé par autre chose, qui nous concerne alors tout aussi peu que la précédente. Il est fréquent de nos jours que l’on croie particulièrement honorer quelque chose du fait qu’on le trouve intéressant. En vérité, un tel jugement fait de ce qui est intéressant quelque chose d’indifférent, et bientôt d’ennuyeux. Heidegger.

 

* En latin inter : entre, esse : être.

Opinion et vérité

friedrich-proche« Chacun a pu remarquer, au sujet des opinions communes, que chacun les subit et que personne ne les forme. Un citoyen, même avisé et énergique quand il n’a à conduire que son propre destin, en vient naturellement et par une espèce de sagesse à rechercher quelle est l’opinion dominante au sujet des affaires publiques. « Car, se dit il, comme je n’ai ni prétention ni le pouvoir de gouverner à moi tout seul, il faut que je m’attende à être conduit; à faire ce qu’on fera, à penser ce qu’on pensera. » Remarquez que tous raisonnent de même, et de bonne foi. Chacun a bien peut être une opinion; mais c’est à peine s’il se la formule à lui-même; il rougit à la seule pensée qu’il pourrait être le seul de son avis. Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs, lit les journaux, enfin se met à la recherche de cet être fantastique que l’on appelle l’opinion publique. « La question n’est pas de savoir si je vais ou non faire la guerre. » Il interroge donc le pays. Et tous les citoyens interrogent le pays, au lieu de s’interroger eux mêmes. Les gouvernants font de même, et tout aussi naïvement. Car, sentant qu’ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. Et il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu’il faut penser et vouloir. Par ce jeu, il n’est point de folle conception qui ne puisse quelque jour s’imposer à tous, sans que personne pourtant l’ait jamais formée de lui même et par la libre réflexion. Bref, les pensées mènent tout et personne ne pense. D’où il résulte qu’un Etat formé d’hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou. Et ce mal vient originairement de ce que personne n’ose former son opinion par lui-même ni la maintenir énergiquement, en lui d’abord, et devant les autres aussi. »

Alain, Propos sur l’éducation.

Fabriquer des concepts

 

Simplement, l’heure est venue pour nous de demander ce que c’est que la philosophie. Et nous n’avions pas cessé de le faire précédemment, et nous avions déjà la réponse, qui n’a pas varié la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. Mais il ne fallait pas seulement que la réponse recueille la question, il fallait aussi qu’elle détermine une heure, une occasion, des circonstances, des paysages et des personnages, des conditions et des inconnues de la question. Il fallait pouvoir la poser « entre amis », comme une confidence ou une confiance, ou bien face à l’ennemi, comme un défi, et tout à la fois atteindre à cette heure, entre chien et loup, où l’on se méfie même de l’ami.

C’est que les concepts ont besoin de personnages conceptuels qui contribuent à leur définition. « Ami«  est un tel personnage, dont on dit même qu’il témoigne pour une origine grecque de la philosophie les autres civilisations avaient des Sages, mais les Grecs présentent ces « amis », qui ne sont pas simplement des sages plus modestes. Ce seraient les Grecs qui auraient entériné la mort du Sage, et l’auraient remplacé par les philosophes, les amis de la sagesse, ceux qui cherchent la sagesse, mais ne la possèdent pas formellement. Peu de penseurs pourtant se sont demandé ce que signifiait « ami », même et surtout chez les Grecs. Ami désignerait-il une certaine intimité compétente, une sorte de goût matériel ou une potentialité, comme celle du menuisier avec le bois le bon menuisier est en puissance de bois, il est l’ami du bois La question est importante puisque l’ami, tel qu’il apparaît dans la philosophie, ne désigne plus un personnage extrinsèque, un exemple ou une circonstance empirique, mais une présence intrinsèque à la pensée, une condition de possibilité de la pensée même, bref une catégorie vivante, un vécu transcendantal, un élément constituant de la pensée.

Gilles Deleuze Chimères, n° 8, mai 1990. Revue trimestrielle dirigée par Gilles Deleuze et Félix Guattari

Il n’est pas trop tard…

Quand on est jeune, il ne faut pas attendre pour philosopher et quand on est vieux, on ne doit pas se lasser de la philosophie, car personne n’est trop jeune ni trop vieux pour prendre soin de son âme. Dire qu’il est trop tôt ou trop tard pour faire de la philosophie, cela revient à dire que l’heure d’être heureux n’est pas venue encore ou qu’elle a déjà passé. Ainsi le jeune homme comme l’homme âgé doivent philosopher. L’homme âgé afin de rajeunir au souvenir des bonnes choses qu’il a vécues dans le passé1, le jeune homme afin d’être, malgré sa jeunesse, aussi serein et exempt de craintes devant l’avenir qu’un homme plus âgé.

Epicure, dans sa lettre à Ménécée évoque La question de l’âge opportun pour philosopher.On nous dit communément que le moment n’est jamais venu pour faire de la philosophie : il est toujours trop tôt pour réfléchir sur la mort ou l’art de vivre par exemple – ou trop tard, parce que le temps manque pour une telle méditation. Dans ce passage, Épicure s’inscrit en faux contre cette idée en affirmant que « personne n’est ni trop jeune ni trop vieux pour prendre soin de son âme » : la philosophie n’est pas en effet, selon lui, un exercice purement théorique et abstrait, elle a une finalité concrète : procurer le bonheur, lequel, réside dans le plaisir.

S’il n’y a pas d’âge pour philosopher, il y a cependant une condition : apprendre à penser par soi-même.

En ce qui concerne l’examen, il n’est pas trop tard pour comprendre ce qui est exigé. Même si toute l’année la philosophie n’a pas été votre préoccupation principale, même si le cours n’a pas toujours été pris, les devoirs non rendus, les lectures conseillées survolées , il n’est pas trop tard pour avoir une bonne note au bac, ou du moins limiter les dégâts !!!

On ne demande pas de devenir des érudits philosophes mais acquérir une méthode de penser : la méthode signifie le chemin, la voie ou comment philosopher

  • Comprendre ce que veut dire philosopher
  • Savoir articuler cette compréhension afin d’être compris
  • Savoir poser des hypothèses et construire des analyses logiques
  • S’interroger et argumenter pour élaborer un jugement clair
  • Formuler de manière rigoureuse sa propre pensée : faire usage de sa seule raison
  • Utiliser ou créer des concepts

La « finalité concrète », c’est l’utilité immédiate de la philosophie : pour-quoi philosopher ? Épicure nomme cette finalité le bonheur qui réside dans le plaisir et qui pour les élèves apprentis philosophes comprend la satisfaction légitime d’une bonne note, témoin d’un bonheur existentiel : il est très vexant de ne pas réussir son bac.philo, comme en témoignent de nombreuses réactions d’adultes qui n’ont pas oublié cette épreuve !

  • Prendre conscience de sa propre pensée
  • S’interroger, découvrir et reconnaitre l’erreur de ses opinions et préjugés
  • Exprimer une identité en confrontant ses jugements à ceux d’autrui et en élevant son argumentation à l’universel
  • Connaitre ses possibilités, ses réactions et ses limites pour penser par soi-même

Pour ceux,quelque peu obstinés, qui se mettent en condition d’échec, un seul conseil : essayer, une fois dans votre vie, de COMPRENDRE ce que philosopher veut dire…

Pour les autres, attaquez vos révisions avec plaisir et sérénité ! Ce n’est pas une épreuve insurmontable !

A suivre…

Lettre à un astronome / comédien

Compte rendu de la sortie théâtre :

Les thèmes étaient très théoriques, une approche scientifique mais pas vraiment philosophique (retracer l’histoire en vulgarisant le coté scientifique, mais aussi l’histoire des religions, croyances) pas de projection de l’aspect philosophique  sur les sciences. Uniquement l’aspect religieux.

Les théories scientifiques ne nous permettent pas d’avoir la vérité mais seulement une approche de celle-ci. Est-ce que la démarche scientifique nous permet d’atteindre la vérité ? Est-ce que la recherche de la vérité par un raisonnement pur, n’est pas contradictoire car il faut avoir la foi en cela ?

La vérité, c’est une idée et nous supposons que tous les hommes possèdent.

Lorsque le comédien a évoqué qu’il y avait une partie en tout homme, qui était dans la croyance, et une autre partie qui était à la recherche de la vérité on peut le rapprocher du fait que la croyance vient des sentiments, du corps, et la recherche du vrai de la raison. L’homme n’est pas parfait au sens d’un être de pure raison. Bien penser, c’est la rationalité, c’est penser par la raison, par étapes (Descartes)

–    Le chercheur croit trouver quelque chose, la vérité.

–     C’est une passion qui anime le chercheur, un amour de la véri

 

Thèmes philosophiques que nous pensions aborder :

– La raison et la foi

– L’anthropocentrisme

– L’astronomie en tant que science : qu’est ce qu’une science, une démonstration, quel est le rôle de l’expérience ?

– Les sciences et les techniques, l’enjeu moral ?

– La représentation théâtrale de l’histoire des sciences

– La double face d’un même personnage représentant la raison et le sentiment (éclaircissement attendu)

– L’intérêt philosophique d’une réflexion sur l’astronomie ?

– Les sens sont-ils trompeurs ?

– Voit on la vérité a travers la lunette ?

– Pourquoi ne pas prendre plusieurs acteurs pour faire les différents rôles ?

– Quel est le rôle du caillou ?

– Notion de proportion par rapport à l’espace et au temps (représentation de tout l’univers sur une année)

 

La classe de Terminale S

Adressé à Jean Louis Heudier :

http://www.heudier.eu/

 

L’étonnement

« Ce fut l’étonnement qui poussa les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des étoiles, enfin la genèse de l’univers. Apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (et c’est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu’ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s’appliquent aux nécessités, et ceux qui s’intéressent au bien-être et à l’agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n’avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est à elle-même sa propre fin. »

Aristote, Métaphysique A

Éléments de correction pour ce texte.

Idée générale et argumentation.

Aristote s’interroge sur la définition de la philosophie. D’une part il détermine l’origine, d’autre part la finalité de cette discipline qu’il place au rang des sciences et dont la spécificité est d’être libérale. Peut-on définir par le désintérêt une science qui a pour but la recherche de la vérité ? L’enjeu est de comprendre l’unité d’une démarche de pensée au-delà d’un simple événement historique (l’origine n’est pas le commencement de la philosophie)

I. Origine de la philosophie : « Ce fut l’étonnement…genèse de l’univers ». Cette origine est d’abord définie par les objets d’étude ou plus précisément d’étonnement. Sur quoi porte cet étonnement ? Du plus proche au plus lointain objet de cette curiosité.

  • Ce qui nous entoure , c’est la nature, phusis en grec ; c’est cette nature que l’homme cherche à comprendre et à maitriser pour vivre (domaine des besoins). Les premiers penseurs à l’origine de la philosophie sont des physiciens (Thalès par exemple)
  • Des problèmes plus importants tels « les phénomènes de la lune , ceux du Soleil et des étoiles ». L’étude la nature se détache des explications surnaturelles grâce à l’observation et au raisonnement? Cela permet d’étendre l’objet d’étude à des phènomènes de moins en moins visibles, les astres deviennent objet de science physique.
  • L’interrogation, le questionnement va plus loin que ce que l’on voit à l’œil nu ou avec une lunette d’astronomie, lorsque les hommes ont satisfait la sphère des besoins immédiats, ils s’interrogent « enfin sur la genèse de l’univers ». rappelons l’origine du mot métaphysique, non pas encore le sur-naturel mais ce qui vient à coté, après la physique (nature). La question de la genèse est celle du pourquoi, pourquoi y a t-til un monde dans la mesure où les réponses de la mythologie, de la religion, des pensées irrationnelles ne satisfont plus.

2. L’étonnement « Apercevoir une difficulté…aucun intérêt étranger ». Définir l’étonnement permet de comprendre l’origine de la philosophie. Cette origine n’est pas seulement historique mais définit une démarche de tout apprenti philosophe.

  • Face à une difficulté, le philosophe s’interroge. Il n’est pas passif et ne se contente pas d’observer le monde. Pour lui, le monde ne va pas de soi, il pose problème. La condition d’entrer en philosophie est la reconnaissance de son ignorance. Cette modeste attitude montre la nécessité de se débarrasser de préjugés, opinion, en particulier de toute croyance. Celui qui croit savoir, ne philosophe pas (voir l’attitude de Socrate dans l’apologie)
  • L’amour des mythes. Cette parenthèse est difficile à comprendre lorsque l’on connait la rupture historique entre mythe et raison ‘les historiens parlent du « miracle grec ». Mais c’est « en quelque sorte, d’une certaine manière seulement se montrer philosophe que d’aimer les mythes : c’est seulement si l’on se réfère à l’étymologie du mythe : le mot, ce qui effraie, frappe de stupeur, laisse bouche bée. C’est cette attitude que le philosophe adopte qui peut être comparée à l’effroi du mot magique, merveilleux, mystérieux.
  • Aucune fin utilitaire. La philosophie se distingue des autres disciplines en ce qu’elle ne poursuit rien d’autre qu’elle même. comme si elle arrivait après les questions urgentes (les réponses aux besoins en particulier matériels).

3. La philosophie est un loisir « Mais, de même que nous appelons…fin ». La définition de la philosophie la place au rang de science car c’est le dommaine de la connaissance qui est en jeu. C’est la verité quecherche le philosophe en s’enterrogeant sur différents objets à connaitre. Ce désir de savoir n’a cependant d’autre but que lui-même.

  • L’analogie avec l’homme libre permet d’expliquer ce qu’est une activité libérale. C’est l’absence d’intérêt étranger et de lien à tout autre  qui donne le sens à la liberté humaine. L’homme libre est acteur et non passif, il est auteur de sa vie et non marionnette de quelque être suprême ou extérieur? De même la philosophie recèle en elle même sa propre justification d’être ce qu’elle est.
  • La philosophie est amour de la sagesse, c’est -à -dire amour du savoir, elle ne vise pas autre chose que la connaissance (activité contemplative ou intellectuelle qui n’a aucune autre raison qu’elle même. Elle ne sert à rien ! qu’à aimer le savoir.
  • La philosophie suppose du loisir, du temps libre où l’esprit ne soit pas accaparé par des tâches matérielle. Ce n’est pas une occupation pour les esclaves pris par les nécessités de subsister.

Qui est le plus sage ?

En 399 avant J.-C. Socrate est condamné à mort. Son disciple Platon relate les faits de l’accusation dans le dialogue intitulé « apologie de Socrate. » Mais c’est surtout sa défense qu’il entreprend en mettant en scène Socrate le jour de son procès. Ce dernier n’a aucun souci personnel ni désir de gloire, ce qui  l’intéresse n’est pas l’étroitesse de sa personne mais le bien commun. Toute sa vie, il s’est interrogé avec modestie sur les vertus d’un citoyen sans ne jamais prétendre lui-même en posséder aucune. Ainsi, la vertu morale, pas plus que la science n’est une possession ; c’est plutôt une recherche,  une quête comme il l’indique lui-même de manière métaphorique en enquêtant sur ce que l’on nomme SAGESSE (sophia). Contre la prétention des sophistes, des savants ou des hommes politiques, Socrate oppose sa modestie de son ignorance véritable. Ce qui s’oppose aux savoirs faux ou aux faux savoirs (illusions) c’est l’ignorance. Contre toute prétention, Socrate cherche le vrai, le désire : c’est la démarche même de la philosophie.

[21b] Considérez bien, Athéniens, pourquoi je vous dis toutes ces choses, c’est uniquement pour vous faire voir d’où viennent les bruits qu’on a fait courir contre moi.

Quand je sus la réponse de l’oracle, je me dis en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu’il n’y a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande; Que veut-il donc dire, en me déclarant le plus sage des hommes ? Car enfin il ne ment point; un dieu ne saurait mentir. Je fus longtemps dans une extrême perplexité sur le sens de l’oracle, jusqu’à ce qu’enfin, après bien des incertitudes, je pris le parti que vous allez entendre pour

[21c] connaître l’intention du dieu. J’allai chez un de nos concitoyens, qui passe pour un des plus sages de la ville; et j’espérais que là, mieux qu’ailleurs, je pourrais confondre l’oracle, et lui dire : Tu as déclaré que je suis le plus sage des hommes, et celui-ci est plus sage que moi. Examinant donc cet homme, dont je n’ai que faire de vous dire le nom, il suffit que c’était un de nos plus grands politiques, et m’entretenant avec lui, je trouvai qu’il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, et qu’il ne l’était point. Après cette découverte, je m’efforçai de lui faire voir qu’il n’était nullement ce qu’il croyait être ; et voilà déjà ce qui me rendit odieux

[21d]  à cet homme et à tous ses amis, qui assistaient à notre conversation. Quand je l’eus quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : Je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux; mais il y a cette différence que lui , il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien; et que moi, si je me sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir

[21e]  ce que je ne sais point. De là, j’allai chez un autre, qui passait encore pour plus sage que le premier; je trouvai la même chose, et je-me fis là de nouveaux ennemis. Cependant je ne me rebutai point; je sentais bien quelles haines j’assemblais sur moi; j’en étais affligé, effrayé même: Malgré cela, je crus que je devais préférer à toutes choses la voix du dieu, et, pour en trouver le véritable sens, aller de porte en porte chez tous ceux

[22a]  qui avaient le plus de réputation; et je vous jure, Athéniens, car il faut vous dire la vérité, que voici le résultat que me laissèrent mes recherches: Ceux qu’on vantait le plus me satisfirent le moins, et ceux dont on n’avait aucune opinion, je les trouvai  beaucoup plus près de la sagesse. Mais il faut achever de vous raconter mes courses et les travaux que j’entrepris. Pour m’assurer de la vérité de l’oracle. Après les politiques, je m’adressai

[22b] aux poètes tant à ceux qui font des tragédies, qu’aux poètes dithyrambiques et autres, ne doutant point que je ne prisse là sur le fait mon ignorance et leur supériorité. Prenant ceux de leurs ouvrages qui me paraissaient travaillés avec le plus de soin, je leur demandai ce qu’ils avaient voulu dire, désirant m’instruire dans leur entretien. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité; mais il faut pourtant vous la dire. De tous ceux qui étaient là présents, il n’y en avait presque pas un qui ne fut capable de rendre compte de ces poèmes mieux que ceux qui les avaient faits. Je reconnus donc bientôt que ce n’est pas la raison qui, dirige le poète, mais une sorte d’inspiration naturelle,

[22c] un enthousiasme semblable à celui qui transporte le prophète et le devin, qui disent tous de fort belles choses, mais sans rien comprendre, à ce qu’ils disent. Les poètes me parurent dans Je même cas, et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur talent pour la poésie, ils se croyaient sur tout le reste les plus sages des hommes; ce qu’ils n’étaient en aucune manière. Je les quittai donc, persuadé que j’étais au-dessus d’eux, par le même endroit qui m’avait mis au-dessus des politiques.

[22d]  Des poètes, je passai aux artisans. J’avais la con-science de n’entendre rien aux arts, et j’étais bien persuadé que les artisans possédaient mille secrets admirables, en quoi je ne me trompais point. Ils savaient bien des choses que j’ignorais ; et en cela ils étaient beaucoup plus habiles que moi. Mais, Athéniens, les plus habiles me parurent tomber dans les mêmes défauts que les poètes; il n’y en avait pas un qui, parce qu’il excellait, dans son art, ne crut très-bien savoir les choses les plus importantes, et cette folle présomption

[22e] gâtait leur habileté; de sorte que, me mettant à la place de l’oracle, et me demandant à moi-même lequel j’aimerais mieux ou d’être tel que je suis, sans leur habileté et aussi sans leur ignorance; ou d’avoir leurs avantages avec leurs défauts; je me répondis à moi-même et à l’oracle : J’aime mieux être comme je suis. Ce sont ces recherchés, Athéniens, qui ont excité contre [23a]  moi tant d’inimitiés dangereuses; de là toutes les calomnies répandues sur mon compte, et ma réputation de sage; car tous ceux qui m’entendent croient que je sais toutes les choses sur lesquelles je démasque l’ignorance des autres.