l’homme est mesure de toutes choses

– Sensation, dis-tu, est science ?

– Oui.

– Tu risques bien d’avoir prononcé, sur la science, une parole qui n’est pas sans valeur, mais celle que disait aussi Protagoras. Mais c’est d’une autre façon qu’il dit ces mêmes choses. Il dit en effet, n’est-ce pas, que l’homme est mesure de toutes choses, de celles qui sont, au sens où elles sont, de celles qui ne sont pas, au sens où elles ne sont pas. […] Voici donc à peu près ce qu’il dit : telle m’apparaît chaque chose, telle elle est pour moi, et telle elle t’apparaît à toi, telle à nouveau elle est pour toi. […]

Mais le début de son discours, j’en reste étonné : il n’a pas commencé la vérité en disant : « De toutes choses, mesure est le cochon », ou « le babouin », ou, parmi les êtres pourvus de sensation, quelque autre plus étrange : ce qui l’aurait fait commencer à nous parler d’une façon appropriée à un grand personnage, d’une façon tout à fait méprisante, en indiquant que nous, de notre côté, nous l’admirions comme un dieu pour son savoir, quand lui, en conséquence de ce qu’il dit, se trouvait n’être, pour l’intelligence, en rien meilleur qu’un têtard de grenouille, pour ne rien dire de tel autre parmi les humains. Ou bien comment devons-nous nous prononcer, Théodore ? Car, vraiment, si pour chacun doit être vraie l’opinion qu’il conçoit du fait de la sensation ; si, ce qu’éprouve un tel, tel autre n’en sera pas meilleur juge ; si, s’agissant d’opinion, l’un non plus ne sera pas mieux à même d’examiner si celle d’un autre est juste ou fausse ; si au contraire – c’est ce qui se dit souvent –, chacun, dans sa solitude, n’aura pour opinions que les choses qui lui sont propres, mais, celles-là, toutes justes et vraies : alors pourquoi donc, mon ami, Protagoras était-il un savant, ce qui fait qu’on le tenait pour maître des autres, avec, comme il est juste, un gros salaire ? Et pourquoi étions-nous, nous, moins intelligents, pourquoi nous fallait-il aller apprendre auprès de lui : nous dont chacun est lui-même mesure de son propre savoir ?

Platon, Théétète [IVe siècle av. J.-C.], 152 a et 161c-e, trad. du grec ancien par M. Narcy, GF Flammarion, 1994, p. 153-154 et 178.

  1. Définissez le terme « opinion » (doxa, en grec). Ce terme insiste-t-il sur la valeur de ce que l’on pense, ou surtout sur le fait que nous y adhérons ?
  2. Explicitez les deux contradictions que Socrate, avec ironie, souligne chez Protagoras. Peut-on, sans risquer de se contredire, donner une valeur absolue à une doctrine affirmant que la vérité est relative ?