Nicolas Fournier, musicien accompagnant, professeur de FM et pratiques collectives à l’école de musique du Sud Est Manceau, nous propose cette réflexion sur le groupe et son accompagnement pédagogique. Un regard depuis les musiques amplifiées, à même d’offrir des résonances avec le piano collectif.
L’enseignement artistique public, et la sphère de courants culturels variés qu’on rassemble commodément sous le terme de « musiques actuelles », ont longtemps évolué d’une manière tout à fait indépendante, l’un s’appliquant à maintenir les fondamentaux d’une pédagogie axée sur une formation individuelle et normative de l’instrumentiste, l’autre développant une logique axée prioritairement sur une production artistique le plus souvent collective.
Il existe encore aujourd’hui un faisceau de nuances, de différences, voire d’oppositions parfois frontales, entre les modalités de la pratique musicale se déroulant au sein de l’enseignement public, ou se réclamant de cette culture, et celles en vigueur dans l’écosystème des musiques actuelles : revendications esthétiques, rapport aux techniques liées, définitions différentiées de l’autorité, du parcours du musicien… Autant de regards qui contribuent, chacun à leur manière, à construire la diversité et la richesse de la production musicale actuelle.
A l’heure où nombre de pédagogues de « l’institution » se tournent vers la pratique collective, s’en saisissant comme un outil potentiellement fondamental dans la construction des parcours d’élèves d’aujourd’hui et de demain, il me semble intéressant d’apporter un éclairage sur la manière dont le rapport individu / collectif se construit chez les musiciens se réclamant des musiques actuelles, notamment à travers une figure inusitée dans le champ des musiques savantes : le groupe de musique.
Car, dans le fond, qu’est-ce qu’un groupe de musique ? Pourquoi cette modalité particulière de production musicale s’est-elle imposée comme une norme dans bien des esthétiques ? Que peut-elle nous apprendre sur le lien entre individu et collectif, ou sur son rapport à la création ? Et comment cette modalité de pratique peut-elle être réinvestie au sein des écoles de musique ?
Le groupe : histoire récente d’un modèle
Si la figure du groupe apparaît très tôt dans l’histoire des musiques actuelles, sa naissance ne coïncide pas tout à fait avec la genèse des premières musiques amplifiées aux États-Unis : des artistes fondateurs comme Chuck Berry, Elvis Presley et autres Bill Haley évoluent en leur nom propre, accompagnés de musiciens restés le plus souvent en second plan. C’est au contraire pendant les années 60 et la British Invasion que le groupe de musique semble trouver ses racines, à travers les figures des Rolling Stones, des Kinks, ou bien plus encore chez les Beatles, qui deviendront une figure archétypale, à bien des égards indépassable.
Au delà des considérations musicales, le succès des Beatles est aussi gagné par l’image. Ce sont les premiers à non seulement adopter une identité visuelle commune, mais également à donner l’image d’une co-direction artistique et humaine : en témoignent leurs pochettes d’albums, faisant apparaître le groupe comme une entité à quatre têtes, peu ou prou inséparables. Pour autant, l’individu garde une place au sein de cette image de groupe et apporte même une plus-value à l’ensemble, par le biais d’un storytelling donnant à voir, à imaginer le quotidien du collectif et les interactions entre ses membres.
Plus tardifs, des groupes comme Queen ou Kiss abonderont également dans la construction d’un imaginaire lié au groupe de musique, qui devient et reste encore aujourd’hui un standard dans toutes les esthétiques liées au rock ou à la pop.
Une rapide photographie de la scène amateur comme professionnelle en témoigne : fonder ou rejoindre un groupe de musique est aujourd’hui le premier outil de structuration de la pratique des musiques amplifiées. Cette disposition peut pourtant sembler paradoxale si elle est mise en relation avec l’indépendance affirmée par beaucoup de ces mêmes musiciens, qui s’exprime notamment par une grande part d’auto-formation, un soin apporté à l’expression individuelle et par un certain esprit DIY. En d’autres termes : comment concilier une culture artistique centrée sur l’individu avec les contraintes d’une production presque toujours collective ?
Une pratique collective sous contrat social
C’est l’enjeu civique qui me semble le plus pertinent pour comprendre cette problématique : en agglomérant des individus au sein d’un groupe de musique, c’est un projet de société qui se fonde, basé sur l’adhésion à un idéal commun (ici esthétique), et sur la libre coopération de ses membres. Cette société, qui peut connaître ses propres règles hiérarchiques (comme l’émergence d’un leader), reste le produit de ce que ses membres y apportent : le groupe est par conséquent le produit de l’expression individuelle, de la créativité de chacun, tout en étant le premier jalon de la transformation de cette créativité vers une nouvelle forme de normativité, dans la naissance du son, du nom et de l’image du groupe.
Le groupe de musique n’est pas un orchestre, dans la mesure où il est avant tout le produit d’une synthèse complexe des jeux d’influences, de pouvoir, de l’imaginaire individuel et des aspirations fondamentales de chacun de ses membres. À ce titre, l’intervention pédagogique se doit de repenser radicalement son approche : c’est ce que développe la notion d’accompagnement artistique, pensée et mise en œuvre notamment par des acteurs associatifs historiques.
Pour autant, et si on ne peut pas décréter qu’un groupe d’élèves peut ou doit transformer une pratique « d’atelier » en une pratique de « groupe de musique », il reste possible de ne pas fermer la porte à cette éventualité : par la compréhension, l’association et l’intégration des aspirations individuelles de chacun, par la volonté de co-construire les contenus des séances ou les méthodologies employées, voire pourquoi pas en quittant la salle de répétition pour un temps donné, le pédagogue laisse autant d’opportunités à ce que puissent s’exprimer d’abord les affirmations individuelles puis leur coopération constructive : une étape essentielle à la prise d’autonomie puis à l’émancipation de tout musicien éclairé. Voire de tout citoyen ?
À contre-pied d’une culture musicienne se construisant autour de la notion d’excellence individuelle, le groupe de musique nous invite à appréhender toute la pertinence d’une logique de coopération appliquée à la création musicale. Un succès résumé par cet adage : « seul on va plus vite, mais à plusieurs on va plus loin ».
Nicolas Fournier
Musicien (SolOrkestar, Barons Freaks),
professeur de FM et pratiques collectives
à l’école de musique du Sud Est Manceau (72)
nicolas.fournier@groolot.net