Pianiste et docteure en musicologie, Emmanuelle Tat nous présente les pièces pour piano collectif de Morton Feldman, compositeur américain né à New-York en 1926, mort à Buffalo en 1987.
« La New York School » se constitue de manière informelle et sans prétention dogmatique avec Morton Feldman, Earle Brown, John Cage et Christian Wolff. Morton Feldman estime qu’un groupe donne un sens de la permission, un sentiment de ne pas avoir à se battre contre un standard accepté, parce que d’autres travaillent également en dehors de lui mais il restera cependant toujours un solitaire, un indépendant à l’écart des modes et des systèmes d’écriture développés à partir des années 50. Il s’agit chez lui de sonder toujours en profondeur la dimension contemplative de l’écoute et d’appréhender la fluidité temporelle inhérente au phénomène musical. Si l’ensemble de ses œuvres peut apparaître de manière monolithique, chaque partition représente une manière légèrement différente de poser des questions sur ce qui constitue le fondement de toute pensée musicale, à savoir le temps.
Morton Feldman étudie le piano avec Madame Maurina-Press (élève de Busoni), le contrepoint avec Riegger (pionnier du dodécaphonisme schönbergien aux Etats-Unis) et la composition avec Stefan Wolpe. Il a un important intérêt pour les grands précurseurs comme Webern ou Varèse et pour les autres disciplines artistiques susceptibles de devenir des catalyseurs pour la pensée musicale. Il se pose comme un observateur du matériau sonore et accorde un statut particulier au silence.
Projection III (1951) pour 2 pianos
Editions Peters 6961
Durée : 1’52
Dans les années 50, Morton Feldman élabore ses premières partitions graphiques sur papier millimétré, amorçant notamment la série des Projections I à V. Dans Projection III, chaque pianiste dispose d’un long rectangle divisé en deux parties horizontales par une ligne. La section inférieure correspond à des touches enfoncées mais non jouées (accords muets), et la partie supérieure correspond aux notes jouées, qui entreront en interférence avec les résonances sympathiques des notes enfoncées.
Extensions IV (1952-53) pour 3 pianos
Editions Peters 6914
Dans la série des 4 Extensions, et en particulier dans Extensions IV, Morton Feldman revient au plus près du matériau dans un système de notation plus déterminé, même s’il jugera en définitive cette méthode « trop unidimensionnelle », ce qui fera dire à John Cage : « La musique conventionnellement notée par Feldman, c’est lui-même jouant sa musique graphique. »
Intermission VI (1953) pour 1 ou 2 pianos
Editions Peters 6928 & 67976
La série des 6 Intermissions, écrites entre 1950 et 1953, est en notation traditionnelle. La partition apparaît sous une forme « mobile » : 15 accords ou sons isolés sont dispersés dans l’espace d’une page que l’interprète parcourt à son gré. Il est noté par le compositeur : « La pièce commence avec n’importe quel son, puis continue avec n’importe quel autre. Chaque son doit être produit avec un minimum d’attaque, de manière à être à peine audible. Les sons notés ne doivent pas être joués trop rapidement. » Dans une version à 2 pianos, les 2 pianistes jouent indépendamment l’un de l’autre.

Edition Peters No. 6928
© 1963 by C. F. Peters Corporation, New York
All Rights Reserved. Reproduced by permission of the Publishers.
On remarque une prédilection persistante chez Morton Feldman pour certains instruments, en particulier pour le piano, à cause de « la manière réelle dont le son du piano résonne et s’éteint progressivement, métaphore de l’extinction des valeurs de ce monde. »
« Une des raisons pour lesquelles je travaille au piano est qu’il m’oblige à ralentir ; d’autre part, le
temps, la réalité acoustique devient plus audible.»
Two pieces for two pianos (1954)
Editions Peters 6916
Création le 20 avril 1955, Royaume-Uni, Cambridge, WHRB, Sanders Theatre, par John Cage et David Tudor, pianos
Très dépouillées dans l’écriture, ces deux pièces présentent des notes brèves isolées, des accords aux registres très écartés, entrecoupés de fréquents silences. Il y a une sorte d’éparpillement du matériau sonore, avec l’utilisation de la pédale tonale qui permet à certaines harmoniques de résonner.
Piece for 4 pianos (1957)
Editions Peters 6918
Durée : 7’25
Création le 30 avril 1957, États-Unis, New York, Carl Fischer Concert Hall. Interprètes : John Cage, William Masselos, Grete Sultan et David Tudor, pianos

Edition Peters No. 6918
© 1962 by C. F. Peters Corporation, New York
All Rights Reserved. Reproduced by permission of the Publishers.
Two pianos (1957)
Editions Peters 6939
Durée : 9’55
Le même matériau est fourni aux interprètes, ce qui engendre comme une succession d’effets de réverbération à partir d’une source sonore unique. Les interprètes sont ainsi amenés à assurer eux-mêmes la plasticité du mouvement.
De telles pièces dévoilent le sens du temps que possède chaque musicien, ce qui se manifeste à travers les décalages qui ne peuvent manquer de se produire quant à leur appréhension du matériau.
Piano three hands (1957) pour 1 piano, 2 pianistes, 3 mains
Editions Peters 6943
C’est la première partition à faire intervenir une notation sans valeur de durée fixée, bien que le tempo doive être très lent et que les temps doivent être presque égaux. Des notes uniques, en ronde, avec des lignes pointillées pour les accords joués simultanément par les deux pianistes sont réparties sur trois protées. Les notations blanches paraissent souligner la lenteur du temps de lecture. Chaque main a rarement plus d’une note à jouer.
Cornelius Cardew déclare dans un programme Feldman pour la BBC en 1966 à propos de cette pièce : « C’est probablement la pièce le plus jouée de Feldman. Peut-être parce qu’elle a été jouée tant de fois, elle a acquis une qualité vénérable. Les notes elles-mêmes ont un air d’immuabilité, comme si elles avaient été prédéterminées dans quelque atmosphère non humaine, rendues possibles par l’instrument pour lequel elles ont été écrites. »
« Sans titre » (1958) pour 2 pianos
Manuscrit Collection Morton Feldman, Fondation Paul Sacher, Bâle
Piano Four Hands (1958)
Editions Peters 6946
Création le 2 mars 1959, Etats-Unis, New-York, Circle in the Square Theatre,
par Morton Feldman et David Tudor, pianos
Ixion (1960) 2 pianos
Editions Peters 6926a
Pièce à l’origine pour 10 instruments (3 flûtes, clarinette, cor, trompette, trombone, piano, 3 à 7 violoncelles, 2 à 4 contrebasses) où le compositeur retourne une nouvelle fois aux notations graphiques. Merce Cunningham s’en servira pour son ballet Summerspace.
Vertical Thoughts I (1963) pour 2 pianos
Editions Peters 6952
Dans une série de 5 pièces intitulées Vertical Thoughts, la première est écrite pour 2 pianos. Des mesures et tempi précis interviennent à plusieurs reprises ; pendant deux de ces mesures, on entend les résonances de l’accord d’un des pianos ; les autres mesures correspondent à des temps de silence, tous différents, ce qui correspond bien à l’intention du compositeur d’avoir le contrôle du silence, tout en laissant par ailleurs une flexibilité quant à la production des sons proprement dits.
Morton Feldman sur les questions de l’écoute de l’interprète et du silence : « Les musiciens étaient sensibles à la manière de produire des sons, mais n’écoutaient pas. Et ils n’étaient pas sensibles aux silences que j’indiquais. Donc, la raison pour laquelle ma musique est notée est que je voulais garder le contrôle du silence. »
Two pieces for three pianos (1966)
Editions Peters 6967
Five pianos (1972)
Universal Editions 15499
Dans cette pièce pour 5 pianistes (qui chantonnent également), malgré d’indéniables constantes, on perçoit chez Morton Feldman des transformations qui se sont opérées peu à peu dans la conscience du compositeur avec une prise en charge de plus en plus délibérée de la dimension harmonique.
Entretien de Jean-Yves Bosseur avec Morton Feldman :
« – Avec quels instruments aimez-vous travailler ?
-J’aime les instruments qui ont un certain caractère anonyme, qui peuvent se métamorphoser facilement pour entrer dans le monde de ma musique. »
Cette présentation des pièces pour pianos de Morton Feldman est tirée de :
Morton Feldman, Ecrits et paroles, textes réunis par Jean-Yves Bosseur et Danielle Cohen-Levinas, monographie de Jean-Yves Bosseur, Les Presses du Réel, 2008, 463p.
Les durées indiquées des pièces correspondent aux extraits choisis et peuvent varier selon les interprétations. Jusqu’en 1969, les partitions de Morton Feldman sont publiées par les Editions Peters, New York, puis, à partir de 1970 par Universal Editions, Londres. Remerciements aux Editions Peters pour leur autorisation de publier certains extraits des pièces de Morton Feldman.
Emmanuelle Tat
Professeure de piano
aux conservatoires de Stains
et Pierrefitte-sur-Seine