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Une heure au piano à la bibliothèque

Bibliothécaire passionné de piano, Claude-Marin Herbert a initié à la Bpi (bibliothèque publique d’information) du Centre Geroges-Pompidou de Paris un atelier de découverte du piano intitulé « Piano : premiers pas ». Il nous livre ici sa lecture de cette expérience.

Chaque jour au Centre-Pompidou, des milliers de personnes viennent à la bibliothèque. Ouverte à tous jusqu’à 22h, sans inscription ni droit d’entrée, c’est sans doute le plus vaste lieu d’échanges et de culture gratuit de la capitale (plus d’un million d’entrées annuelles). Sans les services associés au riche fonds de livres, revues, films, documents sonores, méthodes d’apprentissage, ce qui ne serait qu’un vaste espace de coworking donne en réalité à chacune et chacun la possibilité d’étudier, de se distraire, de s’informer et se former. Ainsi bien des lectrices et lecteurs initialement venus “chercher une place” (par exemple un dimanche, où la plupart des autres établissements sont fermés) découvrent au fil de leurs visite la richesse du fonds et l’étendue des services de la bibliothèque : parmi ceux-ci, l’espace musique et son pôle de découverte et de pratique du piano.

Contexte

Depuis une dizaine d’années, en complément de l’accès individuel à la documentation sur tous supports, l’espace musique de la Bpi (Bibliothèque publique d’information) propose en effet des moments de partage et de découverte : séances d’écoute, conférences, performances (avec un fort accent mis sur les pratiques contemporaines et expérimentales), ateliers. Certaines de ces actions (Improvisation jeux d’écoute, Poser sa voix) sont menées par des musiciens professionnels, d’autres assurées par les bibliothécaires : c’est le cas de “Piano premiers pas”, qui est une séance de découverte du piano que j’anime régulièrement depuis 2018.

Au niveau 3 de la bibliothèque, où l’on trouve les arts (littérature, arts, musique), deux pianos, de modèles différents (actuellement un Roland et un Yamaha), sont installés à proximité du fonds de partitions (environ 2000 titres) et de livres sur la musique. Comme nous sommes dans une bibliothèque, les pianistes autonomes qui ont réservé leur créneau (une heure) sont donc contraints de jouer sous casque aux heures d’ouverture ; mais en dépit de cette contrainte, les deux pianos sont utilisés de manière intensive (3000 réservations par an). Ces utilisations sont parfois très expertes (comme en témoigne de nombreuses séquences du film de Clément Abbey, Bibliothèque publique) ; d’autres sont plus élémentaires, voire “sauvages” ou spontanées – le contexte de la Bpi favorisant ce type d’appropriation, en musique comme dans d’autres domaines.

Ces pratiques novices légitimées, nous avons rapidement été amenés à répondre au désir de nombreux curieux de s’en remettre à une initiation pour “connaître les bases”. Mais pour le piano, comme pour d’autres savoirs que la bibliothèque met en partage en articulant ses services de base (fonds documentaire et places de travail) à des actions de médiation, l’information doit être claire d’emblée : nous proposons de la découverte, voire de l’initiation, pas des cours. Programmée le matin avant l’ouverture de la bibliothèque, “Piano premiers pas” sera donc une séance unique, un “one shot” permettant de faire quelques pas avant de se lancer dans quelque chose de plus suivi avec des professionnels de l’enseignement musical. La plaquette distribuée en fin de séance mentionne quelques structures où s’adresser (dont Piano ma non solo), et j’insiste en général sur la nécessité de ne pas se lancer seul. Même si j’apprécie que certain.e.s participant.e.s nous recontactent parfois plusieurs mois après pour me faire part de leurs progrès (ou au contraire de leur panne), je ne les vois donc en principe qu’une seule et unique fois, et cette fois-là dure une heure.

Notre objectif n’est donc pas d’apprendre l’instrument, ni même connaître “les bases” (lesquelles ne seraient pas friables au bout d’une heure ?), mais de passer un moment, le plus profitable et intense possible, autour du piano – un moment qui donne envie d’y revenir.

Déroulé

Au début, les séances étaient individuelles et je pouvais donc adapter le contenu aux envies de chacun. Certaines étaient très précises : apprendre les rudiments d’accords d’un standard (“Billie Jean”, “L’Aigle noir”, une chanson de Coldplay), essayer de retrouver la mélodie d’une musique de film, de jeu vidéo, voire d’une création personnelle, harmoniser un chant liturgique, “réparer” un début d’apprentissage contrarié (et là, c’est souvent le répertoire classique qui est en ligne de mire) ; d’autres plus ouvertes : l’envie de jouer du piano, tout simplement – de nombreuses personnes disent en avoir “toujours rêvé”. Mais très vite, face à la demande, nous avons opté pour des séances par petits groupes (quatre à six personnes) où d’autres dynamiques se créent, compensant le caractère très “sur-mesure” des séances individuelles du début. Dans tous les cas, même si des personnes expriment une attente précise, je m’appuie sur deux moments d’improvisation (le premier sur les touches noires, le second sur les blanches), la relative facilité avec laquelle l’instrument se laisse aborder pour “prendre contact”

Les premiers instants (10’-15’) sont consacrés à ce qui distingue le piano de tout autre instrument à clavier : la dynamique. C’est pourquoi je propose d’emblée l’improvisation sur touches noires, pédale sustain enfoncée, avec l’ensemble du corps (avant-bras, épaules, dos de la main). Cette abord a plusieurs avantages : comme je surjoue moi-même des gestes amples produisant beaucoup de volume, la précision n’est pas de mise. Les participant.e.s sont donc assez vite à l’aise pour insérer leurs propres touches ou blocs sonores ; en quelques secondes ils situent les registres (grave, medium, aigü) et au bout d’une à deux minutes expérimentent les nuances (sinon je les y invite en variant mes propres attaques) ; ils visualisent les sept séquences, « l’algorithme » des 3+2 touches noires, commencent à l’incorporer ; et, à deux pianos, avec une bonne écoute entre improvisateurs, des jeux d’imitation et de contrastes, ça sonne vite bien.

Il y a deux autres avantages à commencer de la sorte : l’un est très concret ; l’autre beaucoup plus du côté du langage. Côté mécanique-concret : en laissant vibrer l’accord obtenu à la fin de l’improvisation, et en embrayant la pédale pour interrompre cette vibration à un instant t – outre un bel effet de dilatation/silence – la question de savoir “à quoi sert la pédale” a sa réponse toute trouvée, et de ce fait peut donner lieu à quelques rudiments d’explications sur la mécanique de l’instrument. Côté langage, le fait que “ça sonne bien” quoiqu’on joue sur les touches noires permet d’enchaîner sur un court moment théorique où j’introduis sommairement la notion d’échelle, en prenant pour exemple l’échelle à cinq sons : je pars du continuum “chromatique” que donne un glissando grave-aigu à la voix, que je décompose en petit escalier régulier chromatique au clavier, et dont je retranche enfin toutes les touches blanches pour arriver à cet escalier à cinq marches dont les écarts ne sont pas tous égaux. L’idée est de montrer que ces échelles n’existent pas telles quelles “dans la nature”, mais qu’elles procèdent d’un choix effectué par les humains – en l’occurrence à toutes les époques et pratiquement toutes les latitudes (je joue une pseudo-chinoiserie dans les aigus, suivi d’un pseudo-balafon au milieu, et un blues dans les graves)

Au tiers de la séance (20’-30’), une nouvelle soustraction (un nouveau “choix”, des plus réduits) va nous amener à découvrir une nouvelle notion, celle d’intervalles – ainsi que son corollaire (en langage diatonique, du moins), la dualité “consonant”/ »dissonant ». Après avoir demandé aux participant.e.s de jouer uniquement sur les touches noires, je demande à l’une l’autre d’en choisir une, dans les graves (par exemple mi bémol), et aux autres de la répéter dans divers registres, du grave aux aigus puis inversement, puis dans le désordre (mais toujours la même note). En principe, les repères visuels s’accroissent et les gestes gagnent en précision. A ce moment-là, si les personnes sont à l’aise, je peux leur demander d’introduire de la régularité en jouant des rondes ou des blanches sur un tempo moyennement lent. Je leur demande si elles entendent le même son : entre un mi bémol 40Hz et un mi bémol 2500Hz la réponse est : non, bien sûr. Mais y a t’il un rapport entre ces deux sons, si différents ? Oui, surtout si en regard on plaque un triton mi bémol-la… Intervalle « consonant » entre deux notes (portant le même nom) ici ; intervalle « dissonant » là.

Bien sûr, le temps manque pour expliquer la relativité des notions de dissonance et de consonance, mais avec des personnes ouvertes il est toujours possible de jouer une gamme par tons pour en convenir. En général je préfère ou bien proposer un petit jeu au cours duquel, pendant que les participant.e.s font sonner leur mi bémol sur différents registres, j’introduis discrètement une note étrangère en leur demandant de me faire signe si elles l’entendent ; ou bien ouvrir une parenthèse physico-acoustique sur la fréquence des battements de l’air mis en vibration et la merveilleuse découverte pythagoricienne du rapport entre fondamentale et harmonique de rang 2, découverte dont je m’empresse aussitôt de dire qu’elle existe dans un lieu situé entre la nature et un ciel plus théorique – d’où le plaisir évident que nous prenons à laisser tourner ces octaves.

Plaisir évident, certes, de la consonance. Grâce au piano, à sa dynamique et aux repères qu’on y a pris, grâce aux octaves montées, descendues, déclinées, on est bien dans le son – si bien… Dans le son, certes, mais pas encore dans la “musique”. Pour tout dire, à moins d’être un adepte du zen ou d’adopter les stratégies de compositeurs minimalistes, de nos octaves on se lasse vite. C’est bien trop pur, ça manque de vie (on mesure la tâche que s’est donné La Monte Young d’en insuffler à une seule note).

Au milieu de l’heure (30’-40’) nous reprenons donc du matériau, et passons à un autre intervalle, un intervalle que nous allons peupler : la quinte. Je demande d’abord aux personnes de réaliser rapidement le même exercice que précédemment, mais sur les touches blanches. Beaucoup attendaient cela depuis le début, et découvrent alors qu’il est moins simple de se repérer parmi les 52 touches blanches (les séquences régulières des noires vont les y aider). On joue donc tous les, puis tous les do. Une fois repéré le do4, je leur demande de placer leur main en position “Mikrokosmos1” et de jouer simplement le pouce et l’auriculaire, soit une quinte do-sol. De nouveau, on reproduit rapidement cet intervalle à différents endroits du clavier (d’abord main droite, puis main gauche, puis mains ensemble). Certain.e.s participant.e.s sont sensibles, non seulement à la consonance de la quinte (différente des octaves jouées précédemment), mais à son caractère “augural”, une invitation à commencer. Pour inviter à peupler cette quinte, j’utilise deux images : celle d’un lac aux eaux plates, que la vie va troubler peu à peu ; celle d’une scène où entrent des personnages. Un.e participant.e (ou deux) prend le bourdon sur do-sol, pendant qu’une ou deux autres proposent de petits motifs uniquement sur les touches blanches, d’abord dans les limites de la quinte, puis sur toute l’échelle à partir de do4.

La difficulté à ce moment-là est d’encadrer l’improvisation, d’ouvrir les espaces nécessaires à un résultat d’ensemble, d’inviter à la répétition lorsqu’on “tient” quelque chose, de désigner un meneur pour aller vers une fin… et de ne pas oublier de bien faire résonner le dernier accord, de l’éteindre en embrayant la pédale sans précipitation. Ici, l’habitude de diriger de petits ensembles – une expérience qui me fait défaut – serait appréciable..

L’exercice amène à découvrir le rôle essentiel de la fondamentale dans cette nouvelle échelle (à sept sons) installée par défaut sous les touches blanches, et accessoirement à comprendre pourquoi on parle maintenant de quinte, comme tout à l’heure on parlait d’octave.

A l’entame du dernier quart d’heure (45’), je propose alors de déplacer notre bourdon de quinte deux degrés plus bas, soit un intervalle la-mi. Bien sûr, en pratiquant comme précédemment, les participants entendront la couleur différente, le caractère “mineur” (éolien), qu’entraîne ce déplacement. Mais ce sera encore plus clair si, pendant que tout le monde joue, j’introduis moi-même un personnage mélodique notoirement majeur, comme “L’’hymne à la joie”. A la fin de l’improvisation je leur demande si ce personnage est connu. La réponse est : oui, mais… ça n’est pas bien joyeux, dites-moi ? – En effet. Je rejoue donc à l’identique, mais sans accompagnement, et relance avec une fondamentale de do : on a retrouvé “L’hymne à la joie” (enfin… ce qui est tient lieu pour les besoins de la démonstration!).

En dix minutes, on a donc expérimenté à sept sons dans ses deux modes les plus connus. Il nous reste alors tout au plus dix autres minutes avant la fin de la séance et, selon comment ça tourne, j’ai le choix entre : creuser un peu cette notion de mode, écarter grâce à quelques exemples choisis (“Suzanne”, du klezmer ou de l’afro-cubain) l’idée reçue d’un mode majeur naturellement gai, franc, ouvert etc. versus un mode mineur au tropisme négatif, et proposer une improvisation en modes dorien ou – surtout – phrygien ; ou bien accepter de rester dans le dualisme majeur/mineur qui structure une bonne partie de la musique qui s’est installée au centre d’un certain système de références classiques et populaires : la musique tonale.

Les dix dernières minutes (50’-60’) peuvent donc être consacrées à construire des accords simples à trois sons, majeurs et mineurs, et à essayer d’en enchaîner (comme dans l’accompagnement d’un standard comme “Walk on the wild side” ou La Javanaise). C’est un moment où je vois vaciller l’attention de certains participants : d’une part parce que la demande étant souvent “sur mesure” la dynamique du groupe se perd un peu ; d’autre part parce qu’il n’est pas évident du tout d’intégrer la différence entre deux acceptions différentes du même attribut – “majeur”/“mineur” – selon qu’on parle du mode dans lequel est joué un morceau ou de la tierce d’un accord.

En tout état de cause, la plupart parviennent à transformer un accord majeur en mineur et vice-versa, et à entendre la différence (les plus courageux acceptent même de jouer au jeu de reconnaître une tierce plaquée au hasard). Surtout, la connaissance de ces quelques briques fondamentales ouvrent de jolies perspectives à celles et ceux qui aimeraient jouer des chansons, dans la mesure où ces briques constituent, dans les centaines de songbooks que la bibliothèque propose à proximité des pianos, la grille sur laquelle la plupart sont écrites.

Perspectives

Depuis la mise en place de cette permanence en 2018, des centaines de séances ont été réalisées, d’abord sur un rythme hebdomadaire en individuel, puis par petits groupes. Posté aux renseignements, j’ai revu certains participants à intervalles réguliers : une habituée avouant qu’elle avait eu “besoin de ce rendez-vous, comme un cadeau en plein dans la journée” ; un millenial qui m’avait posé le redoutable défi de parvenir à retrouver les accords d’”Alone again or” du groupe Love (une chanson datant de 1967 !) est devenu un habitué des pianos, et s’intéresse maintenant à Moondog et Steve Reich ; un autre, probablement évangéliste, que j’ai aidé à préparer (musicalement) ses prêches en m’appuyant sur du blues, soit la musique du diable (j’espère qu’il n’y a vu que du feu) ; j’attends actuellement les premières notes d’une comédie musicale dont une participante du nom de “pop” a imaginé les premiers airs avant de venir … sans oublier les nombreuses questions posées par mails après la séance – jusqu’aux plus retorses, comme celles d’une chanteuse m’écrivant qu’elle a “beaucoup appris”, mais qu’elle n’entend pas le demi-ton entre mi et fa, et lui préfère un ton entier (j’ai vérifié, cette dame chante spontanément lydien, ou carrément par tons entiers).

Le passage de séances individuelles à des séances par petits groupes a contraint à abandonner les séances “sur mesure”, et alléger le contenu de l’ensemble. Étant moins présent au clavier, je suis devenu un peu plus directif et j’organise la séance en confiant des rôles (choisir la note pour le jeu des octaves, trouver la note étrangère, jouer une tierce au hasard pour la devinette majeur/mineur, etc.). Tout le monde ne peut donc pas tout faire, mais chacun est mis en situation d’entendre et ressentir ce qui est joué. La personnalité du groupe ou de certains amène aussi à profiter davantage de certains moments (plus dynamique/romantique sur l’impro touches noires, hypnotique/contemplatif sur les octaves, mélodique/structuré sur les impros touches blanches – pour autant que ces mots reflètent quelque chose).

Le succès de ces séances invite à une triple réflexion :

  • comme dans d’autres domaines, la bibliothèque est bien perçue comme un endroit où on peut essayer de faire des choses qui, ailleurs, semblent entourées d’un mur invisible. Le piano et la musique en font partie. Une proposition analogue avec la guitare, mais plus encore la MAO (très adaptée à l’ambiance d’une bibliothèque). marcherait probablement aussi – ou dans un autre registre, le travail sur la voix ou les percussions (corporelles).
  • ces premiers pas en principe destinés à des novices complets donnent à des “faux débutants” l’occasion d’un nouveau départ, et à quelques autodidactes l’occasion de corriger ou confirmer certaines trajectoires. Tout en restant dans un format d’une heure ou deux, beaucoup de personnes seraient probablement heureuses de trouver, en plus de “Piano : premiers pas”, des séances de type “Piano : reprise”.
  • Enfin, compte-tenu de l’ancrage particulier de la bibliothèque du Centre-Pompidou dans la modernité et le XXè siècle, à la facilité d’accès à certaines partitions et à de la documentation (mais aussi, avouons-le, par goût personnel), je réfléchis à proposer des ateliers de découverte du répertoire contemporain. J’ai constaté qu’il y avait évidemment une forte demande autour de la pop, du jazz, de la musique de films ou de jeu vidéo ; mais j’espère être en mesure de proposer un jour au public d’aborder des approches comme celles de Bartok ou Kurtag, de l’atonalité, du minimalisme (Reich, Riley, Meredith Monk), des pièces ouvertes du répertoire (Cage, Cardew) ou – par exemple à partir de textes présents dans le fonds poésie contemporaine, ou au musée – à imaginer ensemble.

Claude-Marin Herbert

Bibliothécaire

Bpi Centre Georges-Pompidou Paris

claude-marin.herbert@bpi.fr


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