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Du collectif au commun : la médiation de la musique contemporaine

Simon Bernard, de la Maison de la Musique Contemporaine, nous livre une réflexion sur la médiation et ses liens avec le collectif. Un collectif rassemblant l’ensemble des acteurs de la musique contemporaine, des artistes au public, en passant par le médiateur. Un collectif comme véritable outil de médiation.

La musique contemporaine constitue un répertoire exigeant, aux contours mal définis et bardé de préjugés tenaces qui pose évidemment des questions en termes de réception pour le public, y compris pour les mélomanes et les musiciens. De fait, la pertinence de la médiation à propos d’œuvres jugées comme définitivement abstraites voire absconses est d’ailleurs souvent posée par les musiciens eux-mêmes. Pour beaucoup, seule une connaissance fine de la musicologie et une solide culture musicale sauraient donner une juste appréciation des techniques et des formes mises en jeu par les compositeurs et leurs interprètes. « En jeu » ? Il faut en effet revenir au plaisir premier de la pratique musicale pour trouver des portes d’entrée permettant de saisir à la fois l’originalité, la virtuosité mais aussi la richesse que la musique contemporaine, du répertoire des avant-gardes aux plus récentes créations, peut procurer à chacun dans sa sensibilité et, collectivement, à la société dans le partage et la participation à l’œuvre musicale.

Le concert

Créer, c’est inventer, et inventer, c’est jouer. Avec les règles, les codes, les formes. Parallèlement aux démarches conceptuelles et mathématiques de certains compositeurs, des approches plus ludiques voire franchement fantaisistes ont permis d’ouvrir des espaces de création impliquant fortement le public dans la réception des œuvres, et ce dès les années 1950. Face à des œuvres apparaissant simplistes et régressives, le public d’alors, figé dans la posture très passive et codifiée de la musique classique, déférent à l’égard du génie musicien et silencieux dans ses appréciations, manifestant son enthousiasme de façon mesurée sur des temps bien définis, ne pouvait qu’être déstabilisé par ces approches joyeuses, humoristiques, iconoclastes et provocatrices. Comment réagir ? Encore aujourd’hui, le rire nerveux reste une réaction récurrente dans les concerts de musique expérimentale. C’est le signe aussi d’une volonté des artistes – des compositeurs, des interprètes, comme des metteurs en scène, des scénographes, etc. – de (re)créer un lien avec le public à travers une participation active à l’œuvre musicale, qui passe d’abord par la remise en question de ses habitudes d’écoute et, par conséquent, de sa passivité de spectateur.

En musique contemporaine, le collectif se tisse donc d’abord par l’implication du public, de chaque auditeur, spectateur, écoutant, dans un processus de dés-habituation de sa posture d’écoute passive pour (re)devenir un acteur essentiel du concert, dans un mouvement d’aller-retour entre la scène et la salle, entre les interprètes et lui-même. On peut éprouver ce phénomène d’implication dans n’importe quel concert de musique contemporaine, quelle qu’en soit l’esthétique : l’exigence de la partition et son développement permanent jouant avec le connu et l’inédit, l’engagement des interprètes, la précision de la direction, la concentration et la virtuosité du jeu, la technicité du dispositif sonore et le soin apporté à chaque détail du programme comme du concert restituent à la musique sa dimension de rituel collectif, sa tension dynamique et sa vitalité d’être nouveau. De fait, la création musicale (ré)incarne la musique en rappelant qu’elle est partie intégrante du spectacle vivant. Ce faisant elle ne peut qu’investir le public à tous les niveaux en le responsabilisant dans sa posture d’écoute. Le solliciter dans son écoute voire, le cas échéant, dans sa participation à l’expérience du concert : tel est, à un premier degré, la force du répertoire contemporain et de la création musicale dans toute sa diversité. Remettre de l’humain dans la musique quand elle est de plus en plus désincarnée, massivement consommée sous une forme virtuelle et numérique. Le premier outil de médiation du répertoire contemporain est donc le concert et celles et ceux qui le font vivre, et à travers le concert des programmes présentant au public des œuvres musicales exigeantes, engageantes, interactives, participatives et immersives.

Le compositeur, l’interprète et le médiateur

Cela, évidemment, ne suffit pas à accrocher toutes les oreilles, même les plus ouvertes et les plus aguerries aux sonorités inhabituelles. Aussi une deuxième intervention, humaine cette fois-ci, est-elle nécessaire pour établir un lien avec le public : la mobilisation active de tous les acteurs de la création.

Les compositeurs, d’abord, qui doivent accepter de sortir de leur atelier pour aller à la rencontre de celles et ceux à qui leur musique est destinée, non pas pour expliquer leur travail, ce qu’ils ne font pas toujours avec les mots justes ni la posture la plus adéquate, mais simplement pour montrer qu’eux, compositeurs de musique contemporaine, existent, sont vivants et sont traversés par les vibrations d’un monde complexe qui est aussi celui de leur public, évoluant dans la même société que lui, y étant sensible et y offrant une caisse de résonance à travers leur musique.

La rencontre du compositeur et du public crée un premier lien, et fait en sorte que ces univers différents se comprennent, se regardent et s’écoutent. Afin que les compositeurs ne se perçoivent plus comme un épicentre égotiste mais qu’ils se situent parmi leurs contemporains et, qu’ainsi reconnus, ils prennent la place de défricheurs de possible qui leur revient.

Aux côtés des compositeurs, les interprètes, davantage sollicités par la médiation, que cela soit pour des bords de scène ou des actions culturelles, pour présenter leurs instruments, parler de leur métier et de leur vie… Ces ambassadeurs de la création sont essentiels car ils incarnent la musique qu’ils jouent à travers leur accessibilité, leur simplicité et leur façon de se mettre au service de l’œuvre. Ils créent une proximité avec la réalité de la musique contemporaine, microcosme parfois clos sur lui-même. Les échanges parfois décomplexés avec les publics prennent des airs de rencontres du troisième type : pourquoi jouent-ils ce répertoire ? Pourquoi le défendent-ils ? L’aiment-ils vraiment ? On rit souvent plus qu’on se comprend ; c’est déjà une façon de partager avec l’autre.

Enfin, maillon indispensable de ce lien, intégré aux équipes qui portent et défendent les projets musicaux des artistes, le médiateur, quel que soit son poste réel dans ou hors des structures artistiques. Mélomane passionné, musicien dévoué ou musicologue engagé : ils ont tous un rôle à jouer dans la transmission, non pas du répertoire, mais de ce qu’il exprime comme idéal commun. Le médiateur, plus que les artistes, est celui qui va au-devant des publics où qu’ils soient, quels qu’ils soient, il fait le lien entre les équipes administratives, les équipes artistiques et les équipes techniques, les lieux, les partenaires et les financeurs. Il connaît les enfants et leurs parents, les seniors en EHPAD et leurs proches, les patients hospitalisés et leurs soignants, les détenus et leurs gardiens, les jeunes migrants et les bénévoles qui les accompagnent. Il incarne la structure (ensemble ou orchestre, centre de création, lieu de diffusion) et donne du sens aux notes d’intention conceptuelles comme aux références pointues ; il met des mots simples sur des sons complexes et surtout nourrit la relation entre la culture des publics qu’il rencontre, celle des artistes qu’il côtoie et les œuvres qu’il découvre aussi quand il s’agit de créations. Il réunit des publics qu’on a tendance à isoler les uns des autres, tous ces mondes cloisonnés qui se croisent, se rencontrent et se touchent dans cet idéal qu’est le concert, réunis dans une diversité d’écoute préparée, accompagnée, sensibilisée à des esthétiques souvent très éloignées de leurs cultures musicales ou simplement de leurs habitudes. L’enjeu collectif se joue là, dans ce moment du concert, dans ce temps musical, imaginé et pensé, vécu et partagé.

Le jeu, la participation, le partage

Concrètement, comment agit-on ? La prise en considération récente dans le milieu musical des droits culturels, droits humains fondamentaux inscrits dans la loi française et plaçant le respect des cultures de chacun dans la construction d’un commun, notamment à travers la coopération, replace dans une perspective plus large les actions culturelles comme les projets participatifs menés depuis maintenant plus de vingt ans par les structures artistiques dédiées à la création musicale.

Au cœur de toutes les démarches, la même volonté de replacer l’écoute comme principe de réception musicale, mais une écoute active, quel que soit le public concerné. Réapprendre à écouter, vraiment, sans faire autre chose à côté, et comprendre le mécanisme de l’écoute comme processus physiologique et psychologique. On le constate particulièrement dans les rencontres avec les publics les plus fragiles, lors d’ateliers auprès de patients en service psychiatrique, de personnes incarcérées ou en situation de handicap, pour lesquels le sonore est devenu une source d’agression, de privation, de danger. Pratiqués collectivement avec un musicien professionnel, sous forme de soundpainting ou de jeux vocaux, de techniques respiratoires ou de percussions corporelles, ces ateliers permettent de se réapproprier son écoute et à travers elle, un rapport apaisé aux sons du monde.

Ces pratiques simples, qui demandent de la part des artistes et des médiateurs beaucoup d’écoute, de patience, de temps et de compréhension vis-à-vis des personnes auxquelles ils s’adressent, sont également courantes dans des cadres scolaires, autre environnement où le son est devenu une forme de violence imposée. Les enfants, tout petits comme plus grands, s’y prêtent d’autant plus volontiers que les ateliers de soundpainting offrent à la fois de vraies respirations dans leur enseignement, mobilisent l’expression corporelle, sollicitent une attention particulière et exigent une certaine discipline. Les effets sur la concentration et les résultats scolaires ont été soulignés dans de nombreuses études. Les jeunes et les adultes qui participent à des ateliers de pratique musicale en groupe se retrouvent investis de capacités qu’ils ignoraient et de la possibilité de partager, ensemble, une création improvisée et/ou dirigée. Comme dans les sports et les jeux collectifs, ces ateliers contribuent à réunir et à associer les participants dans une expérience sensible et collective, déconnectée de tout esprit de compétition, loin des jugements de valeur sur les compétences des uns et des autres. La finalité de cette pratique repose sur le partage complémentaire des capacités de chacun en vue de réaliser un objectif commun – spectacle ou concert – lui-même destiné à être partagé avec le public.

Il s’agit, à travers ces expériences de pratique musicale, de prendre conscience de l’importance du monde sonore dans une maîtrise active et partagée de son écoute en ce qu’elle a de plus personnel et de plus intime.

Créer, participer, s’engager

Au niveau supérieur des actions culturelles, nous trouvons la pratique dite participative, qui inclut dans le processus de création d’une nouvelle œuvre, commandée à un compositeur, la participation active du public ciblé. Plusieurs dispositifs existent, accessibles aux équipes artistiques et proposant des financements dédiés à la mise en place de tels projets, souvent très ambitieux.

Le dispositif des Fabriques à Musique de la Sacem, d’abord destiné à la chanson puis élargi à tous les répertoires, en est un bon exemple. Adressé initialement à des élèves de collège – public pour lequel le dispositif est le plus adapté – il est désormais ouvert à tous les élèves de l’élémentaire au lycée. Le principe est simple : un compositeur intervient sur cinq séances de deux heures en classe pour composer, avec les élèves, une œuvre musicale que les élèves devront interpréter. Portés par des structures artistiques, cette restitution intègre également des musiciens professionnels et peut solliciter d’autres artistes, comme un auteur pour la rédaction de textes ou un metteur en scène, par exemple. Les ensembles dédiés à la création musicale recourent massivement à ce dispositif plutôt bien doté (le financement étant fléché uniquement pour le travail du compositeur), permettant de financer une création pédagogique mobilisant activement les élèves et sollicitant la présence du compositeur en classe. De quoi dépoussiérer l’image de ce dernier en le plaçant au cœur d’une action d’éducation artistique, au contact direct des jeunes qui l’accompagnent dans une démarche de co-construction de son œuvre.

D’autres dispositifs d’éducation artistique et culturelle, portés cette fois-ci par les Régions et à destination de lycées, reposent sur le même principe d’une collaboration étroite entre un compositeur, une structure de création musicale, des musiciens professionnels et des jeunes, qu’ils pratiquent ou non un instrument de musique. Les CLEA (Contras Locaux d’Éducation Artistique), portés par les DRAC (Direction Régionales des Affaires Culturelles, services déconcentrés de l’Etat), en sont une version étendue à tous les publics, le dispositif reposant sur un principe de résidence d’artiste sur un territoire, pour un projet de création incluant la participation des habitants.

Parallèlement aux dispositifs dédiés, les ensembles spécialisés et les Centres Nationaux de Création Musicale (CNCM) peuvent déployer des projets multi-partenariaux dans le cadre de projets vocaux, choraux, orchestraux ou pluridisciplinaires, associant des scolaires, des publics du champ social, des étudiants de conservatoire ou des ateliers de pratique amateurs. La participation des publics permet à la fois d’incarner la création dans un processus d’émancipation individuelle et d’émulation collective. Sont ainsi assurés dans un même processus la découverte d’un monde jusqu’à présent inconnu, le plaisir d’une expérience unique et partagée et, dans le meilleur des cas, espéré par les équipes artistiques, l’éveil d’un goût et l’intérêt pour de nouvelles esthétiques et formes musicales.

Outre les créations, incluant des commandes à des compositeurs et des temps de résidence ou de travail étalés sur une ou plusieurs années, les projets de création sonore, comme les paysages ou les cartes postales sonores, sont également un moyen simple, à l’aide d’initiation aux pratiques de l’enregistrement, du montage et du mixage, et d’outils désormais largement démocratisés, d’associer une diversité de publics dans une démarche inclusive et participative autour de réalités communes : la mémoire ou la représentation d’un territoire, d’un quartier, d’un parc, d’un immeuble, etc. La récolte de paroles et de sons s’effectue ainsi dans un esprit de partage et d’échanges entre les générations, les communautés, les genres, les professions, autour d’un projet collectif de construction d’une mémoire créative commune.

La particularité du répertoire contemporain d’incarner la création à travers la présence vivante du compositeur et des interprètes, dans un processus stimulant de rapport à un objet musical inédit, ne peut que profiter des expériences participatives associant professionnels et publics dans la construction d’un projet commun. Projet artistique, indéniablement, et projet social, idéalement. En ce sens, la médiation de la musique contemporaine endosse une responsabilité démocratique à l’égard de la société toute entière : créer, à partir d’expériences collectives, une culture partagée et co-construite – une culture commune.

Simon Bernard

Chef du pôle Médiation et développement des publics

Maison de la Musique Contemporaine

simon.bernard@musiquecontemporaine.org


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