Avec ce second article, le musicien et professeur Nicolas Fournier nous plonge au cœur de l’accompagnement artistique. Un éclairage bienvenu sur le collectif et son accompagnement par le professeur dans les musiques actuelles, qui apporte sur notre piano collectif un regard extérieur, des idées, des envies !
Lors d’un précédent article, j’évoquais en quoi le groupe de musiques actuelles constitue une forme d’organisation des musiciens ne trouvant que peu d’équivalents au sein d’autres esthétiques, en particulier dans les musiques savantes ou le jazz. En effet : d’une part le « groupe de musique » est une association libre d’individus autonomes, réunis au sein d’une équipe le plus souvent peu hiérarchisée, et d’autre part, son fonctionnement tend à effacer les individualités au profit d’une singularité esthétique, d’une production artistique qui ne se résume pas à la somme des parties.
Cette spécificité dans le fonctionnement d’un groupe de musiques actuelles le différencie fondamentalement d’autres modalités de pratique collective, comme l’orchestre, ou même les ensembles de jazz, à géométrie bien plus variable.
Ce contexte particulier a provoqué à partir de la fin des années 80 l’apparition de pratiques pédagogiques spécialisées, pensées pour et par les musiciens de musiques actuelles. Ces pratiques ont fait système, sous le nom d’accompagnement artistique. L’objet de cet article est de proposer un rapide tour d’horizon de cette approche pédagogique spécifique, largement diffusée dans les structures relevant de l’éducation populaire, ainsi que dans le réseau des scènes de musiques actuelles. Il s’appuie autant sur ma pratique pédagogique personnelle que sur les apports de l’ouvrage Enseigner les Musiques Actuelles, publié en 2012 par le collectif RPM (Recherche en pédagogie musicale).
Un groupe au fonctionnement autonome
Aux prémisses de l’accompagnement, on trouve le constat suivant : un groupe de musique constitue une entité au fonctionnement autonome, constitué de gens qui se sont cooptés afin d’atteindre un objectif qu’ils ont défini eux-mêmes. Quelles sont les conséquences de ce constat pour le pédagogue ?
-
Fonctionnement autonome : le groupe préexiste à l’intervention pédagogique. Il s’est construit à travers un parcours singulier. Il est mû par une dynamique qui est autant celle de ses membres que la sienne propre. Un travail pédagogique peut donc servir à aiguiller le travail, mais ne peut pas prétendre à le diriger ;
-
Cooptation : le groupe s’est construit sur un ciment social qui dépasse souvent le simple besoin de musiciens dans ses rangs. La maîtrise d’une culture commune, voire d’un même réseau, est une des conditions de la coopération des musiciens entre eux. Les liens interpersonnels au sein d’un groupe sont souvent très forts. De la même manière, la compétence d’un pédagogue sera aussi jugée par son bagage culturel, et son aptitude à créer des liens affinitaires ;
-
Objectif auto-défini : un groupe est d’abord un projet, et celui-ci est unique, quel que soit le contexte esthétique qui le précède. Le pédagogue ne peut pas aider les musiciens à simplement « jouer mieux ». Son intervention peut plutôt consister à les aider à « jouer plus approprié », en fonction d’une dynamique dont il n’est pas l’instigateur.
Pour ces trois raisons, le modèle académique « maître-élève » ne peut pas fonctionner : face à la très grande diversité d’esthétiques, de niveaux, d’objectifs des groupes de musique, un pédagogue ne peut évidemment pas prétendre à une compétence universelle. Par ailleurs, sa légitimité ne peut pas être reconnue simplement à sa posture de « sachant », mais il doit au contraire se faire accepter, pour un temps, comme compagnon du groupe. Enfin, son intervention ne peut être qu’un épisode ponctuel pour le groupe accompagné, dont le parcours se poursuivra ensuite de manière autonome.
Un pédagogue accompagnant
À l’inverse d’une pensée pédagogique à vocation totalisante, on peut donc affirmer que c’est autour d’une réflexion approfondie sur les « limites » de l’intervention pédagogique, que se construit la posture de l’accompagnant musical. C’est dans un aller-retour constant entre accompagnant et accompagnés que se définissent peu à peu les réponses à la série d’interrogations qui jalonnent le processus d’accompagnement. On peut en décrire trois étapes principales :
-
Le diagnostic préalable : pourquoi le groupe sollicite-t-il un accompagnement ? Quel objectif artistique ou technique cherche-t-il à atteindre ? Quelle opinion le groupe se fait-il de lui-même ? Du point de vue du pédagogue, quelle est l’adéquation entre les objectifs affichés et les moyens mis en œuvre ?
-
La contractualisation de l’accompagnement : le pédagogue est-il la bonne personne pour travailler avec le groupe ? Quelle forme prendra l’accompagnement ? Quel en sera l’objectif ? Quels « pas de côté » le groupe accepte-t-il de faire dans ce cadre ? Jusqu’à quel point le groupe accepte-t-il que le pédagogue intervienne dans son fonctionnement ?
-
L’évaluation partagée, au cours et à la fin de l’accompagnement : l’intervention a-t-elle permis d’apporter des réponses, de solutionner un problème ? A-t-elle soulevé une problématique inattendue ? A-t-elle été vécue de manière constructive par les parties en présence ? En quoi cette expérience peut-elle contribuer à réorienter le travail du groupe, avec ou sans le pédagogue ?
L’ensemble de ces questionnements peut être abordé de manière explicite, mais constitue en fait le plus souvent la trame même de l’intervention : interroger les certitudes, mettre des mots sur des doutes, des envies, des fantasmes, ouvrir des questionnements autour de ce qui sous-tend l’acte musical, questionner les rapports inter-individuels qui fondent le quotidien d’un groupe, son fonctionnement… autant d’incursions qui, médiatisées qu’elles sont par l’acte musical et la part technique qui l’englobe, constituent pourtant le cœur même d’un accompagnement artistique.
Par sa fondation sur le dialogue entre accompagnant et accompagnés, par son absence de règles immuables ou de méthodes canoniques, l’accompagnement entérine à sa manière l’absence de normativité dans le domaine de la création musicale. Il nous rappelle aussi à quel point la pédagogie se rattache à une forme de politique qui, entendue à la manière de la politeia grecque, est avant tout l’expression citoyenne du vivre ensemble.
Nicolas Fournier
Musicien des groupes SolOrkestar et Barons Freaks,
professeur diplômé d’Etat en Musiques Actuelles