Depuis septembre 2016, le premier cycle de la classe de piano du conservatoire de Saint-Denis rassemble cours d’instrument, cours de formation musicale et cours de pratique collective en un unique dispositif : le cours global. Les éditions Aedam Musicae ont publié La Classe unique, une chronique de ce cours que les quatre professeurs complètent ici cinq années plus tard, quand une nouvelle étape semble être franchie, notamment en terme de diversité des styles et de pensée de ce premier cycle comme une possible formation de base.
Brièvement, présentons le dispositif de notre premier cycle : quatre groupes de 7 élèves ; chaque groupe a deux séances par semaine ; chaque séance dure 1h15, mêlant piano, solfège, chant, culture, pratique collective ; enfin, l’une des deux séances hebdomadaires est encadrée par 2 professeurs, ce qui permet de scinder le groupe en deux, par exemple pour le travail du répertoire solo pendant 45 minutes dans deux salles.
Nicolas Fabre, professeur de piano-jazz et FM jazz a rejoint notre dispositif en septembre 2019, ce qui a constitué un nouveau pas franchi dans la globalité de notre premier cycle, en ce qui concerne la diversité stylistique et la complémentarité écriture-oralité.
Précisons d’emblée que les quatre groupes, quels que soient les deux professeurs qui les accompagnent, ont un programme commun chaque semaine, préparé lors de la concertation hebdomadaire de nous quatre professeurs.
Rencontre des pratiques et des esthétiques
Dès le départ, cette classe unique réunissait musiques classique et contemporaine, interprétation et création, incluant l’improvisation libre avec modes de jeu exploratoires (clusters, jeu dans les cordes). Depuis 2019, les élèves jouent également des musiques sur grille, comme par exemple le boogie sur touches noires (présenté dans le Journal de la biennale de février 2021), ou une anatole en do majeur. Un tel travail introduit l’esthétique du blues et du jazz, mais de façon plus large du rock et de la pop : les élèves apprennent à lire une grille, entendent et endossent à tour de rôle les trois fonctions de base – basse, accompagnement/harmonie, mélodie. Dans le même temps, c’est bien à une rencontre des pratiques que se frottent élèves et professeurs, travaillant réalisation de grille, arrangement et improvisation.
Au-delà de ce seul exercice, c’est l’ensemble de l’apprentissage qui s’ouvre à une diversité de pratiques et esthétiques, les élèves proposant à leur tour des envies d’arrangements ou de reprises, de musiques de film et de titres de pop, sur lesquels le travail du piano se retrouve accru par la motivation que procure la prise d’initiative.
D’un point de vue pédagogique aussi cette rencontre fait sens : des notions aussi transversales et importantes pour tout pianiste que harmonie, accords, tonique/dominante, gammes, hiérarchie de rôles et plans sonores, carrures, se retrouvent abordées sous plusieurs angles et dans une diversité de contextes, favorisant leur compréhension et l’intégration sur le long terme.
Finalement, la relation à l’instrument s’en trouve questionnée. Qu’est-ce que le piano ? Un instrument de musique classique, mais aussi de musiques populaires, tout aussi bien qu’un outil de compréhension de la musique tonale au sens large du terme, et un laboratoire de recherches, pour toute musique et pour la pédagogie d’aujourd’hui !
Débordement de l’écriture
Nous en parlions déjà dans notre chronique La classe unique, le travail de l’oreille nous questionne depuis le départ. Cette fameuse magie du musicien : pouvoir jouer une musique qu’il vient d’entendre, ou, à tout le moins, pouvoir jouer avec d’autres musiciens peut-être sans même se connaître. A ce sujet, un nouvel exercice a été expérimenté cette année, à partir du thème et variations de Mozart, Ah vous dirais-je maman.
Description : les professeurs avons enregistré en boucle chacune des deux phrases de la mélodie. Lors de la première séance, les élèves cherchent à jouer ensemble, en même temps que la mélodie (enregistrée sur un son de clavecin, ce qui aide à la distinguer facilement de l’ensemble des pianos) ; le but ici n’est pas tant de trouver les notes de la mélodie que d’aboutir, au fur et à mesure, à une création collective qui plaise au groupe. Puis les élèves repartent à la maison avec l’enregistrement clavecin, avec le but de savoir jouer la mélodie. Lors de la deuxième séance, chacun cherche une main gauche, indépendamment de la version de Mozart, puis nous introduisons les notions de tonique et dominante, dont le rôle sera justement confié à la main gauche ; le but ici encore est de réaliser un morceau collectif, avant que ceux qui le souhaitent cherchent les notes de Mozart à la maison. Cet exercice, qui s’appuie sur un travail individuel et collectif, et réunit arrangement, improvisation et repiquage (restitution d’une mélodie au piano) a esquissé de belles perspectives dans le travail de l’oreille au sens large du terme, travail de l’écoute et du musicien en tant que tel.
Ce débordement de l’écriture résonne directement avec les envies et expériences des élèves qui, nombreux, apprennent des arrangements à partir de tutoriels glanés sur YouTube. De notre côté, il est fréquent de poursuivre le travail de ces morceaux dans le cadre du cours, précisant des doigtés, des articulations et des nuances, mais proposant également une adaptation plus facile ou plus jolie… C’est ainsi que tout au long du cycle nous parcourons cette ligne de crête entre oreille et écriture. Ce qui nous aide également dans l’accompagnement du travail à la maison, proposant régulièrement un enregistrement ou une vidéo du morceau travaillé et plus précisément du passage qui pose problème.
Mêler la lecture, l’analyse, la compréhension de l’écrit à la mémoire, l’écoute, l’affinement de l’oreille conduit notre pédagogie dans un échange entre élèves et professeurs, échange tout aussi ouvert qu’exigent. L’apprentissage est progressif, personnel, au rythme de chaque élève, basé sur les envies mais aussi les atouts de chacun, professeur comme élève, cherchant à comprendre les chemins d’acquisition, aussi nombreux que les élèves eux-mêmes.
Tout cela nous semble conduire à des pianistes sans complexes, et une telle démarche interagit avec l’ensemble de la classe (cycles 1 à 3, ateliers). Il n’est pas rare que les pianistes se retrouvent pour improviser ensemble, arranger des morceaux de leurs choix, débattre d’interprétations différentes, au sein de la classe mais sans les professeurs !
Des apprentis musiciens
Dernier point que nous souhaitons aborder dans cet addendum : la pensée du premier cycle comme une formation de base. Ce qui est décrit plus haut nous a amenés à considérer la classe de piano plus largement comme lieu de formation du musicien, comme atelier d’apprentis musiciens. Ainsi donc l’élève qui souhaite arrêter de suivre des cours au conservatoire à l’issue du premier cycle doit avoir les moyens de son autonomie. Pour le dire autrement, à l’issue du premier cycle, un élève doit pouvoir vivre son désir de musique, sans nous. Un désir de musique quel que soit le style et la pratique, du baroque à la pop, de l’interprétation à l’arrangement, seul ou en collectif.
Nous cherchons donc une pédagogie la plus ouverte possible, à la fois pensée comme une large introduction à la musique et à l’écoute des désirs de chacun, variables suivant la période, l’âge, la mode. Et un tel objectif implique le travail d’outils développant une autonomie personnelle et collective, et ce le plus tôt possible.
Par exemple, chaque élève note ses devoirs, se fixe ses objectifs pour le cours suivant, apprend à demander de l’aide pour une difficulté précise ; dans un groupe on s’écoute, on se donne des conseils, on s’aide à travailler.
Au fur et à mesure du cycle, chacun découvre différentes esthétiques, différentes pratiques, différentes façons de jouer ; par lui-même, par le professeur, par un copain et par le groupe. Chacun découvre son piano, son rapport à l’instrument, sa musique ; chacun se découvre musicien.
Des choix s’affinent dans les relations aux autres, affirmation progressive d’une identité personnelle dans un collectif. L’élève affirme progressivement ses choix, jusqu’à prendre en main son orientation personnelle : continuer en deuxième cycle de piano, s’orienter vers un deuxième cycle de piano-jazz, souhaiter une réorientation vers une autre pratique ou encore quitter le conservatoire, fort de cet apprentissage des bases de la musique que constitue le premier cycle dans la classe unique. Un document de préparation de fin de cycle formalise de tels voeux d’orientation, rédigés en concertation entre élève, famille et professeurs.
Tout au long du cycle, il apparaît que l’implication des familles joue un rôle déterminant. Les parents accompagnent l’enfant, mais ils accompagnent aussi les professeurs et la classe dans son ensemble, dans une volonté de compréhension du monde de la musique et son apprentissage, d’échanges autour de la pédagogie et concertations au sujet de l’enfant. Modèles de persévérance, les parents, lorsqu’ils sont régulièrement rencontrés au long du parcours de l’apprenti musicien, sont une ressource inestimable dans notre pédagogie. Rendez-vous ponctuels, échanges à la fin des cours et cafés des parents jalonnent ce premier cycle depuis les premiers jours du pianiste dans son parcours.
Fabien Cailleteau, Nicolas Fabre, Raluca Moulinier, Céline Roulleau
Professeurs au conservatoire de Saint-Denis