Sarah Van der Vlist, flûtiste et professeure de flûte, a consacré son mémoire de formation CA à la question des droits culturels et leur impact dans les conservatoires d’enseignements initiaux. Elle nous propose ici un extrait de son mémoire de recherche, concernant notamment les liens entre droits culturels et le collectif de manière générale.
Depuis quelques années, les « droits culturels » émergent de plus en plus du champ des politiques culturelles. Souvent définis de manière assez vague, leur connaissance et leur maniement tendent pourtant à devenir un prérequis pour les acteur·rices des milieux culturels, et notamment en conservatoire. Si cette notion est si difficile à manier et à comprendre, c’est notamment parce qu’elle recouvre des domaines très différents.
Les droits culturels s’inscrivent en premier lieu dans les droits humains, conçus au 17ème siècle par les Lumières à partir de l’idée qu’il y aurait des droits devant être garantis à tout homme quel que soit le régime politique en place, car nécessaires pour lui et pour l’humanité. Après la seconde guerre mondiale, l’ébranlement collectif donne lieu à de nombreux traités ayant recours aux droits humains dans lesquels figurent des droits culturels, notamment la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1948, puis deux pactes internationaux en 19661. L’ONU crée un comité en charge de garantir l’application des pactes, et l’Unesco prend en charge l’élaboration de nombreuses conventions autour de la culture, en adoptant une définition de plus en plus large de celle-ci (allant jusqu’à englober les langues, les modes de vie, les croyances, l’habillement, etc). Finalement, en 2015 le terme de « droits culturels » entre dans la loi française à travers les lois NOTRe2, puis LCAP3, toujours peu contraignantes sur les droits culturels du point de vue juridique, bien qu’assez symboliques.
Des droits multiples et polymorphes
Cette introduction historique ne nous aide que peu à définir ce que sont les droits culturels. En recoupant les différents droits qui existent dans les traités, et avec cette définition large de la culture, ils recouvrent notamment le droit à l’éducation, le droit à participer à la vie culturelle, le droit à l’égalité dans la culture, le droit à l’accès à la culture, le droit à l’information, le droit à parler sa propre langue, etc., chacun étant souvent défini de manière assez floue dans les textes.4 Il s’agirait de les articuler et les arbitrer entre eux, afin que tous soient respectés au mieux, selon un équilibre à remettre en question en permanence dans les champs politiques et juridiques.
Pourtant, un certain nombre de militant·es des droits culturels refusent que ceux-ci puissent être entièrement dissous dans leur acception juridique. D’après Patrice Meyer-Bisch, le philosophe qui a notamment coordonné la Déclaration de Fribourg en 2007 (texte considéré par beaucoup comme fondateur dans la définition des droits culturels), ceux-ci pourraient être définis comme « les droits d’une personne, seule ou en groupe, d’exercer librement des activités culturelles pour vivre son processus, jamais achevé, d’identification. La réalisation de ces droits permet à chacun de se nourrir des œuvres et activités culturelles comme de la première richesse sociale ; ils constituent la matière de la communication, avec autrui, avec soi-même, par les œuvres. »5 Leur exigence éthique intrinsèque, plus que juridique, serait alors que tous tendent vers une meilleure prise en compte des droits culturels de chacun·e et de toute·s à la fois, pour faire mieux société mais aussi comme condition d’une existence plus digne.6
Ces quelques paragraphes expliquent – je l’espère du moins – pourquoi les définitions des droits culturels peuvent être multiples et aussi polymorphes qu’elles sont habitées par des personnes différentes qui les mettent en tension selon leurs propres boussoles de valeurs. Pour ma part, j’ai choisi de travailler sur les pendants plus philosophiques que juridiques, tout en m’appuyant néanmoins sur des textes juridiques forts, en espérant qu’une confrontation plus pratique éclaire davantage a posteriori ce que sont et recouvrent les droits culturels.
Des droits qui habitent déjà certaines de nos pratiques
Dans le cadre de mon mémoire, j’ai étudié différentes situations de personnes travaillant dans des conservatoires et ayant eu un rapport privilégié avec les droits culturels : dans certains établissements, le lien s’appuyait sur un ancrage revendiqué dans les droits culturels, afin d’amplifier des réflexions prééxistantes ou d’en apporter de nouvelles ; dans d’autres établissements, le lien a été réalisé dans un second temps. Ainsi, à Lorient par exemple, Mathieu Sérot faisait le lien a posteriori entre les projets passionnants qu’il avait portés et les droits culturels, en les ramenant finalement plus volontiers à la notion d’éducation populaire. Pourtant, l’ensemble de son travail résonnait de manière forte avec les droits culturels, ce qui montre qu’il n’est pas nécessaire d’utiliser et d’avoir assimilé précisément ces notions ou vocables a priori pour en être pourtant un·e acteur·rice.
Il me semble que, d’une manière ou d’une autre, les droits culturels habitent déjà nos pratiques et nos considérations, mais leur étude contribue à vivifier nos pratiques et nos interrogations. Ils constituent en eux-mêmes une force, paradoxalement, du fait de leurs déséquilibres multiples, toujours à arbitrer collectivement et à rediscuter – à la fois du fait de la faible précision de leur définition, qui demande à être discutée constamment, et de la multiplicité de droits et de postures qui demande à être étudiée et discutée constamment afin qu’aucun droit et aucune personne ne soit mise de côté. Je suis d’avis qu’ils pourraient favoriser une polyphonie travaillée de pratiques, et une synergie de personnes pour permettre davantage de libertés effectives par un travail autour de l’accroissement des capacités de tou·te·s.
Si la réalité des pratiques semble parfois contredire certaines exigences posées par les droits culturels, nous pourrions tout autant, en renversant l’affirmation, revendiquer une exigence de modifications profondes du cadre social pour permettre à tou·te·s d’avoir le temps, l’espace et l’énergie de développer davantage de réflexions collectives, des processus de délibérations, d’expérimentations, de recherches, d’éducation et de pratiques culturelles, de participation à la vie culturelle, et in fine une meilleure prise en compte des droits de chacun·e à exprimer ce qui fait sens pour lui ou elle.
En quoi les droit culturels pourraient-ils être un cadre théorique intéressant pour penser/panser les conservatoires ? En m’appuyant sur l’analyse de Jean-Michel Lucas7, qui a élaboré toute une pensée autour d’un texte fort d’un comité de l’ONU autour de la culture8, j’ai choisi de traiter à présent des obligations de respect et de mise en œuvre des droits culturels en les mettant en relation avec les nombreux et riches entretiens que j’ai pu mener auprès de personnalités extrêmement diversifiées des conservatoires9. Voici quelques pistes de mes propres interprétations du texte, nourries par ces entretiens.
Liberté de créer
En premier lieu, le respect plein et entier du droit à la liberté de créer, d’expression, peut nous interroger sur les conditions de création et d’expression dans les conservatoires, en ayant une grande attention sur les personnes parfois tenues hors de ces champs artistiques, en mettant en place le plus possible les conditions de création artistique pour des projets divers : résidences d’artistes, prêts des locaux pour des répétitions de groupes extérieurs pendant les vacances scolaires lorsque cela est envisageable et conciliable, stages de prise de son ouverts à l’extérieur, etc. Les conservatoires sont riches de personnes qui y circulent sans pour autant être invitées à contribuer à ce pan artistique : je pense par exemple aux personnes chargées de l’entretien, du personnel administratif ou de la sécurité, aux parents d’élèves, etc.
Afin de favoriser la liberté des échanges et de la transmission, nous pouvons par exemple créer davantage de situations de dialogues sur nos pratiques, en allant vers des enseignements plus croisés des notions de rythmes, de phrasés, etc., ou encore en encourageant les recherches communes entre les élèves, entre les professeur·es à bien des échelles, mais aussi en suscitant davantage de transmission dans ou entre les familles par du collectage des pratiques culturelles ou des répertoire.
Liberté de choisir son identité culturelle et de prendre part aux décisions
Afin de respecter davantage la liberté de choisir son identité culturelle telle qu’envisagée par les droits culturels, il s’agit de veiller à ne pas essentialiser les professeur·es comme les élèves, c’est-à-dire n’assigner personne à une identité culturelle figée prédéfinie et ce notamment en veillant à diversifier les parcours et les formations, en créant et suscitant les rencontres culturelles au sein d’un cursus, d’un département, d’une ville, et en permettant les évolutions d’identification. En ce sens, l’obligation de fournir des objets culturels divers résonne avec des questionnements sur les conservatoires déjà formulés depuis assez longtemps : il s’agit par exemple d’élargir les répertoires transmis, ou les manières de les enseigner, mais aussi tisser plus de liens avec d’autres acteurs d’enseignement artistique ou non, ou d’artistes sur le territoire, en gardant cependant l’exigence que cette transversalité ait et permette un réel sens pour toutes les personnes impliquées.
Concernant le droit d’accéder au patrimoine et droit de recevoir un enseignement culturel, le regard des droits culturels me semble consister à partir de ce qui fait sens pour les personnes plutôt que des objets d’art ou de savoir, en considérant ces derniers comme des façons d’éveiller chez toutes et tous une richesse nouvelle d’interprétations, d’émotions et ainsi de nourrir la vitalité des questionnements artistiques. Cela pourrait aussi passer par des interrogations sur la part de liberté accordée réellement dans la réception et la construction de nos enseignements.
Enfin, la question épineuse du respect de la liberté de prendre part aux décisions se heurte souvent à beaucoup de situations existantes me semble-t-il. Dans mes pratiques et recherches ainsi que dans les entretiens menés, peu d’espaces semblaient exister dans les conservatoires pour favoriser les discussions et prendre de réelles décisions ensemble. De plus, quand le processus de co-désision était enclenché de manière très parcellaire et descendante par des directions, sans réflexion commune sur ce qui devrait être mis en place pour que toutes et tous s’y retrouvent, les équipes professorales n’étaient souvent pas volontaires, et pour cause. Il s’agirait de trouver, créer ou du moins favoriser autant que faire se peut des espaces où les différentes personnes impliquées puissent réellement prendre part à ces décisions.
Les conservatoires pourront promouvoir des projets culturels plus respectueux des droits culturels en interrogeant les projets existants avec les outils que nous proposent les droits culturels10, et en essayant d’équilibrer les droits des personnes dans et entre les projets, et entre les personnes.
L’accessibilité
La question de l’accessibilité est un chantier qui me semble vraiment vaste et passionnant. Réfléchissons à l’accès aux établissements pour toutes les personnes, en termes de possibilités concrètes. Souvent présentée sous la forme d’accès de personnes en situation de handicap ou d’extrême pauvreté, les droits culturels nous encouragent certes à travailler sérieusement sur ces points, mais en respectant toute·s les acteur·rices et en considérant ce qu’elles ont à nous apporter aussi dans les pratiques existantes. L’accessibilité réelle oblige également à interroger les lieux d’enseignements (souvent en centre-ville), les rythmes des enseignements (qui permettent parfois difficilement aux enfants de venir plusieurs fois par semaines quand les familles ne peuvent pas avoir de garde d’enfants), les efforts de médiation lorsqu’ils sont seulement descendants, etc. Il s’agit d’un champ de réflexion qui gagnerait à être réellement approfondi et rediscuté, car les applications en partant des droits culturels sont multiples.
Ces quelques questionnements et propositions de pistes sont pour le moins embryonnaires : chaque droit évoqué mériterait un ample développement et un travail collectif pour lui donner de l’épaisseur en alliant approfondissement théorique et vivacité des situations des personnes en présence. De plus, d’autres supports pourraient être utilisés pour étayer les réflexions : la déclaration de Fribourg, les outils Paideïa : les ressources proposées par le corpus des droits culturels pour réfléchir et débattre sont nombreuses et considérables ! Pour autant, aussi embryonnaires soient ces questionnements, il me semblait important d’essayer de donner une première matière à ces concepts très théoriques et abstraits, qui soit aussi ancrée dans des entretiens avec des personnes issues des conservatoires.
A l’instar de la démocratie, la diversité prônée par les droits culturels se retrouve pourtant dans les droits culturels eux-mêmes, et interroge : seront-ils dissous par l’étirement de leurs usages et de leurs compréhensions, ou seront-ils suffisamment habités pour garder une certaine potentialité, consubstantiellement subversive et constructive ? Deviendront-ils une série de nouveaux éléments de langage, de cases à cocher standardisées en s’inscrivant en réalité? dans une lignée existante, ou une formidable source d’enrichissements et de déplacements de nos cadres conceptuels ? A de nombreuses reprises dans mon travail, les droits culturels sont venus heurter de plein fouet la réalité sociale inégalitaire, extrêmement hiérarchisée, dont la non-viabilité est déjà un affront aux droits humains. Seront-ils une force supplémentaire pour contester cette réalité et contribuer à la changer ? Permettront-ils de réaffirmer et de construire le postulat de l’égalité des intelligences, et des capacités des personnes à donner du sens au monde ? Dans une société démocratique, aborder ces questions n’est pas un luxe, mais une nécessité. Le corpus immense des textes et pensées des droits culturels peut être lui-même considéré comme ressources, c’est-à-dire, pour reprendre les mots de Sylvie Pébrier11 dans l’entretien qu’elle m’a accordé, comme « un appel au vivant, à faire vivre cette ressource, à la subjectivité. » La force des droits culturels dépend donc de ce que chacun·e en fera dans ses pratiques, dans ses réflexions, et de la façon dont ils pourront être (res)sources de questionnements et de vitalité.
Sarah van der Vlist
Flûtiste
1 Le PIDCPP (Pacte International Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques) et le PIDESC (Pacte International relatif aux Droits Économiques Sociaux et Culturels). Ce dernier est bien plus riche en termes de droits culturels, intégrant la participation à la vie culturelle, les droits d’auteur, etc.
2 Loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République d’août 2015.
3 Loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine de juillet 2016.
4Il y a là un véritable enjeu politique et juridique important : tout en protégeant un noyau intrinsèque de ces droits, il s’agit par une forme d’indéfinition de conserver une possibilité importante de débat, de réinterprétation du contenu de ces droits, de la culture elle-même, afin de les ajuster en permanence à des sociétés changeantes sans étriquer les possibles par une trop grande rigidité nécessairement issue d’une vision passée ou qui le deviendra bientôt.
5Meyer-Bisch Patrice, « Les droits culturels. Enfin sur le devant de la scène ? », L’Observatoire 33 (1), Grenoble, 2008, pp. 9 13.
6Les droits culturels s’appuient aussi sur un large pan philosophique, notamment les philosophes du développement de « la capacitation » (Amartya Sen), et la pensée de la créolisation d’Édouard Glissant, mais aussi sur l’éducation populaire.
7Lucas, Les droits culturels, op. cit., 2017, pp. 33 60.
8Comité des droits économiques, sociaux et culturels – Observation générale No.21
9Par souci de concision, ils ne seront malheureusement ici que peu cités alors qu’ils ont énormément porté mes recherches et réflexions
10Voir à ce sujet le travail de Paideïa, une recherche-action qui a réuni depuis 2012 de nombreux acteurs (départements comme structures internationales) afin de développer des outils d’évaluation et d’analyse intéressants autour des droits culturels.
11Inspectrice au ministère de la culture, et professeure au CNSMD de Paris