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Classe de piano : comment déjouer le décrochage

En 2015, l’ARIAM Ile-de-France a organisé de nombreuses rencontres-métiers à l’occasion de ses 40 ans. Parmi celles-ci, la rencontre sur le décrochage a rassemblé 24 professeurs de piano sur deux matinées, dont voici la synthèse.

Un merci tout particulier à Bernadette Grégoire et Denis Cuniot, alors respectivement directrice et sous-directeur, qui ont accepté que soit rééditée ici cette synthèse.

Lors de ces deux matinées, il est apparu que le sujet du décrochage est central pour nombre de professeurs de piano, exerçant dans divers établissements d’Ile-de-France. Un sujet qui entraîne nombre de questions sur la pédagogie, mais aussi la place et le rôle des conservatoires dans la société aujourd’hui ! Nombreux ont été les réflexions et questionnements mais aussi les témoignages et propositions d’outils et dispositifs testés ci et là…

Le décrochage révèle bien souvent un désir de musique qui n’a pas su se formuler ou trouver les conditions de sa réalisation. Au mieux – trop rarement – l’élève décrocheur, enfant ou adolescent, créera sa propre relation à la musique en dehors de l’institution. Mais il est à craindre que l’abandon de la formation ne soit vécue comme un échec, d’autant plus si l’inscription au conservatoire procédait d’une volonté d’intégration sociale et culturelle ! Plus que l’institution ou le professeur, c’est donc bien l’élève qui le premier souffre du décrochage.

À l’issue d’un premier tour de table, nous nous arrêtons sur la définition suivante du décrochage : l’élève décroche s’il quitte l’établissement sans avoir les moyens de vivre son désir de musique en autonomie.

Il en découle que, pour déjouer le processus de décrochage, le professeur de piano doit avoir une vision globale sur le long terme de la formation de chacun des élèves, l’accompagnant dans l’élaboration de son désir de musique – ce qui implique une diversité musicale dans l’apprentissage, dès le 1er cycle – et l’acquisition progressive des moyens de son autonomie – ce qui demande une collaboration étroite avec l’ensemble de l’équipe éducative.

De façon plus développée sont apparus au cours des deux rencontres six axes de travail permettant de penser des réponses spécifiques à un problème commun, des réponses qui se cherchent, évoluent au cours du temps :

  • vision globale de la formation
  • diversité musicale
  • travail en réseau
  • modularité
  • l’élève acteur de sa formation
  • dynamique de classe

Vision globale de la formation

Idéalement la lutte contre le décrochage demande une équipe pédagogique stable, collectivement responsable de la formation des élèves pendant plusieurs années, ce qui offre à chaque professeur une vision globale sur la formation que propose l’établissement, et de façon individuelle, celle que reçoit chacun des élèves.
Selon notre définition plus haut, l’ensemble de l’équipe pédagogique accompagne l’élève dans l’acquisition des moyens de vivre son propre désir de musique.
D’emblée, après avoir rappelé que le terme « méthode » provient du grec ancien methodos qui signifie recherche, structuration d’une voie, nous nous accordons sur l’idée que l’acquisition en question sera bien le fruit d’une recherche, liée à l’élève lui-même. Une recherche qui laisse place aux errements, doutes, passages à vide, mais pour laquelle le lien avec l’élève est conservé, sans cesse maintenu et renouvelé par l’ensemble des professeurs.

Diversité musicale

Questionnons à présent le désir de musique : pour la plupart des élèves, ce n’est que progressivement qu’il se précisera, et cela demande donc d’avoir cultivé tout au long de la formation une ouverture sur la musique dans sa diversité, concernant le style, le répertoire, l’improvisation, la création, l’arrangement, etc.

Diversité esthétique et culturelle
Les conservatoires et écoles de musique ont un rôle important dans la reconnaissance institutionnelle de l’ensemble des styles, renforçant ainsi une légitimité culturelle des musiques dans leur diversité.
Cette diversité est à penser en lien avec le territoire et la population, dans l’idée d’échanges : l’établissement brasse esthétiques et styles qui sont déjà connus et écoutés mais il apparaît important aux professeurs présents de rappeler que le conservatoire joue aussi un rôle dans la découverte de musiques par la population.
Dans cette idée, un participant témoigne qu’il a à cœur de développer la curiosité musicale de ses élèves en jouant leur répertoire, un autre qu’il leur conseille des écoutes (avec playlists sur youtube et par mail) et leur demande des recherches sur des points de culture musicale.

Diversité pédagogique
Chaque style implique un apprentissage, une pédagogie qui lui sont propres. Ainsi la diversité esthétique peut servir d’outil à la différenciation pédagogique, suivant les élèves et pour un même élève au long de son apprentissage. Ainsi plusieurs professeurs présents citent les comptines et chansons pour enfants comme moment d’un apprentissage par transmission orale ; un autre l’improvisation libre pour un apprentissage par écoute et échanges en groupe.

Diversité des ressources
Désormais, les outils numériques facilitent les découvertes et offrent de nombreuses ressources : partitions, grilles et tablatures, extraits audio, tutoriels vidéo, enregistrements personnels…
Et n’oublions pas que l’élève est une ressource !
Un participant rapporte que son atelier de 1er cycle offre un cadre de création collective à partir de

« musiques de la maison », apportées par les élèves, dans le format de leur choix (mp3, partition éditée ou écrite personnellement, etc.).

Oralité
Il apparaît qu’une place trop importante accordée à la musique écrite crée une distance avec nombre d’élèves. Ainsi nombre de professeurs ont expérimenté le début de l’apprentissage sans partition, offrant le temps de s’approprier l’instrument, libérer le rapport au corps, improviser à la voix puis à l’instrument, construire le lien avec la FM…
Voici donc une démarche de diversité qui entre en résonance avec cette « génération Youtube », qui somme toute s’empare de son apprentissage avec les moyens contemporains, dont la lecture de partition représente une petite partie. Citons Jean Molino qui introduit le concept d’auralité, désignant la transmission par l’oreille : « Nous avons maintenant affaire à toutes les modalités possibles d’association entre l’oreille, la main, l’écrit et la technique. »
Comme en témoignent les intervenants, l’arrangement revient au goût du jour et peut faire l’objet d’un atelier, le groupe partant de supports divers (écrits, enregistrements, chant personnel).
La question de l’acquisition du répertoire lui-même est alors posée : ne peut-on pas y ajouter les outils d’oralité, d’imitation, de tutoriel vidéo ?

Travail en réseau

Collectif de professeurs
Comme développé dans notre 6e point, consacré à la dynamique de classe, le cours collectif apparaît comme l’un des remparts les plus solides face au décrochage. Mais il apparaît dans la discussion que le travail en réseau est à penser également pour les professeurs eux-mêmes. A la fois parce qu’ils éprouvent et démontrent ainsi tous les apports du collectif, mais aussi parce qu’échanger sur les élèves nourrit la réflexion et l’expérimentation, et « c’est ainsi qu’on lutte également contre le décrochage du professeur ! »
Idéalement, le travail des professeurs en équipe met les compétences de chacun au service des besoins de chaque élève. Avec une telle mise en commun des ressources et compétences, les élèves trouvent des accompagnateurs pour l’ensemble des composantes de leur formation, enrichie de la diversité des rencontres humaines. Mais sur le terrain, la réalité en semble assez éloignée : par manque de communication, d’espaces et de moments d’enseignement commun…
Un professeur tempère : « une telle mosaïque de l’apprentissage sera encouragée par la circulation des
élèves dans l’établissement ». En effet, les facilitateurs sont à chercher du côté des projets transversaux, rencontres ponctuelles, interventions de professionnels extérieurs, appropriation de l’établissement par les élèves, enseignements optionnels, ateliers, etc.

De concert avec les parents
De fait, les parents sont alliés dans la formation de l’élève, il s’agit de rendre explicite cette situation tri-
partite. Dialogue et réactivité (pour lesquels, pour l’ensemble des professeurs présents, mail et rendez-vous constituent de bons outils) seront des atouts précieux contre le décrochage. Les intervenants ajoutent qu’en tant qu’adultes, les parents peuvent témoigner de ce qu’apporte un investissement à long terme et ont un rôle à jouer dans le conseil de l’établissement.
Un professeur rappelle qu’il s’agit bien d’accueillir les parents dans un monde qui leur est inconnu pour la plupart : accueil des nouvelles familles (idéalement par le directeur), découverte d’une culture avec son vocabulaire et ses habitudes, explication de l’investissement attendu, demande de larges plages-horaires lors de l’emploi du temps de début d’année, etc. Un autre participant ajoute l’idée de prévoir un temps
de découverte de l’instrument et d’inviter les parents à jouer lors d’un concert des familles, ce qui entretient l’implication des parents dans la formation de leur enfant.

Modularité

Rappel sur les cycles
Fonctionnant sur la base d’objectifs de fin de cycle (qui constituent le « contrat » pour les professeurs, élèves et parents), le cycle pluriannuel permet une souplesse de l’organisation de l’apprentissage, jusqu’au développement de dispositifs différents, prenant en compte notamment l’âge des élèves, leurs besoins, la situation d’apprentissage.

Format de cours
Les intervenants rapportent l’expérience du cours modulable, en fonction des besoins, attentes et objectifs, le format de cours permet alors de varier le contenu : par exemple, pour 5 minutes en moins par semaine, cours complémentaire de 30 minutes toutes les six semaines ; cours collectifs deux fois moins longs mais deux fois par semaine ; stage de rentrée ; ateliers ponctuels ; etc.
Des professeurs relèvent que le format d’atelier, rassemblant des élèves autour d’un projet particulier, peut être développé ponctuellement tout au long de l’apprentissage.

Echanges d’élèves
À la semaine, à l’année, ou sur une période précise liée à un projet, l’échange d’élèves entre professeurs offre un renouveau, permet d’entendre une autre pédagogie, ou parfois de mêmes conseils formulés différemment, et favorise la dynamique de classe dans sa globalité.

L’élève acteur de sa formation

Manque de disponibilité pour une pratique régulière
Le constat est unanime autour de la table : la majeure partie des élèves semble manquer de disponibilité pour pratiquer régulièrement à la maison. Une des pistes soulignées par un professeur est de faire prendre conscience à l’élève et sa famille que la pratique de la musique entraîne des choix de vie et d’accompagner les enfants et adolescents dans cette réflexion.
Par ailleurs, nous nous accordons sur l’idée de poser la question du travail en tant que tel :
-mettre au jour pour l’élève le lien entre plaisir et travail à moyen terme
– travailler ne signifie-t-il pas également travailler à se connaître soi-même par l’outil qu’est la musique ?
– en tant que professeur, se poser la question du travail à la maison : dans quel but, avec quelles attentes, quel contenu ; pour quels élèves ?

L’élève acteur
Le piano, « instrument de non choix » comme le souligne un participant, implique souvent des élèves passifs dans leur apprentissage. En outre, il est rappelé que le quotidien de l’enfant et adolescent, notamment à l’école, entraîne bien souvent une passivité de leur part.
Chercher à ce que l’élève soit acteur entraînera donc un lien à long terme avec les professeurs et l’institution pour que l’élève soit actif dans l’établissement et interagisse avec lui. Et l’engagement dans un projet ou un parcours sera d’autant plus profond d’une part s’il répond à un souhait de l’élève, mais d’autre part s’il mène à une collaboration avec les autres. Lorsque l’élève devient acteur de son parcours, sachant définir ses besoins, on entre véritablement dans la « pédagogie du projet », où l’enseignant est accompagnateur d’une initiative de l’élève.
Le parcours personnalisé, testé dans plusieurs établissements, constitue peut-être le parangon d’une telle
démarche : pensé sur projet musical proposé par l’élève (par exemple en lien avec danse, théâtre, activités extra-scolaires, apprentissages scolaires) mais construit en commun avec les professeurs, un tel parcours permet à l’élève de s’emparer de sa formation sur un temps donné, avec passerelle pour revenir dans une formation à plus long terme.
Dans la même idée, un professeur rappelle que le choix par l’élève des différents styles abordés au cours de sa formation met en exergue le lien fondamental entre désir et connaissance.

Vers l’autonomie
Notre définition du décrochage donnée en début de séance demande bien d’accompagner l’élève vers l’autonomie. Un participant note que l’élève est encadré pendant 24 heures hebdomadaires à l’école, contre 3 à 4 heures par semaine au conservatoire. Partant de ce constat, l’accompagnement vers l’autonomie doit s’inscrire dès le début de l’apprentissage.
Ainsi l’élève apprendra à convoquer les outils nécessaires pour travailler en autonomie, étant acteur dès
les premiers apprentissages, qu’il s’agisse d’un morceau dans son ensemble, ou de façon plus détaillée d’un geste, un outil, un savoir.
Nous abordons alors le sujet de l’auto-évaluation, pratiquée de façon plus ou moins formalisée suivant les professeurs. Celle-ci constitue en tout cas un pas important vers l’autonomie, en passant par l’évaluation de groupe par exemple : retours et débriefing, évaluation formative après établissement de critères en groupe et en dialogue avec le professeur.
Au-delà, l’évaluation de l’autonomie en tant que telle apporte elle-aussi un outil à ne pas négliger : dans quel cadre, avec quels critères ?
Pour aller plus loin, quels sont les outils dont l’élève a besoin pour une future autonomie, liée à son propre désir de musique : MAO, lecture de grilles, travail avec tutoriels youtube, relevés d’oreille, etc. ?

Dynamique de classe

Collectif & appartenance
« Le décrocheur n’est pas acteur, il est passif ! » On luttera contre cette passivité en insufflant une dyna-
mique collective et en incitant la construction de relations durables entre élèves de la classe.
Différentes idées se croisent, parmi lesquelles :

  • l’organisation de sorties-concerts, à tarif négocié de
    10€ maximum (contribuant par la même occasion à for-
    mer à l’activité de spectateur et à développer la culture
    des élèves)
  • les cours collectifs (organisés en tant que tels, ou par
    tuilage…)
  • la constitution d’un répertoire de la classe, avec œuvres
    que l’on rejoue pour des projets précis
    Autre idée, faire témoigner un grand élève, par exemple
    sur une période de démotivation qu’il a su traverser.

Projets et concerts
Les élèves doivent avoir un rôle qui est pertinent et important en tant qu’individus, ainsi que pour un groupe et la classe. S’ils ont l’impression de n’appartenir à aucun groupe, ils risquent – surtout adolescents – d’éprouver un besoin non satisfait qui peut s’étendre à leur compor-
tement et leur apprentissage. Plusieurs idées d’implication d’élèves sur les projets et
concerts :
– orientation des cours et concerts autour d’une thématique commune (qui sera également l’occasion d’une transversalité dans l’établissement et d’une globalisation avec les apprentissages scolaires)
– mise en place de concerts-projets ; dans un établissement, une équipe de 3 élèves conçoit et organise un concert autour de la thématique de l’année, dans un autre le concert est en lien avec les thématiques d’histoire des arts en 3e (qui mène également à l’appréhension d’un concert dans sa globalité et qui provoque de nouvelles conditions de jeu sur scène)
– concerts avec implication des professeurs sur scène (interprétation personnelle, collective avec collègues et élèves)
– concerts dans un lieu choisi, pour un public ciblé

Plusieurs participants rappellent que le concert de classe, considéré comme outil pédagogique, permet notamment que petits et grands s’écoutent

Numérique
Appétence pour les technologies, recherche d’expressivité et goût pour la sociabilité caractérisent aujourd’hui comme hier les pratiques culturelles des jeunes. (Sylvie Octobre, Deux pouces et des neurones)
Les technologies numériques font partie de la vie de nos élèves et offrent des outils pour lutter contre le décrochage. Voici les exemples évoqués lors de la rencontre :

  • le blog participatif pour la classe. Il permet aux professeurs et élèves de partager différentes ressources, découvertes, connaissances, articles, liens audio et vidéo ainsi que l’agenda des événements auxquels la classe participe. Le Web pédagogique offre la possibilité de créer un blog gratuitement, dont on peut refuser l’accès aux moteurs de recherche.
  • les partitions libres de droit. Par exemple sur www.imslp.org ; ainsi le professeur entretient désormais un rapport avec les éditeurs en appui d’objectifs bien précis, et non la situation inverse où le professeur filtrait un premier choix qui avait été fait par l’éditeur.
    Par ailleurs, les élèves ont accès eux-mêmes à cette immense bibliothèque, ce qui constitue un premier pas vers l’autonomie.
  • le livret numérique de l’élève. Celui-ci permet d’archiver les disciplines suivies, les ensembles et ateliers auxquels l’élève a participé, les professeurs rencontrés, les projets et concerts dans lesquels il s’est investi ; avoir à tout moment une visibilité de l’ensemble de la formation permet d’accompagner au mieux l’élève dans son propre projet. Et le fait qu’il soit numérique, accessible
    à distance, facilite la communication entre collègues et avec la famille.
  • le mp3. La musique est aujourd’hui trans-portable, encore plus immatérielle qu’auparavant. C’est ainsi qu’on la partage, la diffuse. Jusqu’à l’apprendre : la partition est un élément dont il est bon d’apprendre à se dispenser. Relever – avec ou sans piano – une grille, une mélodie, une idée d’arrangement fait partie du quotidien du pianiste.
  • Youtube, la plus grande médiathèque du monde. Apprendre à choisir les interprètes, à en discuter. Par ailleurs, les nombreux tutoriels pour jouer des morceaux précis au piano ne sont pas à exclure du champ de la pédagogie du piano : tablatures d’aujourd’hui, en vidéo ?
  • l’enregistrement. Qu’il soit audio ou vidéo, il développe l’oreille critique et constructive, et aide à travailler à la maison. Assisté d’un logiciel de boucle, l’enregistrement devient aussi un outil de création.
  • la musique assistée par ordinateur (MAO). Le clavier constitue une porte d’entrée fréquente vers la MAO. Il sera intéressant pour le professeur de piano de tisser des liens avec cette discipline (projets communs, ateliers d’initiation, écoute de travaux réalisés à la maison, parfois en autodidacte).

Conclusion et perspectives

Finalement s’effectue ces dernières années un renversement de paradigme : la nécessaire adaptabilité de l’élève à l’institution se mue ainsi en une bénéfique entente entre élève et équipe pédagogique. Le professeur entend l’élève dans ses besoins de dynamique, de diversité, de création. L’élève entend le professeur dans ses besoins d’investissement, d’exigence, de transmission.
C’est alors que l’apprentissage devient volontaire, la diversité nourrissante, la création exigeante.

Citations :
MOLINO Jean, Qu’est-ce que l’oralité musicale ? in Nattiez Jean-Jacques (coll.), Musiques, une encyclopédie pour le 21e siècle, tome 5, Actes Sud, 2007.
OCTOBRE Sylvie, Deux pouces et des neurones. Les cultures juvéniles de l’ère médiatique à l’ère numérique, 2014, Diffusion La Documentation française.

Faites tomber les murs !

Vers un décloisonnement de la création musicale dans les conservatoires.

Le 17 novembre dernier s’est tenue au CRR d’Aubervilliers-La Courneuve une Journée nationale de rencontre professionnelle organisée par la Maison de la Musique Contemporaine sur la question de l’enseignement et de la place de la création musicale dans les Conservatoires. Anabelle Miaille, chargée de mission « observation et veille opérationnelle » à la MMC reprend ici les échanges et les idées qui ont été développés tout au long de la journée.

Le programme de cette journée nationale de rencontre professionnelle a été élaboré à la suite d’ateliers de réflexions qui ont réuni des professionnel·le·s de ce secteur et qui ont permis de faire émerger les constats et problématiques rencontrés sur le terrain.

Le premier constat est que la transmission de la création musicale, aussi bien dans le « faire jouer » que dans l’éveil de la créativité des élèves, est encore largement absente de l’apprentissage de la musique dans ces établissements. Par ailleurs, il semblerait que l’enseignement dans les Conservatoires, tel que dispensé actuellement et quelles que soient les disciplines, s’essouffle. Les élèves de ces établissements manquent de motivation et peuvent se montrer peu ouverts et curieux aux originalités sonores. Et pour finir, l’image d’élitisme et d’érudition de la composition emprisonne son enseignement dans des enclaves. La sacralisation qui entoure la composition entraîne une inhibition peu propice à la créativité.

Mais face à ces constats, la présentation de projets novateurs et porteurs de sens ont également permis d’envisager des possibilités de dépassement de ces écueils. L’un des objectifs de cette journée était donc de valoriser ces projets ainsi qu’une nouvelle façon de concevoir l’enseignement dans les Conservatoires, qui promouvrait une logique de décloisonnement entre les classes, avec la création musicale comme vecteur d’inclusion et de partage.

Cet article résume les échanges et les idées qui ont été développés tout au long de la journée.

Il apparaît dans un premier temps qu’il est important de sortir de la reproduction pour aller vers la production. Le socle reste aujourd’hui encore de former des interprètes technicien·ne·s. Mais l’aller-retour entre acquis techniques et expression de la créativité est essentiel pour former des artistes complets. Il s’agit donc d’éveiller la créativité des élèves dès le plus jeune âge et dans toutes les classes d’enseignement auxquelles ils participent. La création ne doit pas être une spécialité réservée à un temps dédié, à partir d’un certain nombre d’années d’expérience. Pour susciter des vocations de créateur·rice·s, il faut envisager les élèves non pas comme des étudiant·e·s en instrument ou en composition mais bien comme des « artistes en herbe ». En effet la création est multiple par essence et s’exprime dans une multiplicité de pratiques et d’esthétiques. Les créateur·rice·s sont « tou·te·s métisses » de la création musicale (instrumentale, électroacoustique, improvisation…).

Dans la continuité de cette acception, l’interdisciplinarité avec d’autres formes d’expressions artistiques prend également tout son sens. Le croisement des pratiques avec les arts sonores (radio, live, performance…) mais aussi les beaux-arts (installation sonore, utilisation du phénomène sonore comme matière…) repositionne le son au cœur du processus de création, et augmente ainsi l’ouverture des champs d’application. Dans cette perspective, le conservatoire de Marseille a fusionné avec l’École supérieure d’art et de design Marseille-Méditerranée pour devenir l’Institut national supérieur d’enseignement artistique Marseille-Méditerranée – INSEAMM en 2020. Cette fusion a permis de rapprocher des étudiants du conservatoire avec des étudiants l’école d’art et de design, et ainsi de développer d’autres logiques de création. Le conservatoire de Saint-Étienne a également initié des projets de collaboration avec l’École supérieure d’art et design de la ville.

La création est multiple et diffuse, et ne serait être contrainte, alors comment mettre en place un cadre pédagogique qui favoriserait son éclosion ?

Placer la création musicale au cœur d’un projet pédagogique

La création musicale doit faire partie de l’enseignement dès le premier cycle, en formation musicale et en classe d’instrument ou de chant. Le conservatoire prenant ainsi le relais des différentes actions culturelles qui se développent de plus en plus dans les écoles. La pratique de jeux sonores et rythmiques, par exemple, amènent les élèves à s’exprimer avec leur instrument via de petites improvisations. Le conservatoire de Gennevilliers a ainsi développé le dispositif « Tous Compositeurs » qui s’adressent aux élèves dès l’entrée en premier cycle.

L’enseignement de la création musicale devrait comprendre l’enseignement de l’écriture, de l’analyse, des techniques du son, de la MAO (musique assistée par ordinateur), de l’improvisation, de l’arrangement, de l’électroacoustique… en lien avec les classes d’instrument pour impulser une synergie collective de partage d’expériences entre les élèves eux-mêmes, dans une pédagogie de projets. Chaque « artiste en herbe » ayant ses propres affinités, il est important que l’organisation pédagogique puisse proposer plusieurs parcours d’enseignement pour orienter les élèves vers leur forme d’expression privilégiée (écriture, improvisation, électroacoustique…). Les classes de pratiques collectives doivent être au cœur des projets de création pour une véritable circulation des élèves entre les différentes approches, créant ainsi une symbiose entre diversité et inclusivité. Dans une visée d’autonomisation, les élèves sont replacés au cœur du processus d’apprentissage afin de favoriser l’initiative des projets par eux-mêmes. Le conservatoire d’Aubervilliers-La Courneuve a ainsi créé un espace de travail collaboratif et collectif sous la forme d’un collectif de création, « Fabrica ».

Les temps communs sont également essentiels pour fédérer les élèves et les enseignant·e·s. Masterclasses, concerts, réunions de rentrée avec tous les élèves sont autant d’évènements qui permettent la circulation et favorisent la rencontre des étudiant·e·s. Le conservatoire de Bordeaux organise des soirées de la création qui prennent la forme de concerts où tous les élèves peuvent faire entendre leur travaux, toutes esthétiques confondues, avec une présentation de l’œuvre en amont. L’ouverture des cours en auditeur·rice libre est aussi une façon d’encourager les élèves à venir découvrir le travail de création.

La pédagogie de projet, qui offre des situations qui sortent de l’ordinaire, stimule les élèves et donne l’envie d’approfondir les savoirs. Cette stimulation est d’autant plus forte lorsque que les projets du conservatoire s’inscrivent dans le cadre de partenariats avec d’autres institutions culturelles du territoire. Impliquer l’écosystème génère un rayonnement du conservatoire au-delà de ses murs tout en apportant un enrichissement des projets et des élèves.

Autre aspect important, la collaboration avec des interprètes et des compositeur·rice·s. Envisager des résidences d’artistes avec une réelle présence dans l’établissement sur des temps longs, permet d’approfondir les échanges avec l’ensemble des élèves, de tous les niveaux et de tous les âges. L’accueil d’ensembles dédiés à la création en résidence est une façon d’envisager la transmission des modes de jeu spécifiques. Il serait par ailleurs intéressant que des compositeur·rice·s puissent travailler avec les enseignant·e·s pour réfléchir ensemble à la forme que pourrait prendre un matériel de transmission efficace mais néanmoins musicalement riche. Combiner l’expertise de l’enseignant·e concernant la transmission d’une part et la sensibilité du·de la compositeur·rice d’autre part.

S’unir pour avancer

Avec l’idée d’un enseignement global, l’intégration et l’implication de l’ensemble des professeur·e·s du conservatoire deviennent indispensables. Pour un bon fonctionnement, toute l’équipe pédagogique doit participer à l’encadrement afin de lier les initiatives. Mais si le désir est souvent présent, il peut exister parfois une certaine forme de résistance au changement de mode de fonctionnement. L’accompagnement des enseignant·e·s est donc tout aussi essentiel. La généralisation de formations spécifiques, initiales ou en formation continue, permettraient de développer le nombre de personnes ressources, porteuses de dynamiques d’innovations dans leurs établissements. Cette généralisation initierait de plus une énergie de partage et de diffusion entre les conservatoires.

En effet l’isolement s’avère être un frein majeur à toute logique de développement. C’est pourquoi la mise en réseau se révèle cruciale pour mutualiser les expériences. Cela permet également d’apporter du poids lorsqu’il s’agit de convaincre les personnes décisionnaires (élu·e·s, financeur·se·s, décideur·se·s politiques). La nécessité de créer un réseau de la pédagogie et de la création en France pour valoriser la création musicale comme une voie possible du renouvellement de l’enseignement dans les conservatoires a donc été l’une des grandes conclusions de cette journée de réflexion.

Vous pouvez retrouver sur le site de la Maison de la Musique Contemporaine le programme détaillé avec la liste de tous les intervenant·e·s à cette journée, ainsi que l’enregistrement de la table-ronde animée par Marie Hédin-Christophe : La création dans les conservatoires et le créateur dans la société.

Comment faire prendre conscience du caractère épanouissant de la créativité ?

Comment intégrer le conservatoire dans un tissu municipal et territorial grâce à la création ?

Comment placer la création au sein d’un écosystème ?

Anabelle Miaille

Chargée de mission « observation et veille opérationnelle »

Maison de la Musique Contemporaine

anabelle.miaille@musiquecontemporaine.org