Cours 4 Art et technique

Introduction :

En grec, le mot technè désigne aussi bien l’art oratoire, l’art médical, l’art culinaire,l’artisanat, les savoirs-faire (habileté) mais également les compétences sportives. Mais il désigne aussi ce que nous nommons « les beaux-arts » (sculpture, musique, danse, théâtre, cinéma, littérature…). C’est au XVIII siècle que seront distingués les beaux-arts des « arts mécaniques ». C’est à partir de la Renaissance que l’artiste acquiert un statut social (exemple : Leonardo Da Vinci) ainsi que la reconnaissance de leur travail. C’est au XVIII siècle ( siècle des Lumières) que les philosophes vont proposer une connaissance véritable de l’art, nommée « l’esthétique » qui provient du grec aisthesis qui renvoie aux cinq sens, aux sensations, aux sentiments ( subjectivité). L’esthétique est un discours, un jugement sur ce qui nous plaît, nous touche. L’art et la philosophie s’opposent depuis Platon pour diverses raisons :

– Il estime que les artistes sont des charlatans, qu’ils jouent des illusions.

– Les artistes sont inspirés par des muses. Ils ne savent donc pas de quoi ils parlent, selon Platon.

– Les artistes sont des imitateurs, ils copient la Nature.

Pour ces raisons, Platon va exclure les artistes de sa République : la cité idéale, qui est aussi son projet politique. C’est l’ostracisme platonicien (condamnation).

Il y a trois pistes de réflexion en philosophie sur l’art :

– Qui est artiste ?(imitation, création, différence entre artiste et artisan )

– Qu’est ce qu’une œuvre d’art ? ( différent d’un objet de la nature ou fabriqué)

– Ai-je bon goût ?

 

I. Qui est artiste ?

1. Créer est-ce imiter ?

Les relations entre la philosophie et l’art sont conflictuelles. Platon accuse les poètes d’être des illusionnistes,de nous tromper sur la réalité car ils sont « inspirés ». Leurs œuvres sont considérées comme de mauvaises copies de discours divins. De même,les peintres et les sculpteurs nous trompent car ils copient la nature. Un exemple célèbre illustre cette conception de l’art comme imitation : le peintre Zeuxis avait représenté sur sa toile une grappe de raisins que les oiseaux venaient picorer.Cependant l’imitation artistique ne peut pas se réduire à une copie fidèle du réel dans la mesure ou l’artiste apporte sa propre subjectivité, son propre regard sur le monde. Le spectateur n’est pas aussi dupe que les oiseaux . Il faut redéfinir la notion d’imitation par exemple comme le fait Aristote en parlant d’une tendance naturelle à l’homme qui consiste à mimer et non a contrefaire. Même dans les peintures réalistes ou dans les photographies d’art aujourd’hui l’artiste ne copie pas ce qu’il perçoit, l’art non figuratif nous montre que la création n’est pas une imitation.

TEXTE 1

« – [C’est Socrate qui parle.] Mais réponds à la question suivante concernant le peintre : à ton avis, ce qu’il entreprend d’imiter, est-ce cet être unique qui existe pour chaque chose par nature, ou s’agit-il des ouvrages des artisans ?

– Ce sont les ouvrages des artisans, dit [Glaucon].

– Tels qu’ils existent ou tels qu’ils apparaissent ? cette distinction doit aussi être faite.

– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

– Ceci : un lit, si tu le regardes sous un certain angle, ou si tu le regardes de face, ou de quelque autre façon, est-il différent en quoi que ce soit de ce qu’il est lui-même, ou bien paraît-il différent tout en ne l’étant aucunement ? n’est-ce pas le cas pour tout autre objet ?

– C’est ce que tu viens de dire, dit-il, il semble différent, mais il ne l’est en rien.

– À présent, considère le point suivant. Dans quel but l’art de la peinture a-t-il été créé pour chaque objet ? Est-ce en vue de représenter imitativement, pour chaque être, ce qu’il est, ou pour chaque apparence, de représenter comment elle apparaît ? la peinture est-elle une imitation de l’apparence ou de la vérité ?

– De l’apparence, dit-il.

– L’art de l’imitation est donc bien éloigné du vrai, et c’est apparemment pour cette raison qu’il peut façonner toutes choses: pour chacune, en effet, il n’atteint qu’une petite partie, et cette partie n’est elle-même qu’un simulacre. C’est ainsi, par exemple, que nous dirons que le peintre peut nous peindre un cordonnier, un menuisier, et tous les autres artisans, sans rien maîtriser de leur art. Et s’il est bon peintre, il trompera les enfants et les gens qui n’ont pas toutes leurs facultés en leur montrant de loin le dessin qu’il a réalisé d’un menuisier, parce que ce dessin leur semblera le menuisier réel.

– Oui, assurément.

– Mais voici, mon ami, je présume, ce qu’il faut penser dans ces cas-là. Quand quelqu’un vient nous annoncer qu’il est tombé sur une personne qui possède la connaissance de toutes les techniques artisanales et qui est au courant de tous les détails concernant chacune, un homme qui possède une connaissance telle qu’il ne connaît rien avec moins de précision que n’importe quel expert, il faut lui rétorquer qu’il est naïf et qu’apparemment il est tombé sur un enchanteur ou sur quelque imitateur qui l’a dupé, au point de se faire passer pour un expert universel, en raison de son inaptitude propre à distinguer ce en quoi consistent la science, l’ignorance et l’imitation.

– C’est tout à fait vrai, dit-il. »

PlatonLa République (IVe siècle av. J.-C.), Livre X, 598a-d, trad. G. Leroux,
Éd. Flammarion, coll « GF », 2002, pp. 485-487.

2 L’art ne consiste-t-il que dans une imitation de la nature ?

 

a. L’exemple des trois lits

Dans le cadre de la conception grecque antique l’art est perçu avant tout comme simple imitation. Dans La République, Platon prend l’exemple du lit pour montrer qu’il existe trois sortes de lits : le lit « idéal », c’est-à-dire l’idée ou le concept du lit, le lit du menuisier, et le lit du peintre. Socrate demande ce que peut bien apporter le peintre à l’objet « lit », que l’artisan a produit. Il en conclut qu’il n’apporte rien : si le menuisier imite l’Idée du lit, le peintre, lui, se contente d’imiter une imitation. L’art est un mensonge, il donne naissance à des « fantômes », en lesquels ne peuvent croire que « les petits enfants et les ignorants ».

 b. L’imitation est source de satisfaction

Pour Aristote, au contraire, le propre de l’art est bien d’imiter la nature, mais l’intention de l’artiste n’est pas, alors, d’atteindre le vrai, lequel n’est pas objet de l’art mais celui de la science. L’artiste doit viser le vraisemblable, grâce auquel le spectateur reconnaît ce que l’artiste représente ; il peut ainsi adhérer à cette représentation. De plus, l’art imite non seulement la nature au sens strict mais aussi « les caractères, les émotions et les actions » et la puissance créatrice même de la nature (Poétique, 1447 a 28), et « plus ils sont bien imités, plus ils nous causent de satisfaction ».

c. La beauté artistique est supérieure à la beauté naturelle

La question de la beauté, dans l’Antiquité, est liée essentiellement à beauté naturelle, qui représente l’idéal ou le modèle de la beauté. L’art, cherchant à rivaliser avec la nature, ne produit que des imitations, il est « artifice ». Hegel (1770-1831) explique en quoi l’imitation de la nature demeurait la principale finalité de l’art grec : Zeuxis peignait des raisins qui avaient une apparence tellement naturelle que les pigeons s’y trompaient et venaient les picorer, et Praxeas peignit un rideau qui trompa un homme, le peintre lui-même. On parle, dans ce cas, d’un « triomphe de l’art » (Esthétique I, 1829). Il ajoute :

« On peut dire d’une façon générale qu’en voulant rivaliser avec la nature par l’imitation, l’art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant ».

S’établit avec Hegel et pour l’ensemble de la philosophie moderne un renversement total : c’est désormais par rapport à l’homme que la nature est pensée : « La beauté artistique, fruit de l’esprit, est supérieure à la beauté naturelle » (Esthétique, début de l’introduction). Hegel montre en effet que l’art ne peut pas rivaliser avec la nature. En effet, l’ambition d’imiter la nature est vouée à l’échec. Les moyens dont dispose l’artiste ne lui permettront jamais de reproduire fidèlement la nature, dont le principe essentiel est celui de la vie. L’art ne pourra jamais que proposer une caricature de la vie.

3. L’art est une activité autonome

a. L’art est expression

L’art n’est pas imitation, il est avant tout expression, c’est-à-dire exploration et mise en forme de l’expérience humaine. C’est ainsi que Balzac écrit, dans Le Chef-d’œuvre inconnu, que « la mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer ».

b. La nature imite l’art

Loin de se régler sur la nature, l’art est plutôt ce qui forme notre regard et détermine notre appréhension de la nature. En effet, la nature elle-même est appréciée, jugée à partir d’une idée culturelle du beau qui s’est formée au long de l’histoire des créations artistiques. C’est ce qui autorise Oscar Wilde à écrire : « la nature imite l’art ». Importe surtout, en effet, l’œil que l’artiste porte sur la nature ; si la nature contemplée est belle, c’est parce que notre œil est éduqué et y reconnaît la beauté.

c. L’art est création spirituelle

Selon Hegel, « l’art est une forme particulière sous laquelle l’esprit se manifeste ». En effet, l’objet de l’art n’est pas la nature mais l’esprit. Dans toute œuvre, l’esprit de l’homme se projette et se révèle à lui-même. Ainsi, l’art est un moyen, un des plus élevés, par lequel l’homme s’arrache à la nature et la transcende : l’art permet à l’homme de réaliser son humanité.

D’une manière générale, la conception moderne de l’art se démarque de la conception classique : le beau ne doit plus être découvert (dans la nature qui contient la beauté parfaite, idéale), mais il doit être inventé : la beauté se trouve désormais dans l’esprit de l’homme lui-même, et non dans l’ordre de la nature.

4/Fabrication, création et génie

1/ « Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’oeuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’oeuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’oeuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même. Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. (…) Ainsi la règle du Beau n’apparaît que dans l’oeuvre et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre oeuvre. » ALAIN, Système des beaux arts

1/ Quelle est l’idée générale du texte ?

2/ Expliquer l’artisan peut être artiste  » mais par éclairs »

3/ Le travail d’un artisan pourraitil être fait par une machine ?

2/ « L’activité du génie ne paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en tactique ; toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée s’exerce dans une seule direction, à qui toutes choses servent de matière, qui observent toujours avec la même diligence leur vie intérieure et celle des autres, qui voient partout des modèles, des incitations, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien non plus que d’apprendre d’abord à poser des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de toujours les travailler; toute activité de l’homme est une merveille de complication, pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ».

– D’où vient alors cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? Qu’eux seuls ont de l’« intuition » ? (Ce qui revient à leur attribuer une sorte de lorgnette merveilleuse qui leur permet de voir directement dans l’« être » !) Manifestement, les hommes ne parlent de génie que là où ils trouvent le plus de plaisir aux effets d’une grande intelligence et où, d’autre part, ils ne veulent pas éprouver d’envie. Dire quelqu’un « divin » signifie : « Ici, nous n’avons pas à rivaliser. » Autre chose : on admire tout ce qui est achevé, parfait, on sous-estime toute chose en train de se faire ; or, personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est là son avantage car, partout où l’on peut observer une genèse, on est quelque peu refroidi ; l’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; c’est la tyrannie de la perfection présente. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non pas les hommes de science ; en vérité, cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison ».

NIETZSCHE, Humain, trop humain (1878), § 162

3/ Amadeus

Bonus à retenir :

Dans La République, Platon s’intéresse au statut de la technique (le terme n’était pas distinct du terme « art » à l’époque). C’est dans ce but qu’il donne son célèbre exemple des trois lits. C’est en suivant cette argumentation que Platon critique l’art. L’art a un rapport lointain à la vérité, son pouvoir de vérité est très faible, une œuvre d’art n’est qu’une illusion.

C’est dans la Poétique (livre IV) qu’Aristote (384-322 av. J.-C.) défend l’idée que le but principal de l’art est d’apprendre à connaître. En effet, l’imitation est une tendance naturelle par laquelle nous tirons un enseignement des choses que nous rencontrons.

Elle facilite d’ailleurs un tel apprentissage puisque les images des réalités les plus pénibles (celles des cadavres, des bêtes viles) peuvent être contemplées avec plaisir. Mais ce plaisir que provoque l’imitation provient également de l’admiration que nous ressentons face à l’habileté de l’exécution. Ainsi, au-delà de l’enseignement, l’imitation a également une finalité esthétique.

Dans L’Ésthétique, Hegel distingue le « beau naturel » et le « beau artistique ». Nous faisons l’expérience du beau naturel en contemplant un paysage, par exemple. Le beau artistique est de nature différente du beau naturel, il est « la beauté née de l’esprit ». Le beau artistique est supérieur au beau naturel puisqu’il traduit dans l’ordre du sensible, ce qui relève de l’esprit.