FIFH : Le Diable n’existe pas, Mohammad Rasoulof

Le lien exécutif

Par Emilie Mistrot, élève de terminale 7 et membre de l’atelier critique du Festival international du film d’histoire de Pessac

Dans un Iran totalitaire et répressif, Mohammad Rasoulof met brillamment en scène quatre récits liés par l’extrême violence d’une loi toujours en vigueur dans le pays : la peine de mort.

C’est dans une dimension politique que Mohammad Rasoulof fait de son film un plaidoyer contre la peine de mort, nous entrainant dans la vie quotidienne de personnages sans cesse tourmentés. Les quatre récits indépendants s’imbriquent ainsi les uns les autres comme s’il s’agissait de courts-métrages, séparés par des écrans noirs. Le premier est particulièrement perturbant : la responsabilité individuelle et la liberté de conscience rongent les personnages, magnifiquement interprétés. Les interprétations d’Heshmat (Ehsan Mirhosseini), le père de famille hanté par son travail, de Pouya (Kaveh Ahangar), jeune homme conscrit réticent à tuer, de Javad (Mohammad Valizadegan), prisonnier d’un dilemme cornélien ou encore de Bharam (Mohammad Seddighimehr), prenant une décision cruciale pour sa fille, sont toutes d’une justesse et d’un réalisme impressionnants. Si certains personnages répondent alors avecobéissance au régime, d’autres affirment leur refus catégorique et se rebellent, chacun à leur manière.

Tourné en clandestinité, toute la puissance du film réside dans des scènes clés, parfois choquantes. La toute première scène nous induit d’ailleurs en erreur, montrant Heshmat aidé par un autre homme en train de porter un grand sac lourd dans le coffre de sa voiture. On pense alors à un meurtre avec Heshmat dans le rôle de l’assassin , possiblement sous les ordres du régime. Puis vient
le contrôle du véhicule. Un garde ouvre le coffre et lui demande ce dont il s’agit. Un simple sac de riz, la provision annuelle du père de famille. Bienvenue en Iran, un pays où l’on cache son
approvisionnement de riz comme on dissimulerait un cadavre. Bienvenue dans la dictature. Par ailleurs, la dernière scène de ce premier récit ébranle : la découverte du métier complétement
inhumain de Heshmat, appuyant sur un simple bouton qui met fin à toute une vie, plongeant la caméra et notre regard dans la pièce d’en face, où le dernier jugement des prisonniers est rendu. Heshmat, le jeune Pouya du deuxième récit et Javad, du troisième sont en réalité des bourreaux, forcés sous la pression du régime, sous peine de passer de l’autre côté de cette pièce. La scène dure, et nous force à regarder uniquement les pieds et les jambes tendues des prisonniers impuissants, pendus, pour lesquels nous savons que l’acte qu’ils subissent n’est pas justifié. Dans un contexte aussi oppressif, la magnifique esthétique de l’œuvre impressionne. La voie des hurlements et de la rébellion violente n’est pas la bonne, et Mohammad Rasoulof l’a compris. Il nous transporte alors
avec délicatesse vers le régime totalitaire, au travers de paysages splendides et d’une photographie attentionnée. Le réalisateur n’hésite pas à prendre son temps afin de capter tous les moments de la vie de ses personnages. Pour autant, au fil des scènes, une colère profonde se fait ressentir. La ferme volonté de la paix et de la libération de son pays. Pour cela, Rasoulof n’hésite pas à filmer le quotidien des hommes et des femmes vivant en Iran. Il s’amuse d’ailleurs à accompagner cette esthétique des plans par des musiques parfois entrainantes, comme « Bella Ciao », qu’il utilise à deux reprises afin de nous faire comprendre le lien qui unit le deuxième et le dernier récit, dans le cadre d’une insurrection du peuple, d’une rébellion, au cœur d’un soulèvement révolutionnaire. Pour autant, le réalisateur sait aussi poser un silence lorsqu’il le faut. Certains plans fixes nous plongent alors dans des sons naturels et un calme plat : Heshmat en voiture, très tôt le matin alors qu’il fait encore nuit, laissant le feu passer au vert plusieurs fois avant de démarrer, comme s’il prenait le temps de devenir quelqu’un d’autre, d’être absent, hors de lui-même, afin d’aller vers l’horreur quotidienne qu’il est forcé de réaliser ; Javad et la femme qu’il souhaite épouser, appuyés chacun sur le côté d’un arbre, le regard perdu vers la rivière, faisant face à une affreuse nouvelle, comme surveillés par l’uniforme du militaire disposé de façon humaine sur les branches d’un arbre à leur droite, tel un spectre de la terreur du régime qui les observe. La représentation des femmes est d’ailleurs une facette importante du film tout au long des quatre récits. En effet, si les personnages principaux semblent toujours être des hommes, ils sont tous accompagnés par des rôles féminins, les guidant à travers le régime despotique. Elles aussi voguent entre intégrité et révolte, avec force et fragilité, poussant parfois les hommes à l’acte de rébellion : Elle m’a dit « Tu peux le faire », titre du deuxième récit s’opposant aux ordres du régime : « C’est ton devoir. Tu n’as pas le choix ».

La portée philosophique du film rappelle alors le concept de la « banalité du mal » théorisé par Hannah Arendt. Lorsqu’elle est acceptée par les populations, elle leur permet de vivre aisément, mais sous peine d’une force mentale incorruptible (Heshmat). Elle apporte également le mensonge et la souffrance, et pousse à créer une opposition : « À quoi bon dire une vérité qui détruit la vie de l’autre ? ».

Mohammed Rasoulof blâme alors avec brio et poésie la situation alarmante de son pays, condamné par son régime à vivre dans l’oppression, la peur et la révolte. Film humaniste, poignant et lumineux, Le Diable n’existe pas s’inscrit ainsi parmi les nombreux chef-d’œuvre, cherchant à prouver toute la beauté que l’Iran peut nous offrir.

Le Diable n’existe pas

Allemagne, Iran, République Tchèque, 2021

Réalisateur : Mohammad Rasoulof
Acteurs : Ehsan Mirhosseini, Kaveh Ahangar, Alireza Zareparast, Salar Khamseh
Genre : Drame
Distributeur : Pyramide Distribution
Durée : 2h32mn
Titre original : Sheytan vojud nadarad
Date de sortie : 1er décembre 2021

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